Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Chapitre IV — L’ancien régime. — Les corporations.

Pourquoi les corporations se sont constituées dans toutes les industries et professions à l’exception de l’agriculture. — Comment elles sont nées. — Causes qui ont déterminé leur groupement. — La limitation naturelle des marchés. — Comment se posait sur ces marchés limités le problème de l’équilibre de la production et de la consommation. — Comment les producteurs s’associaient et se concertaient pour résoudre ce problème à leur avantage. — Le contrepoids de la coutume. — Institutions et pratiques qui protégeaient le travail contre le pouvoir inégal du capital sous le régime des corporations.


Comme l’esclavage et le servage, la corporation était une forme primitive de l’assurance. On ne la trouve point dans l’agriculture : celle-ci est exercée soit par des esclaves, dirigés par le propriétaire ou le fermier du domaine, ou par des serfs tantôt isolés tantôt réunis en communauté ; elle n’apparaît que dans l’industrie proprement dite, le commerce, les arts, et les professions libérales. Cette différence d’organisation de l’agriculture et des autres branches de travail avait sa source originaire dans la différence de nature et d’importance des besoins auxquels elles pourvoyaient. Les besoins alimentaires de la population d’un domaine, population composée du propriétaire et de sa famille, de ses serviteurs, de ses esclaves ou de ses serfs, exigeaient l’emploi continu du plus grand nombre des esclaves ou des serfs à la culture du sol et aux autres opérations agricoles. Les autres besoins, besoins de logement, de vêtement, d’armement, d’éducation, d’ornementation, ne comportaient, chacun, que l’emploi d’un petit nombre d’individus, mais ils nécessitaient des facultés et des connaissances spéciales. Quand les artisans ou les ouvriers appliqués aux industries qui les desservaient avaient pourvu à ces besoins naturellement plus limités de la population du domaine, ils devaient ou demeurer oisifs ou être employés à des travaux auxquels ils étaient moins propres et dont l’exercice leur faisait perdre une partie de leurs aptitudes et de leur habilité professionnelles. Qu’arriva-t-il alors ? C’est que le maître ou le seigneur reconnut qu’il tirerait plus de profit de leur travail en les autorisant à exercer d’une manière continue leur métier ou leur profession et à vendre l’excédent de leurs produits ou de leurs services. En échange de ce droit de travailler pour d’autres que lui et les siens, qu’il leur concédait, il leur imposa d’abord l’obligation de pourvoir eux-mêmes à leur subsistance et de lui payer une redevance ; ensuite, il trouva plus avantageux d’augmenter cette redevance que d’exiger d’eux des produits ou des services gratuits, sauf à se réserver un droit de préemption sur leurs ventes 1. La redevance et le droit de préemption finirent par être rachetés à l’amiable, et tandis que les ouvriers agricoles demeuraient soumis au régime de l’esclavage et du servage, les artisans et les ouvriers de l’industrie devenaient libres, ou, du moins, n’étaient plus attachés au domaine seigneurial que par les liens de la sujétion politique. Ils se rachetèrent même ou s’affranchirent violemment de cette sujétion, et constituèrent des communes dans lesquelles ils entreprirent, mais trop souvent sans succès, de se gouverner eux-mêmes, jusqu’à ce que le pouvoir royal qui les avait aidés à secouer la domination du seigneur les eût assujettis à la sienne.

Que les ouvriers des différents métiers et professions se soient rapprochés et aient formé de tous temps des agglomérations plus ou moins nombreuses, cela s’explique encore par la nature des industries auxquelles ils se livraient. Tandis que l’agriculture exigeait la dissémination de la population rurale ou ne comportait que le faible groupement des villages ou des hameaux, car le cultivateur ne pouvait s’établir loin de son champ, sous peine de subir une augmentation de frais, il en était autrement pour l’homme qui exerçait un métier, un art, un commerce ou une profession libérale ; pour toutes ces branches de travail, la concentration était une nécessité économique, comme la dissémination pour l’industrie agricole. Les entreprises de même nature, soit qu’il s’agît de métiers, d’arts, de commerce, etc., trouvèrent, en se groupant, une économie de frais sur l’apport de leurs matériaux et de leurs autres agents et instruments de production, en même temps qu’elles offraient à leur clientèle des facilités d’approvisionnement qu’elles n’auraient pu lui procurer en se disséminant ; enfin à l’économie des frais et aux convenances de la clientèle se joignait — et ce motif n’était pas le moins déterminant — un accroissement de sécurité. La population adonnée aux branches de travail autres que l’agriculture se concentrait donc naturellement, sous l’influence de ces mobiles économiques ; elle formait un bourg ou une ville, et les mêmes mobiles déterminaient la localisation de chaque métier, commerce ou profession, dans un quartier ou une rue.

Cependant le marché dont cette population pouvait disposer était naturellement borné. La clientèle de chaque métier ou profession ne s’étendait que par exception au delà du bourg ou de la ville, des manoirs, des villages et des hameaux avoisinants. L’insuffisance et la cherté des moyens de communication, le défaut de sécurité, limitaient les marchés, et, plus tard, à mesure que ces obstacles naturels disparaissaient, des obstacles artificiels étaient élevés, en vue de protéger les industries locales contre la concurrence du dehors. Dans ces marchés limités, le problème de l’équilibre de la production et de la consommation et du règlement équitable des prix ne tarda pas à se poser. Ce problème fut résolu, autant du moins qu’il pouvait l’être en l’état des choses, par l’établissement des corporations et de la coutume.

Quoique l’histoire ne nous fournisse que des renseignements vagues et incertains sur l’origine des corporations, nous pouvons conjecturer, en nous fondant sur l’opération naturelle des lois économiques et sur ses effets, que les entrepreneurs de production, qu’il s’agît d’un métier, d’un commerce ou d’une profession, commencèrent par s’entendre pour limiter l’offre de leurs produits ou de leurs services, de manière à empêcher la chute des prix au-dessous des frais de production, et à les élever même, autant que possible, au-dessus. Or, ils ne pouvaient atteindre ce but qu’en constituant une association permanente, une corporation investie des pouvoirs nécessaires pour prendre toutes les mesures conformes à l’intérêt commun ou réputées telles. Ces mesures consistaient, en premier lieu, à empêcher la concurrence extérieure, en défendant le marché de la corporation contre les empiétements des métiers avoisinants, et en interdisant l’accès de ce marché aux produits du dehors ; en second lieu, à réglementer la concurrence intérieure, en limitant le nombre des associés, en fixant les méthodes et les procédés de fabrication, le nombre des ouvriers que chacun pouvait employer et la durée de leur journée de travail, de manière à empêcher les associés les plus ingénieux et les plus actifs de produire à plus bas prix que les autres. Nous retrouvons aujourd’hui quelques-unes de ces interdictions et de ces réglementations dans la pratique des rings et des autres coalitions des producteurs, maîtres de forges, raffineurs, etc., qui exploitent un marché protégé 2.

Mais si les producteurs incorporés s’efforçaient de régler la production de manière à élever les prix, les consommateurs agissaient de leur côté pour résister à leurs prétentions en ce qu’elles avaient d’abusif. Chaque métier ou chaque profession ayant principalement sa clientèle parmi les autres métiers ou professions de la même localité, cette clientèle locale pouvait aisément se rendre compte des frais et de la rétribution nécessaire à chacun. De là, l’établissement d’une coutume régulatrice des prix. Les consommateurs se refusant à payer les produits ou les services au-dessus du taux que l’opinion jugeait équitable, les producteurs incorporés étaient bien obligés de proportionner la quantité qu’ils en offraient au marché à la quantité qui en était demandée à ce taux. S’ils étaient intéressés à ne point dépasser les besoins du marché, ils ne l’étaient pas moins à l’approvisionner suffisamment, car on se passait de leurs produits ou de leurs services, qui n’étaient point comme les subsistances des articles de première nécessité, plutôt que de les payer au-dessus du taux coutumier 3. Seules, les denrées alimentaires échappaient à la coutume. Elles y échappaient parce qu’il n’était pas possible d’en régler la production, celle-ci dépendant, avant tout, des accidents de la température. On essayait bien de les soumettre à un maximum dans les mauvaises années, mais comme il n’était pas possible de se passer de nourriture, la rupture de l’équilibre entre la demande et l’offre ne manquait pas d’élever les prix au-dessus du maximum.

Au-dessous de l’association corporative des entrepreneurs ou des maîtres, se trouvait la foule des ouvriers ou compagnons. Ceux-ci n’auraient pas manqué d’être à la merci de ces maîtres incorporés et le salaire serait tombé au-dessous des frais de production du travail, si d’une part l’offre du travail avait dépassé la demande, et si d’autre part cette offre avait de même été supérieure en intensité à celle de la demande. Mais l’intérêt des maîtres se joignait à celui des ouvriers pour limiter l’offre : comme chacun des membres de la corporation était intéressé à ce que les autres ne pussent accroître leur production au-dessus de la sienne en augmentant le nombre de leurs ouvriers, on limita le nombre des apprentis que chacun était autorisé à former, en se réglant sur les besoins du métier, c’est-à-dire sur la quantité de travail que l’ensemble des maîtrises pouvaient employer. D’un autre côté, les ouvriers, usant comme les maîtres de la liberté de s’associer, constituèrent des sociétés de compagnonnage et des confréries, avec des caisses de secours qui leur permirent de disposer du temps dans les métiers sédentaires, de l’espace dans ceux qui comportaient des déplacements, et de modérer ainsi l’intensité de leur offre. Des coutumes ou des règlements fondés sur l’expérience des maux qu’entraînaient une multiplication imprévoyante et la corruption des mœurs contribuaient, en même temps, à empêcher l’excès de la production du travail et la détérioration de sa qualité 4.

Cette organisation s’était établie d’elle-même pour répondre à des nécessités dérivant des conditions économiques de la production dans les sociétés de l’antiquité et du moyen âge, et elle eut pour résultats, malgré ses imperfections et ses abus, de maintenir pendant des siècles l’ordre et la paix dans le domaine de l’industrie, en assurant aux entrepreneurs et aux ouvriers leur rétribution équitable et nécessaire 5.

Cependant, des progrès de différentes sortes vinrent modifier les conditions d’existence des sociétés, et nécessiter des changements correspondants dans le régime de la production. L’organisation fondée sur l’esclavage, le servage et les corporations, cessa d’être adaptée à sa destination, elle tomba en ruine et finit par disparaître.



Notes

1. Appendice. Note H.

2. Appendice. Note I.

3. Appendice. Note K.

4. Appendice. Note L.

5. Appendice. Note M.


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