Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Chapitre III — L’ancien régime. — L’esclavage et le servage.

Raison d’être de l’esclavage. — Qu’il a été un contrepoids au pouvoir inégal du capital dans l’opération de la loi de l’offre et de la demande. — Qu’il a intéressé les capitalistes à la conservation et à la reproduction utile des travailleurs. — Qu’on peut le considérer, en conséquence, comme une forme primitive et grossière mais nécessaire de l’assurance. — Le servage. Les charges qu’il imposait et les services qu’il rendait aux travailleurs. — Comment la coutume protégeait le serf. — L’esclavage des nègres. — Le servage en Russie. — Résultats de leur abolition.


Quand une institution a cessé d’avoir sa raison d’être, quand elle a survécu à l’état de choses qui l’avait rendue nécessaire et qu’elle est devenue un obstacle après avoir été un secours ou une défense, ceux qui l’observent dans cette seconde période de son existence sont naturellement portés à croire qu’elle a toujours été un instrument d’oppression ou d’exploitation et que l’explication de son existence est tout entière dans l’état de barbarie, d’ignorance et d’immoralité où croupissaient les anciennes sociétés. C’est ainsi qu’au XVIIIe siècle les philosophes et les philanthropes, plus ou moins socialistes, envisageaient l’esclavage, le servage et le régime des corporations. C’est ainsi que de nos jours leurs successeurs jettent sur la guerre un anathème justifié et opportun sans doute mais qui a le défaut d’être rétrospectif. Cependant, pour ne parler que de la servitude sous ses différentes formes, il suffirait d’un peu de réflexion pour se convaincre qu’une institution qui a occupé une si grande place dans la vie de l’humanité n’a pu naître et subsister pendant une longue suite de siècles sans répondre à une nécessité. On sait que les plus beaux esprits et les âmes les plus nobles de l’antiquité, les Socrate, les Aristote, les Platon, les Épictète, les Marc-Aurèle, considéraient l’esclavage comme légitime, et, chose plus |significative, que les esclaves eux-mêmes se soumettaient paisiblement à leur destinée. L’histoire ne mentionne qu’un petit nombre d’insurrections d’esclaves, tandis qu’elle enregistre d’innombrables séditions des classes plus ou moins libres. Des hommes libres ont même beaucoup plus fréquemment accepté volontairement l’esclavage ou le servage que les esclaves n’ont demandé à être affranchis 1 ! Comment s’expliquer ce phénomène si l’esclavage ne devait son existence qu’à un monstrueux abus de la force ? En aucun temps, la force seule n’aurait point suffi à généraliser et à maintenir une institution contraire aux instincts les plus vivaces de la nature humaine si la classe qui y était assujettie et qui formait la majorité dans les sociétés de l’antiquité, l’avait trouvée insupportable. Ce qui explique son extension et sa longue existence, c’est qu’elle constituait un progrès sur la condition antérieure des classes asservies. A une époque où le défaut de sécurité et de moyens de communication renfermait dans des limites étroites et isolait les marchés de la production et du travail, où l’imperfection de l’outillage de l’industrie, en réduisant le produit net au minimum, ne laissait qu’une faible marge à l’épargne, où la rareté des capitaux faisait monter l’intérêt à un taux exorbitant, où, en même temps, les classes inférieures étaient, plus encore qu’elles ne le sont aujourd’hui, incapables de gouverner utilement leur vie, d’imposer un frein à leurs appétits et de pratiquer la prévoyance, elles n’auraient pas manqué d’être victimes du jeu de l’offre et de la demande, si le pouvoir inégal du capital était demeuré sans contrepoids. Ce contrepoids, c’est l’esclavage qui l’a créé, en intéressant le capital à la conservation du travail.

La classe qui par la supériorité de sa force, de son intelligence, de sa prévoyance et de ses autres qualités morales, avait acquis et accumulé les instruments et les matériaux de la production, tenait à sa discrétion la multitude instinctive et imprévoyante. Cette classe capitaliste aurait-elle eu assez de modération pour ne point abuser de sa situation, en élevant au-dessus du maximum que comporte la conservation des forces humaines la durée du travail de cette multitude et en abaissant sa rétribution au-dessous du .minimum ? L’esclavage, quelles qu’aient été d’ailleurs ses origines, prévint cet abus ou y remédia. A l’avidité de l’employeur de travail, maître de dicter ses conditions au travailleur dans cet état économique des choses, il opposa le contrepoids de son intérêt. Les esclaves étaient, sans doute, considérés comme un simple bétail, on ne leur reconnaissait aucun droit, pas plus qu’aux bœufs et aux moutons, on pouvait les vendre ou même les tuer, et les lois édictées dans les derniers temps de l’empire romain pour les protéger contre la brutalité de leurs maîtres avaient un caractère purement philanthropique, comme nos lois protectrices des animaux. Mais s’ils étaient réduits à la condition d’un bétail, ils jouissaient du moins des avantages attachés à cette condition. Leur subsistance était assurée, et leurs propriétaires étaient intéressés à ne point leur imposer un fardeau de travail dépassant leurs forces. Ils réglaient leur reproduction, surveillaient l’élève des enfants et ne les assujettissaient au travail qu’à l’âge et dans la mesure où ils pouvaient s’y livrer sans que la croissance de leurs forces et, par conséquent, leur valeur future, s’en trouvât diminuée. Les propriétaires faisaient même des avances à ceux qui montraient une intelligence au-dessus du commun et des aptitudes spéciales, en vue d’augmenter le profit de leur exploitation 2. A ces esclaves d’élite, ils abandonnaient une part de ce profit, un pécule, pour stimuler leur activité, en leur donnant ainsi les moyens de se racheter, mais ceux-là seulement usaient de la faculté de rachat, qui se sentaient capables de courir les risques de la liberté, et c’était généralement le petit nombre. Certes, l’esclave payait cher l’assurance de son existence, mais quand on considère l’état économique des sociétés de l’antiquité, on acquiert la conviction qu’il lui était plus profitable de la payer que de courir les risques auxquels l’exposait sa situation inégale vis-à-vis du propriétaire des moyens de subsistance et son incapacité à se gouverner, on demeure convaincu, pour tout dire, que l’esclavage était au moins aussi avantageux à l’esclave qu’au maître lui-même. Aurait-il pu subsister, d’ailleurs, pendant une période si longue de la vie de l’humanité s’il n’avait pas eu sa raison d’être ?

Dans l’Europe du moyen âge, c’est une autre forme de la servitude, le servage, qui apparaît comme la condition générale de la multitude vouée aux travaux agricoles, tandis que les métiers, les beaux-arts et les professions libérales sont organisés en corporations. Le serf possède des droits que n’avait point l’esclave : il est attaché à la terre et ne peut être vendu qu’avec le domaine auquel il appartient ; il occupe une parcelle de ce domaine, et en paie le loyer au moyen d’une redevance en travail, ordinairement de trois jours par semaine, augmentée d’un certain nombre d’impôts en nature ; il a une famille dont il ne peut être séparé et qu’il gouverne. Mais il est gouverné, à son tour, par le propriétaire du domaine, le seigneur, Le pouvoir que le seigneur exerce sur lui semble, au premier abord, illimité : c’est le régime du bon plaisir. Cependant, en l’examinant de plus près, on s’aperçoit qu’il était limité par l’intérêt même du seigneur et par la « coutume ». Les corvées et les autres redevances ont été fixées suivant la volonté du maître du domaine, elles n’ont pas été librement débattues, mais le maître était intéressé à ne pas les porter à un point où elles eussent été destructives et insupportables. Il était intéressé à conserver en vie et en santé le personnel nécessaire à l’exploitation de son domaine, et, par conséquent, à venir en aide à ses serfs aux époques de disette ou lorsqu’ils étaient victimes de quelque autre fléau ; car il n’existait point d’ouvriers libres qu’il pût recruter pour les remplacer. Il prévenait une multiplication surabondante de sa population domaniale, en limitant, d’après les emplois disponibles, le nombre des mariages, et il exerçait, de concert avec le clergé, une police conservatrice des mœurs. Quand il abusait de son pouvoir, il était exposé à des révoltes ou à un mauvais vouloir qui compromettaient sa sécurité ou tout au moins augmentaient ses frais et diminuaient ses revenus. Le pouvoir en apparence absolu du seigneur était limité par cet ensemble de faits et de considérations intéressées, et les charges qu’il imposait subissaient la même influence. Elles acquéraient à la longue le caractère de stabilité que donne l’usage. « La coutume » devint ainsi pour le serf une sauvegarde aussi sûre qu’aucune loi, car le seigneur ne pouvait y déroger sans provoquer contre lui un soulèvement de l’opinion et s’exposer à des risques qui dépassaient communément le profit que lui aurait procuré cette dérogation.

Ce régime avait certainement ses imperfections et ses abus, mais tel quel, il était adapté aux conditions économiques du temps et au degré de capacité gouvernante des populations asservies 3.

A une époque plus récente, l’esclavage, après avoir disparu du monde civilisé, s’est implanté dans le nouveau monde, où la destruction barbare des races indigènes et l’impossibilité d’acclimater les travailleurs européens empêchaient l’exploitation des richesses naturelles du sol. On y a importé des esclaves africains jusqu’au jour où la traite a été interdite à la fois sous l’influence des prédications des philanthropes négrophiles et des intérêts protectionnistes des éleveurs d’esclaves. L’esclavage a été aboli plus tard, dans les colonies anglaises et françaises par voie de rachat, aux États-Unis à la suite d’une guerre meurtrière. Mais il est permis de douter que la condition de la race affranchie en ait été améliorée. C’est qu’il ne suffit pas d’être libre, il faut encore posséder la capacité nécessaire pour défendre ses intérêts et gouverner sa vie. Cette capacité, l’expérience l’atteste, fait défaut à l’immense majorité de la race nègre. L’esclavage était, à la vérité, le plus grossier et le plus onéreux des régimes de tutelle, mais, si imparfaite que soit une tutelle, n’est-elle pas préférable à la liberté pour l’individu incapable d’être son propre tuteur ? N’eût-il pas été préférable de perfectionner la tutelle primitive et grossière mais indispensable de l’esclavage, que de la supprimer 4 ?

L’abolition du servage en Russie n’a pas eu des résultats dont les amis de la liberté puissent davantage s’applaudir. Si peu capable que se montrât la classe des propriétaires, transformée en une simple pépinière de fonctionnaires civils et militaires, à remplir ses devoirs de tutrice de la population rurale, sa tutelle remédiait cependant, dans quelque mesure, à l’imprévoyance et à l’ignorance du serf. Elle réglait l’accroissement utile de la population en limitant le nombre des mariages, elle imposait aux communautés agraires l’obligation de faire des réserves pour les années de disette, modérait, sinon empêchait, la multiplication des cabarets, protégeait les paysans ignorants contre les exactions de l’administration, de la police et des gens de loi, et leur venait en aide quand ils étaient victimes de quelque fléau. Si la suppression des charges et des entraves, au prix desquelles cette tutelle était acquise, a profité à un certain nombre d’individualités capables du self government, la grande majorité a vu, au contraire, sa situation s’aggraver ; dans les mauvaises années, elle est plus que jamais décimée par la disette ; elle succombe sous le fardeau croissant des impôts et de la dîme que prélève sur elle son intempérance. On ne peut rendre, à la vérité, la liberté entièrement responsable de sa misérable condition, car la tutelle de l’administration a remplacé, dans une ample mesure, celle du propriétaire, mais on peut se demander si elle a gagné au change.



Notes

1. Appendice. Note D.

2. Appendice. Note E.

3. Appendice. Note F.

4. Appendice. Note G.


Précédent  |  Suite  |  Table des matières  |  Page Molinari  |  Page d’accueil