Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Appendice.

Note G

P. 26. — Les avantages de l’esclavage.


Pendant notre voyage dans les anciens États esclavagistes de l’Union Américaine, nous avons souvent entendu soutenir que l’esclavage était plus avantageux aux esclaves qu’aux maîtres.

« On s’est fait, en Europe, me disait-on, une idée complètement fausse du régime de l’esclavage tel qu’il existait dans nos États du Sud. On nous a représentés comme les oppresseurs et les bourreaux des nègres, représentés à leur tour comme des modèles de toutes les vertus. Si l’on s’était donné la peine de prendre des renseignements sur l’esclavage ailleurs que dans des sermons ou dans des romans, on aurait été certainement moins prompt à nous condamner. Nous n’avons pas la prétention d’être des philanthropes, et nous obéissons, comme la généralité des hommes, à notre intérêt. Nous considérions même, si vous voulez, nos nègres comme une espèce particulière de bétail ou d’animaux domestiques ; mais est-ce qu’un propriétaire intelligent et connaissant ses intérêts maltraite son bétail ? Ne s’applique-t-il pas, au contraire, à le tenir dans la meilleure condition possible ? Nos nègres nous coûtaient fort cher, — un nègre robuste valait 1 000 dollars et davantage. — Qui donc s’avise de gaîté de cœur de détruire ou d’endommager une propriété de 1 000 dollars ? Non seulement nous nous gardions de les maltraiter, mais encore nous évitions de les surmener, et les tâches que nous leur imposions auraient paru légères à vos ouvriers d’Europe. Nous mettions notre orgueil à les tenir en bon état ; vous avez vu les cases qu’ils habitaient avant l’émancipation et vous avez pu les comparer à celles où ils gîtent aujourd’hui. Chaque famille avait sa case avec un jardin, et souvent une petite pièce de terre. Les nègres laborieux et économes ne manquaient pas d’en tirer un bon parti ; nourris par le propriétaire, ils vendaient les produits de leur jardin et accumulaient un capital qu’ils employaient à améliorer leur condition ou à se racheter. Nous leur fournissions deux costumes par an : un costume d’été et un costume d’hiver ; quelquefois même, en sus, une toilette des dimanches. Nos dames étaient perpétuellement occupées à tailler des étoffes et à distribuer de la besogne aux couturières pour vêtir ces grands enfants. Nous les obligions à tenir leurs cases en ordre et à se tenir propres. En ce temps-là, ils prenaient des bains. Étaient-ils malades, il y avait un médecin attaché à toutes les grandes plantations et, dans les autres, la maîtresse de l’habitation s’empressait d’accourir avec sa pharmacie, en attendant l’arrivée du médecin. On contraignait les indolentes négresses à soigner leurs enfants, et l’on punissait celles qui négligeaient leurs devoirs de mère. Enfin on prenait soin des vieillards, et c’est dans la population de couleur que se rencontraient les cas les plus nombreux de longévité. Sans doute, il y avait de mauvais maîtres, mais ils étaient rares : la plupart n’appartenaient point au pays et ils ne craignaient pas d’affronter la réprobation de l’opinion publique. C’étaient des Yankees, habitués à surmener leurs ouvriers, et qui transportaient dans le Sud les habitudes de rapacité du Nord ; ou bien encore dans la Louisiane, par exemple, où il était permis aux gens de couleur de posséder des esclaves, c’étaient des mulâtres : les maîtres les plus impitoyables qui existent. En général, l’esclavage avait conservé dans le Sud un caractère patriarcal ; c’était en quelque sorte la forme primitive de l’assurance sur la vie : le nègre nous donnait son travail, nous lui assurions en échange son entretien et celui de sa famille. Ceux qui se sentaient capables d’assurer eux-mêmes leur existence amassaient un pécule et se rachetaient ; mais c’était le petit nombre. La plupart d’entre eux se montraient satisfaits de leur sort, et on n’entendait dans les campagnes que le bruit de leurs chansons. On disait d’eux qu’ils étaient la joie du Sud. Ils chantent moins aujourd’hui! — Comme, après tout, c’est une bonne race dévouée et fidèle quand elle n’est point pervertie par l’abus de la liberté ou par des suggestions malfaisantes, nous nous étions attachés à nos esclaves, et ils nous le rendaient. En voulez-vous une preuve décisive ? S’ils avaient été, comme on le suppose, les victimes d’une oppression impitoyable, n’auraient-ils pas profité de la guerre de sécession pour secouer violemment le joug ? Que s’est-il passé alors ? Tous les blancs valides étaient à l’armée ; il ne restait dans les habitations que des femmes, des enfants et des vieillards. Les nègres se sont-ils révoltés ? Ils n’y ont pas songé, quoique les excitations du dehors ne leur aient pas manqué ; jamais ils ne se sont montrés plus paisibles et plus soumis. Quand l’émancipation est venue, ils se sont enfuis comme des écoliers le jour des vacances ; mais plus tard, lorsqu’ils se sont aperçu que la liberté ne leur donnait pas le pain de chaque jour, le plus grand nombre d’entre eux sont revenus demander du travail à leurs anciens maîtres, et chaque fois qu’il leur arrive une maladie ou un événement fâcheux, chaque fois qu’ils ont besoin d’un secours ou d’un conseil, c’est à eux qu’ils s’adressent.

« Maintenant, ce serait une erreur de croire que nous regrettions l’esclavage et que nous voudrions le rétablir si nous en avions le pouvoir. Non ! si paradoxale que vous semble cette opinion, l’esclavage était aussi nuisible aux blancs qu’il était favorable aux noirs. Ce n’est pas impunément qu’une race supérieure se trouve perpétuellement en contact avec une race inférieure. Le nègre importé d’Afrique était un animal sauvage dont nous avons fait un animal domestique et parfois un homme, en lui inculquant des habitudes régulières de travail, des besoins et des goûts plus ou moins raffinés ; mais, en vivant au milieu de ses nègres et de ses négresses encore à demi barbares, le propriétaire blanc devenait, en revanche, moins civilisé. Il prenait les défauts et les vices de ses esclaves ; le relâchement de leurs mœurs les habitudes de promiscuité qu’ils avaient apportées d’Afrique et auxquelles ils sont en train de retourner, devenaient contagieuses : la proportion considérable des sang-mêlé en fait foi ; aujourd’hui que ce contact a cessé, aujourd’hui qu’il n’y a plus entre le blanc et le nègre d’autres rapports que ceux de l’entrepreneur et de l’ouvrier, du maître et du domestique à gages, chacun vit dans sa sphère naturelle, et la barbarie nègre a cessé de déteindre sur la civilisation blanche. Il n’y a plus guère de mélange entre les deux races et il y en aura de moins en moins ; si le nègre y perd, le blanc ne peut manquer d’y gagner. »

Ce langage n’était que trop confirmé par le spectacle lamentable des ruines que l’émancipation avait faites, et de la condition misérable des esclaves hâtivement émancipés.

... Les plantations ont disparu, et, à la place qu’elles occupaient, les nègres cultivent des patates douces et des watermelons (pastèques). On m’assure que les nègres, isolés de la civilisation blanche, sont en train de retourner à l’état sauvage, qu’ils sont revenus à l’adoration des fétiches et du Vaudoux. C’est peut-être un mauvais propos des blancs ; mais tel que je commence à connaître Tommy — permettez-moi de désigner sous ce petit nom d’amitié le neveu émancipé de feu le respectable Oncle Tom, —je l’en crois ma foi bien capable. Mes excursions aux environs de Savannah ne me le montrent pas, il faut le dire, à son avantage. Partout où j’aperçois des mauvaises herbes, je suis sûr de voir surgir une cabane de nègre, et quelle cabane ! un carré de planches noircies, avec une cheminée le plus souvent en torchis, dont l’ouverture ne dépasse pas le faîte du toit... Je visite un peu plus loin une rizière abandonnée. C’était une magnifique exploitation couvrant 500 acres. Une allée royale de vieux chênes d’un demi-mille de longueur conduit à l’habitation du planteur. Le long de cette avenue, des casés, solidement bâties en briques, couvertes avec des planchettes de cyprès et suffisamment spacieuses pour loger à l’aise une famille, servent maintenant de repaire aux insectes et aux reptiles ; à chacune de ces cases attenait un jardin où le nègre plantait du maïs et des légumes qu’il avait le droit de vendre à son profit ; le temps ne lui manquait point, les tâches dans les rizières n’étaient pas lourdes, et il lui arrivait souvent d’avoir fini sa besogne avant midi. Le reste de la journée lui appartenait, aussi les plus actifs et les plus prévoyants avaient-ils accumulé un petit capital ; on s’explique ainsi qu’ils aient pu acheter des terres au lendemain de l’émancipation, et qu’ils paient l’impôt sur 3 millions de dollars de propriété assise dans l’État de Géorgie. Ces nègres propriétaires ne constituent toutefois qu’une faible minorité, et je n’en ai vu qu’un seul dont l’exploitation puisse rivaliser pour la bonne tenue avec celle des émigrants allemands ses voisins. Au bout de l’avenue, une colonnade en style plus ou moins grec décore la façade d’une confortable maison entourée de larges vérandas où grimpe la vigne vierge et que surmonte un belvédère. Des bananiers étalent leurs larges feuilles, et les lagerstrœmia indica, leurs grappes de fleurs rouges au milieu des plantes parasites qui ont envahi le jardin. Auprès de l’habitation seigneuriale, un chalet élégant servait de demeure à l’overseer ; du côté opposé étaient le moulin et les écuries. Aux environs, un immense mail ombragé de chênes séculaires, servait de lieu de réunion et d’amusement à la population noire. Aujourd’hui, sur 500 acres, 25 tout au plus sont en culture, et le silence de ce lieu désolé n’est troublé que par les coups de fusil de quelques nègres se livrant à leur plaisir favori dans un pays où on ne connaît ni les permis de chasse ni les gendarmes.

... Au moins les nègres sont-ils satisfaits de cette liberté qui a été achetée au prix de tant de ruines ? Comme nous demandions à un nègre qui nous servait de guide à Washington s’il était satisfait d’être libre : « Je crois que oui, nous dit-il. — Comment ! vous croyez que oui ? Vous n’en n’êtes donc pas bien sûr ? — Je ne pourrais pas le jurer. » Et il nous fut impossible de tirer de lui autre chose que cette réponse laconique 1.

On sait que les puissances qui viennent de se partager l’Afrique ont entrepris une croisade contre la traite, en affichant hautement l’intention d’extirper l’esclavage du continent noir. Cette intention est louable car l’esclavage est une forme imparfaite et barbare de l’assurance : c’est une assurance forcée dont la prime est arbitrairement fixée par l’assureur et qu’il manque rarement de porter à un taux usuraire. Malheureusement, il y a apparence que ce beau zèle aboutira simplement au remplacement de l’esclavage privé par le monopole de l’esclavage exercé par l’État. Ce système a été récemment exposé par un explorateur distingué de l’État du Congo, M. Jérôme Becker, et il a été favorablement accueilli même par les philanthropes anti-esclavagistes, sous son pseudonyme de « service obligatoire ». On repousse avec horreur l’esclavage, mais on accepte sans répugnance aucune le service obligatoire. Tant est grande la puissance des mots !

« Tous les États du monde, dit M. Becker, dans une lettre publiée par l’Indépendance belge, enrégimentent d’autorité, pour le service militaire, les citoyens ayant l’âge requis pour porter les armes. Et si chez nous subsiste encore le régime bâtard de la conscription, personne n’y conteste le droit absolu de priver de leur liberté, pendant un certain nombre d’années, les jeunes gens appelés à défendre la patrie en cas de danger.

« Que l’État du Congo assume délibérément la tutelle entière de ses sujets, et qu’en assurant le recrutement de ses forces militaires il prépare en même temps ses futures catégories de contribuables ;

« Au lieu de lever, à grands frais, hors de ses frontières, les soldats encadrés par nos officiers, qu’il les recrute chez lui, les emploie aux travaux d’utilité publique, forcément en souffrance, faute d’argent ; qu’il exige d’eux l’impôt du travail, impôt légitime en ce qu’il comporterait un enseignement national en même temps que des garanties d’ordre et de moralisation : « Que des brigades de soldats-ouvriers puissent être mises, moyennant un salaire équitable, à la disposition des sociétés désireuses de faire de la grande culture, pour alimenter l’immense voie, fluviale et le futur chemin de fer qui peuvent faire du Congo un pays de production par excellence, et vous verrez sur tous les points s’établir des plantations prospères.

« Par des retenues opérées sur le salaire à eux alloué par les Sociétés, nos travailleurs nègres alimenteront déjà en partie la Caisse de l’État. Par leur emploi au tracé des routes, ils en allégeront les charges. Ils feront ainsi leur apprentissage de colon, tout en suffisant simplement à leur propre entretien. »

Nous avons montré ailleurs comment le problème de la suppression de la traite et de l’abolition de l’esclavage africain pourra être résolu autrement que par l’établissement du « service obligatoire » imposé par l’État et exploité à son profit (Voir les Notions fondamentales, Appendice : L’Abolition de l’Esclavage africain.)



Note

1. Lettres sur, les États-Unis et le Canada, pp. 74 et 261.


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