Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Appendice.

Note F

P. 25. — Le servage volontaire.


Ce qui prouve que le servage était adapté aux conditions économiques du temps, c’est qu’il était fréquemment volontaire, et qu’il arrivait que des serfs refusassent d’être affranchis. M. Levasseur en cite un exemple dans son Histoire des Classes ouvrières en France (t. I, p. 178) :

« L’affranchissement, dit-il, était loin d’être complet : le vilain comme le serf, restait sous la main du seigneur. Il jouissait néanmoins d’une certaine liberté et devenait une personne civile ; ses services étaient déterminés par un contrat ; il pouvait se marier, hériter, tester, vendre, acheter à son gré, c’était beaucoup. Mais, pour le paysan grossier, qui ne sentait pas encore le besoin de la liberté, ces avantages étaient quelquefois trop chèrement achetés par les impôts qu’il lui fallait payer régulièrement. Philippe III, qui avait affranchi les serfs de Pierrefonds des droits de mainmorte et de formariage, moyennant une redevance annuelle de 20 livres parisis, avait mis pour condition que ceux qui épouseraient des serves retomberaient dans le servage. Plusieurs s’empressèrent d’en épouser et présentèrent une requête au parlement pour être rétablis dans leur condition de serf, et par suite déchargés de la part de redevance qui pesait sur eux. »

Dans ses Études sur l’État économique de la France pendant la première partie du moyen âge, M. Ch. Lamprecht donne aussi un aperçu des causes qui faisaient préférer la condition du serf à celle de l’homme libre.

« Le servage volontaire, dit-il, se trouve mentionné bien souvent, preuve de l’état économique relativement favorable des serfs, qui pouvait faire oublier les avantages juridiques de la liberté, preuve aussi de la situation pénible du petit propriétaire libre. On s’explique ainsi que le désir d’échapper au servage ne se soit pas manifesté trop fréquemment. Quand il était exprimé avec de bonnes raisons par des gens qui en étaient dignes, il est probable qu’il fut presque toujours accompli.

« ... Les agriculteurs non libres n’étaient pas dans une situation plus mauvaise que les autres ; souvent même l’étendue de leurs terres était égale à la vieille propriété des libres, ou du moins équivalait à sa moitié. On voit certes aussi des petites propriétés appartenant aux non-libres, mais il serait faux de se représenter leur classe comme particulièrement dépourvue de ressources, au point de vue économique. Les redevances qu’ils payaient ne pouvaient guère dépasser celles d’autres fermiers ; elles étaient surtout des prestations en nature. Il y avait des redevances qui dépendaient de la condition juridique du serf. C’était, en particulier, la capitation, mais la plupart d’entre elles n’étaient pas onéreuses.

« Au contraire, l’avenir le plus proche faisait entrevoir des avantages économiques. L’union du serf à la glèbe commença à lui donner la perspective de jouir avec sécurité de son travail et de ses progrès agricoles ; elle le mit sur le même rang que les autres agriculteurs, au point de vue économique ; en même temps, elle devait le conduire à abandonner une culture grossière et à adopter une culture plus rationnelle et plus intensive. Les dévastations le trouvaient bien moins désarmé que ne l’était l’homme libre, contraint de cultiver sa terre, l’épée au poing, comme le peuple hébreu avait jadis bâti son temple. Le seigneur lui procurait, autant qu’il était possible, cette sécurité. Des temps mauvais apparaissent-ils, des famines fondent-elles d’année en année sur le pays, le serf trouve souvent ses moyens d’existence en faisant appel à la miséricorde de son seigneur, tandis que l’homme libre mourait de faim. » (pp. 204 à 230.)


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