Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Appendice.

Note E

P. 22. — Avances d’instruction professionnelle faites aux esclaves.


Dans l’antiquité, les propriétaires d’esclaves avançaient fréquemment à ceux qui montraient des dispositions particulières pour un art ou un métier les frais d’une instruction professionnelle destinée à cultiver et à développer leurs aptitudes et par conséquent à augmenter leur valeur. La même pratique dictée par le même motif intéressé était en usage en Russie sous le régime du servage.

« ... Parfois, lisons-nous dans les Études de M. de Haxthausen, le seigneur ne se contente pas de permettre au serf de suivre sa vocation ; il lui en facilite encore les moyens, en lui fournissant les avances nécessaires à l’apprentissage d’un métier ou même en se donnant la peine de le dresser à l’exercice d’une profession libérale ». M. de Haxthausen cite, à cet égard, deux exemples qui ne manquent pas d’originalité : c’est l’histoire du barbier de Pensa et celle de la troupe du théâtre de Nijni Novogorod.

« Étant retourné, dit-il, à l’hôtel où j’étais descendu à Pensa, je dis au maître de la maison, un Allemand, de m’envoyer un barbier. Quelques minutes après, je vois entrer un jeune homme bien mis, d’une tournure convenable et, qui me rase avec une aisance toute française. C’était toutefois un paysan russe à qui le seigneur de son village avait fait apprendre le métier de Figaro, en payant, outre la nourriture, 350 roubles pour trois années d’apprentissage. Après ce temps, il l’avait mis à l’obroc. Le jeune homme s’en trouve bien. Il gagne aisément et au delà les 175 roubles qu’il doit payer en obroc, puis il s’amuse, va au théâtre et joue au dandy ni mieux ni plus mal qu’un de ses confrère du Boulevard des Italiens. »

L’histoire de la troupe d’acteurs-serfs du théâtre de Novogorod est plus singulière encore :

« Je ne pus me défendre d’une extrême surprise en apprenant à Nijni Novogorod que tout le personnel, acteurs, chanteurs et chanteuses, étaient des serfs appartenant à un seigneur. Je ne saurais dire quelle impression bizarre firent sur moi ces paroles. La prima donna, actrice choyée du public, habituée aux applaudissements et aux triomphes, était fille d’un pauvre paysan soumis à l’autorité d’un maître ; les acteurs qui avaient rempli le rôle de prince, de boyard et de héros étaient également de pauvres hères, fils de serfs attachés à la glèbe seigneuriale. Quel singulier contraste ne devaient-ils pas trouver entre ce rôle momentané et leur situation habituelle, entre l’oubli produit par l’inspiration artistique et le sentiment de leur véritable condition ? Pour avoir le droit d’être acteurs, pour exercer le plus libre, le plus indépendant de tous les arts, ils étaient obligés de payer à leur seigneur un obroc, comme on l’exige pour un métier, d’acquitter ponctuellement une dîme prélevée sur l’intelligence.

« Voici l’histoire du théâtre de Nijni Novogorod. Il y a quelques années un seigneur célibataire fit construire dans sa terre une salle de spectacle et fit parmi ses serfs choix d’un certain nombre d’individus, propres à devenir musiciens ou acteurs. Plus tard, lorsque leur éducation fut terminée, il fit monter plusieurs opéras et finit par venir s’établir à Nijni Novogorod, où il fit aussi bâtir un théâtre. Au commencement’ il n’engageait, au moyen de cartes d’invitation, que ses amis et ses connaissances ; mais plus tard, quand l’état déplorable de sa fortune, entamée par ses grandes dépenses, l’obligea de mettre plus d’ordre dans ses affaires, il se décida à se faire payer les billets d’entrée et à devenir simplement entrepreneur ou directeur d’une troupe de comédiens, Après sa mort, il fut remplacé par un autre directeur, et actuellement, comme on me l’a assuré, c’est encore un seigneur qui se trouve à la tête de cette entreprise ».

(Études sur la Situation intérieure, la Vie nationale et les Institutions rurales de la Russie, par le baron Aug. de Haxthausen, t. I, p. 104.)


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