Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Chapitre II — Le taux nécessaire et le taux courant du salaire.

En quoi consiste le taux nécessaire de la rétribution du personnel de la production. — Éléments qui le constituent. — Que ces éléments sont divers et mobiles. — La période productive et les deux périodes improductives de l’existence humaine. — Que la rétribution du travail doit comprendre les frais d’entretien des travailleurs pendant ces trois périodes. — Ce qui détermine le taux courant ou le prix réel du travail. — La loi de l’offre et de la demande. — Analyse de cette loi. — Action de l’intensité des besoins. — Que l’échange du travail contre un salaire ne peut s’opérer dans des conditions d’égalité que si les deux parties disposent au même degré du temps et de l’espace. — Contrepoids nécessaires à l’inégalité d’intensité des besoins de l’entrepreneur et de l’ouvrier.


Toute entreprise de production exige, avec un matériel composé d’élément divers, terres, bâtiments d’exploitation, outils, machines, matières premières, un personnel plus ou moins nombreux, pourvu d’aptitudes et de connaissances appropriées à la nature particulière de l’industrie. Quelle que soit d’ailleurs sa composition, le personnel des entreprises entre lesquelles se partage une industrie doit pouvoir subsister et se renouveler du produit de cette industrie. Si la part qu’il obtient dans ce produit est insuffisante pour subvenir à son entretien et à son renouvellement, l’industrie sera tôt ou tard condamnée à périr et le besoin auquel elle pourvoit cessera d’être satisfait.

Il faut donc que chacune des branches de la production fournisse au personnel qui la met en œuvre une rétribution qui assure d’une manière indéfinie la conservation de ce personnel. Qu’elle soit perçue sous la forme d’une part de profit ou d’un salaire, elle a un « taux nécessaire ».

Les éléments de ce taux nécessaire sont de plusieurs sortes, et ils diffèrent selon la nature et la qualité du travail, selon encore la nature de l’industrie et les conditions dans lesquelles elle s’exerce. De plus, ils sont mobiles ; les progrès de la machinerie de la production, par exemple, ayant pour effet invariable de modifier et d’élever la qualité du travail 1, déterminent de ce chef l’exhaussement de sa rétribution. Ils comprennent ; 1° la somme nécessaire à l’entretien actuel et futur du travailleur ; 2° la somme nécessaire à sa reproduction. Dans leur ensemble, ils constituent les frais de production du travail.

Il y a, dans toute existence humaine, une période productive pendant laquelle l’individu est en pleine possession des forces, des aptitudes et des connaissances qu’exige son industrie, et une période improductive partagée entre l’enfance et la vieillesse, pendant laquelle il ne les possède pas encore ou ne les possède que dans une mesure de plus en plus faible jusqu’à ce qu’elles lui manquent tout à fait. Il faut que le produit de son travail suffise à son entretien pendant ces deux périodes ; qu’il pourvoie non seulement à la subsistance de l’homme fait, mais encore à celle de l’enfant et du vieillard. Le taux nécessaire de la rétribution du travailleur comprend donc, avec la somme qu’exige son entretien actuel, une autre somme destinée, d’une part à subvenir à ses besoins pendant sa vieillesse, d’une autre part à l’élève et à l’éducation d’un travailleur capable de le remplacer dans l’atelier de la production. Ces deux sommes diffèrent d’un emploi à un autre. Les emplois supérieurs de la production qui mettent en œuvre les facultés intellectuelles et morales du travailleur nécessitent des frais d’entretien plus considérables que ceux qui demandent seulement une dépense de force physique. Ces mêmes emplois comportent des frais de renouvellement plus élevés, en raison des connaissances générales et techniques dont le travailleur doit être pourvu dans sa période de formation. Les différentes branches de l’industrie humaine ne se trouvent pas non plus placées dans, les mêmes conditions. Les unes sont saines, les autres insalubres ou dangereuses. Dans les premières la durée de la période productive du personnel est longue, dans les secondes elle est écourtée par le séjour dans une atmosphère délétère ou par des accidents inévitables. Dans certaines industries encore le travail est régulier et rarement interrompu, dans d’autres il est irrégulier et exposé à des chômages fréquents. Or, plus la période productive est courte et aléatoire, plus la rétribution du travailleur doit être élevée pour suffire à son entretien actuel, à sa subsistance pendant sa vieillesse et aux frais de son renouvellement.

Le taux nécessaire de la rétribution du travail varie ainsi d’une industrie et d’un emploi à un autre, mais quel qu’il soit, il constitue un niveau qui doit être atteint pour que l’emploi puisse se recruter et que l’industrie puisse subsister.

Mais ce taux nécessaire, qui représente les frais de production du travail, n’est qu’un point idéal vers lequel gravite le prix courant, c’est-à-dire le salaire réellement payé au travailleur, et cette gravitation économique qui procurerait au travail sa juste rétribution si elle agissait librement, sans entraves, rencontre de nombreux obstacles dans le milieu où s’exerce l’industrie, et dans le travailleur lui-même.

Le prix courant ou le prix réel du travail est déterminé, comme le prix des produits, le loyer des capitaux immobiliers et l’intérêt des capitaux mobiliers, par la loi de l’offre et de la demande.

Comment agit cette loi ? On sait qu’elle agit pour fixer les prix de toutes choses en raison des quantités offertes et demandées. Le prix s’élève en raison inverse des quantités offertes, en raison directe des quantités demandées, autrement dit encore, une marchandise hausse quand elle est plus demandée qu’offerte, elle baisse quand elle est plus offerte que demandée.

Voilà le phénomène qui frappe tous les regards et qui se produit invariablement depuis que les hommes opèrent des échanges. Mais ce phénomène ne semble avoir été encore qu’incomplètement observé et analysé, et l’insuffisance de cette observation et de cette analyse, surtout en matière de travail et de salaire, a conduit à la conclusion erronée que le nombre est le seul facteur déterminant de la rétribution du travail 2.

On néglige communément de remarquer que les quantités d’un produit ou d’un service, offertes et demandées en échange, dépendent de l’intensité comparative des besoins en présence. Le besoin le plus intense offre en échange de sa demande une quantité plus forte que le besoin le moins intense. Il résulte de là que lorsque des ouvriers offrent leur travail à des entrepreneurs qui le demandent, ce n’est pas la quantité offerte par les uns et demandée par les autres qui est le seul facteur déterminant du taux du salaire. Au premier abord, on pourrait croire que dans une localité où dix entrepreneurs, par exemple, ont besoin de mille ouvriers pour exécuter une certaine quantité de commandes, s’il n’y a que neuf cent cinquante ouvriers, ceux-ci pourront dicter les conditions du salaire. Il n’en est pas ainsi. Le taux de la rétribution du travail ne dépendra pas seulement du nombre des entrepreneurs qui offrent le salaire et des ouvriers qui le demandent, il dépendra encore de l’intensité comparative de leurs besoins. Or, cette intensité est généralement fort inégale. Les ouvriers sont pressés d’obtenir un salaire pour subsister. Ils ne peuvent attendre. Les entrepreneurs sont pressés aussi, sans doute, de se procurer du travail, mais ils le sont moins.

Si les dix entrepreneurs se trouvaient dans le cas que nous venons de supposer, en présence de mille ouvriers, le seul facteur déterminant du taux du salaire serait le degré d’intensité comparative des besoins des deux parties. S’ils se trouvaient en présence de neuf cent cinquante ouvriers, c’est-à-dire de cinquante ouvriers de moins que le nombre dont ils ont besoin, cette insuffisance du nombre agirait comme un second facteur déterminant, à l’avantage des ouvriers. Les entrepreneurs se feraient concurrence pour compléter leur personnel et, en présence d’un nombre insuffisant pour les satisfaire tous, ils élèveraient leur offre, le salaire hausserait, mais seulement dans une mesure limitée et assez étroite. Chaque entrepreneur calculerait ce que lui coûterait la hausse du salaire de la totalité de son personnel et il comparerait le surcroît des frais qu’il aurait à supporter de ce chef à la perte ou au défaut de gain que lui causerait le manque d’un travailleur sur vingt, et il arrêterait son offre concurrente au point où ce surcroît de frais dépasserait le bénéfice que lui vaudrait l’emploi de l’ouvrier manquant. La hausse du salaire ne dépasserait pas cette limite.

Si, au contraire, les ouvriers se trouvent à l’état d’excédent, s’il y a mille cinquante ouvriers qui demandent du travail quand il n’y a du travail que pour mille, ils se font une concurrence au rabais, qui peut n’avoir d’autre limite que le taux au-dessous duquel les forces que le travailleur met en œuvre dans une journée portée à son maximum de durée ne peuvent être réparées, c’est-à-dire jusqu’à un minimum de subsistance.

Pour que le salaire ne tombe pas au-dessous des frais de production du travail, pour que l’entrepreneur ne puisse pas exiger de l’ouvrier une quantité excessive de labeur quotidien en échange d’un salaire insuffisant pour subvenir à ses frais d’entretien et de renouvellement, il faut donc non seulement que le nombre des ouvriers ne dépasse pas celui des emplois disponibles, mais encore que l’intensité du besoin de vendre le travail ne dépasse pas celle du besoin de l’acheter, il faut, en un mot, que les deux besoins soient égaux dans le moment et dans le lieu où se conclut le marché.

Or, cette égalité nécessaire ne peut exister qu’à deux conditions : c’est que les deux parties disposent à un degré égal du temps et de l’espace. C’est, d’une part, que l’ouvrier possède ; assez de ressources pour pouvoir suspendre son offre aussi longtemps que l’entrepreneur peut suspendre la sienne ; c’est, d’une autre part, lorsque le travail est à l’état d’excédent sur un marché, que les ouvriers puissent placer cet excédent ailleurs aussi facilement que les entrepreneurs peuvent, s’il y a un déficit, se procurer ailleurs la quantité nécessaire pour le combler. Aussi longtemps que ces deux conditions ne sont point remplies, l’inégalité subsiste et elle agit pour déprimer le taux du salaire.

Il semblerait d’après cela que la classe ouvrière ait dû de tout temps, sous l’impulsion mécanique et inexorable de la loi de l’offre et de la demande, être réduite à fournir un maximum de travail et à se contenter d’un minimum de subsistance. Car, de tout temps, les classes inférieures ont eu une tendance à se multiplier plus rapidement que les emplois qui leur fournissent des moyens d’existence ; de tout temps aussi, l’intensité du besoin de vendre le travail a été supérieure à celle du besoin de l’acheter.

Cette inégalité de situation entre les vendeurs et les acheteurs de travail n’aurait pas manqué d’engendrer des conséquences destructives de la classe ouvrière si elle était demeurée sans contrepoids. Ces contrepoids, la nécessité les avait fait établir dès la naissance de l’industrie. Ils étaient imparfaits et grossiers sans doute, mais ils étaient adaptés à l’état économique des sociétés, et ils sont demeurés longtemps efficaces. C’est en les étudiant et en se rendant compte de leur raison d’être qu’on peut se faire une idée de ceux que comporte l’état actuel de l’industrie et de la société pour équilibrer l’offre et la demande de travail et assurer ainsi aux ouvriers leur part juste et nécessaire dans les résultats de la production.



Notes

1. Appendice. Note C.

2. Voir la théorie des prix dans les Notions fondamentales d’Économie politique, chapitre Ier, Les Lois naturelles, et dans le Précis d’Économie politique et de Morale, L’Économie politique, chap. II, La Loi de l’Offre et de la Demande.


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