Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Chapitre premier — Le salaire et sa raison d’être.

Les conditions naturelles, l’objectif, les agents et les instruments de la production. — L’espace de temps qu’exigent les opérations productives et les risques qui les grèvent. — Nécessité d’une avance pour attendre la réalisation du produit et en couvrir les risques. — Que l’immense majorité des travailleurs ne possèdent point cette avance. — Qu’une rétribution fixe et assurée ou un salaire répond mieux à leur situation et à leurs convenances qu’une part éventuelle du produit. — Qu’il en est de même pour la plupart des capitalistes. — Que l’entrepreneur d industrie remplit à l’égard de ses ouvriers le rôle d’un banquier et d’un assureur. — Qu’il doit être rétribué pour cette double fonction et que le montant de sa rétribution se déduit de la part de l’ouvrier dans les résultats de la production.


Dans toutes les branches de la production, les ouvriers qui forment l’immense majorité du personnel des entreprises reçoivent leur rétribution sous la forme d’un salaire. Qu’est-ce donc que le salaire et pourquoi cette forme de la rémunération du travail a-t-elle été adoptée de préférence à toute autre ?

Pour répondre à ces deux questions, il faut d’abord se rendre compte des conditions naturelles de la production ; il faut examiner dans quel but et comment on produit, dans les sociétés arrivées à un certain degré de développement industriel. On ne produit pas en vue de consommer soi-même les articles que l’on fabrique, on les produit en vue de les échanger. En outre, on ne les produit que par exception individuellement. La presque totalité des entreprises agricoles, industrielles, commerciales et autres sont collectives ; elles exigent la coopération d’un personnel plus ou moins nombreux, pourvu d’aptitudes et de connaissances diverses. Elles exigent aussi la réunion et la mise en œuvre d’un capital composé, dans des proportions déterminées par leur nature, de terre, de bâtiments, de machines, d’outils, de matières premières. En d’autres termes, on ne peut produire qu’à la condition de disposer d’un personnel et d’un matériel.

Qu’est-ce qui détermine un ou plusieurs individus à entreprendre la production d’un article propre à la satisfaction d’un besoin quelconque ? Ce n’est pas le désir de le consommer eux-mêmes, c’est l’espoir plus ou moins fondé de réaliser, en l’échangeant, un profit qui leur procure un revenu, avec lequel ils puissent pourvoir à l’ensemble de leurs besoins.

Mais ce profit, les individus qui entreprennent une industrie ne peuvent l’obtenir ni immédiatement ni avec certitude.

Examinez toutes les entreprises de production, quelle que soit leur nature, et vous trouverez que la confection de leurs produits et la réalisation de ces produits exigent toujours un certain espace de temps, tantôt court, tantôt long. S’il s’agit d’une industrie agricole, de la production du blé, il faut que la terre soit labourée, le blé semé, récolté, vendu et payé ; s’il s’agit d’une industrie manufacturière, de la fabrication des cotonnades, il faut que le coton brut soit transformé en tissu, et que le tissu, ordinairement vendu à terme, soit payé à l’échéance. Le progrès des méthodes de fabrication, des moyens de communication et des procédés commerciaux peut abréger ce délai, mais il y a toujours un délai. Il y a aussi toujours des risques. Dans l’industrie agricole, les accidents de la température peuvent faire manquer la récolte ou la rendre surabondante, dans les industries où l’homme est le maître de régler sa production, des accidents de diverses sortes peuvent entraver ses opérations ; dans toutes, il y a des risques de non-vente et de non-paiement. Ces risques venant à échoir, l’entrepreneur subit une perte au lieu de réaliser un profit.

Ainsi donc, avant de tirer de son entreprise le revenu nécessaire pour le faire subsister, lui et les siens, l’entrepreneur est obligé d’attendre que le produit soit créé et réalisé, et de courir les risques de sa réalisation.

Cela étant, il faut que tout entrepreneur de production possède une avance de subsistances qui lui permette de vivre, en attendant que le produit soit réalisé avec un profit, et dans le cas où il n’y aurait point de profit, point d’excédent sur le capital dépensé, où même le capital serait entamé, il faut qu’il dispose de ressources qui lui permettent de combler le déficit et de continuer à produire jusqu’à ce qu’il puisse compenser les pertes d’une opération par les bénéfices d’une autre.

Telles sont les conditions qui dérivent de là nature même de la production, et auxquelles le producteur ne peut se soustraire, à moins de retourner à cet état primitif de sauvagerie, où l’individu produisait ce qu’il consommait, mais en subissant des risques bien autrement graves que ceux auxquels il est exposé sous le régime de la division du travail et de l’échange,

Cependant cette avance indispensable pour attendre que le produit soit confectionné et réalisé, et courir les risques de sa réalisation, tous les coopérateurs de la production la possèdent-ils ? Et ceux qui la possèdent sont-ils disposés à l’engager dans l’entreprise à laquelle ils coopèrent ?

Même dans les pays où le personnel de la production reçoit la rétribution la plus élevée, et où l’esprit d’épargne est le plus répandu, les travailleurs en état d’attendre que le produit ou le service qu’ils contribuent à créer soit réalisé, comme aussi de courir les risques de sa réalisation, ne forment qu’une infime minorité. Mais, en admettant même qu’ils fussent les plus nombreux, qu’ils constituassent la grande majorité, seraient-ils disposés à subir une attente dont la durée ne peut jamais être fixée, et des risques dont l’importance ne peut pas davantage être évaluée ? A une rétribution retardée et aléatoire, ne continueraient-ils pas à préférer une rétribution avancée et assurée ? un salaire fixe à une part éventuelle de profit ou un dividende ? Il en serait ainsi selon toute apparence, et nous en trouverions au besoin la preuve dans la préférence de la plupart des capitalistes pour la forme de rétribution qui correspond au salaire : l’intérêt.

Quoique les gens qui mettent leurs capitaux au service de la production aient généralement les moyens d’attendre la réalisation des produits et d’en courir les risques, ils préfèrent, pour le plus grand nombre, la situation de prêteurs à celle d’associés ou d’actionnaires. Quand une compagnie se constitue pour la construction et l’exploitation d’un chemin de fer ou pour toute autre grande entreprise, que fait-elle ? Elle partage le capital qu’elle demande au public en deux portions ordinairement fort inégales : l’une, la moins considérable, en échange d’actions ou de parts d’associés, donnant droit à un dividende, c’est-à-dire à une part éventuelle de profit, payable seulement au bout de l’exercice, l’autre en échange d’obligations donnant droit à un intérêt, c’est-à-dire à une part fixe et plus ou moins assurée, payable communément au bout de trois mois ou de six mois, et facilement escomptable. Enfin la faveur dont jouissent les emprunts d’État ne tient-elle pas surtout à ce qu’ils procurent un revenu à échéances rapprochées, et que le public estime, à tort ou à raison, plus assuré que celui qu’il peut obtenir dans les entreprises industrielles ? Cette tendance d’esprit qui domine chez les capitalistes ne se retrouverait-elle pas chez les travailleurs, en supposant qu’ils eussent, comme eux, les moyens d’attendre la réalisation d’un produit et d’en courir les risques ? ne continueraient-ils pas à préférer la condition du prêteur ou du loueur de travail, rétribué par un salaire, à celle de l’associé rétribué par une part de profit ?

Maintenant, il est clair que le salaire de l’ouvrier pas plus que l’intérêt du prêteur ne peut égaler le profit de l’entrepreneur, qui loue le travail de l’un et .emprunte le capital de l’autre. L’entrepreneur individuel ou collectif non seulement assume sur lui tous les risques de la production, mais encore il avance à l’ouvrier salarié une part dans le produit de l’entreprise avant que ce produit soit réalisé. Il faut donc qu’en sus du capital qui suffirait à son entreprise si les ouvriers, ses coopérateurs, étaient ses associés et ne recevaient, par conséquent, leur part dans les résultats de la production qu’après que ces résultats eussent été obtenus, il faut, disons-nous, qu’en sus de ce capital, employé à l’acquisition ou à la location des terres, des bâtiments, à l’achat des machines, des outils, des matières premières, etc., il dispose d’un capital spécialement affecté au paiement des salaires. Ce capital supplémentaire, s’il ne le possède point, il doit l’emprunter à un intérêt plus ou moins élevé selon le crédit dont il jouit, selon encore que son industrie est sujette à des risques plus ou moins considérables. Il en est responsable, et il doit en servir l’intérêt quand même il subirait des pertes au lieu de recueillir des profits ; si son entreprise échoue, il doit le rembourser aux capitalistes qui le lui ont fourni, ou si ce capital lui appartient à lui-même, il le perd. Cela étant, il faut bien, s’il veut couvrir les frais que lui cause l’emploi de ce capital supplémentaire, qu’il se fasse rembourser par les ouvriers le montant de l’intérêt qu’il paie et de la prime des risques qu’il subit. Ne joue-t-il pas, vis-à-vis d’eux, le rôle d’un banquier et d’un assureur ? S’ils étaient ses associés, il n’aurait pas besoin de ce capital, employé au paiement des salaires. Il n’aurait pas à en servir l’intérêt et ne serait pas obligé de le restituer à ses prêteurs ou d’en supporter la perte, en cas d’insuccès de son entreprise. En outre, cette fonction de banquier et d’assureur que remplit l’entrepreneur vis-à-vis de ses ouvriers comporte une rétribution, qui vient encore en déduction de la part de profit qu’ils pourraient obtenir s’ils étaient associés au lieu d’être salariés.

Ce loyer et cette assurance du capital employé au paiement des salaires, et cette rétribution de l’entrepreneur banquier et assureur, constituent la différence naturelle et nécessaire de la rétribution de l’ouvrier salarié et de l’ouvrier associé. Elle est plus ou moins grande, selon que le loyer des capitaux et les risques de l’industrie sont plus ou moins élevés, mais, quelle qu’elle soit, l’ouvrier trouve aujourd’hui et, selon toute apparence, trouvera toujours plus avantageux de la payer que de faire l’avancé qu’elle lui épargne et de supporter les risques qu’elle lui assure ; en d’autres termes, la condition de salarié sera toujours mieux adaptée à sa situation et à ses convenances que celle d’associé.

Nous verrons, au surplus, comment cette différence entre la rétribution du salarié et celle de l’associé pourrait être réduite au minimum.


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