Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Préface

Les progrès qui ont transformé, depuis l’avènement de la liberté du travail, l’outillage et les procédés de l’industrie et augmenté la puissance productive de l’homme, ont eu pour résultat un accroissement extraordinaire de la richesse. Mais les éléments du bien-être ainsi accrus se sont-ils distribués équitablement entre les deux grandes catégories de producteurs qui ont contribué à les créer ? Quoiqu’on ne possède point sur la répartition de la richesse des renseignements précis, il est visible que les classes supérieure et moyenne, qui tirent principalement leur revenu de l’emploi de leurs capitaux immobiliers et mobiliers, se sont enrichies dans une proportion plus forte que celle qui vit à peu près exclusivement du produit de son travail. On peut constater aussi que dans les contrées où la richesse s’est le plus rapidement et le plus amplement multipliée, depuis un siècle, elle tend à se concentrer en un petit nombre de mains. Chose curieuse même, c’est dans le pays où les institutions ont le caractère le plus démocratique, aux États-Unis, que cette tendance est particulièrement marquée 1. Même dans ceux où elle est le moins prononcée, la condition de la classe ouvrière, qui tire son revenu du salaire, ne s’est point autant améliorée, sous l’influence des progrès de l’industrie, que celle des classes qui tirent le leur des profits ou des dividendes, du loyer ou de l’intérêt. Le revenu de l’individu qui coopère à la gestion ou à la direction d’une entreprise soit comme entrepreneur, propriétaire ou capitaliste, ce revenu est acheté au prix d’une journée de travail, dont la durée est inégale, mais certainement inférieure à celle de la journée moyenne de l’ouvrier. En outre, ce revenu suffit communément à l’entretien de la famille : ni la femme ni les enfants ne sont obligés de travailler pour pourvoir à leur subsistance, le travail du mari et du père y suffit. Enfin, bien que plus ou moins aléatoire selon les industries ou les fonctions, l’existence des individus des classes supérieure et moyenne est plus assurée que celle des ouvriers : ils sont moins exposés à perdre du jour au lendemain leurs moyens d’existence, et si l’on examine de même, au point de vue de la stabilité, la condition de la classe ouvrière, on trouvera qu’elle s’est aggravée au lieu de s’améliorer depuis l’avènement des progrès qui ont augmenté d’une manière si prodigieuse la productivité de l’industrie.

D’où provient cette inégalité dans la répartition des fruits du progrès industriel? Comment se fait-il que l’accroissement de la richesse produite par la coopération du capital et du travail ait été pour la plus forte part acquis, et soit demeuré entre les mains des classes capitalistes ? Ce phénomène ne peut évidemment provenir que des causes suivantes : 1° De ce que la classe ouvrière n’aurait pas reçu sa juste part dans les résultats de la production, c’est-à-dire d’un vice de la répartition de la richesse ; 2° De ce qu’elle aurait employé moins utilement son revenu, se serait montrée moins économe, moins prévoyante, moins capable, en un mot, de gouverner et de régler ses appétits, que les classés capitalistes ; enfin 3° de ce que les charges publiques auraient pesé dans une proportion plus forte sur la classe ouvrière que sur les autres.

De ces causes, les ouvriers et leurs défenseurs attitrés ne retiennent que la première et la troisième ; ils écartent systématiquement la seconde, quoiqu’elle ne soit pas la moins importante et la moins agissante. C’est surtout le vice de la répartition qu’ils accusent, et ce vice ils s’accordent à l’attribuer à la forme sous laquelle la classe ouvrière reçoit sa part dans les résultats de la production, c’est-à-dire au salariat. A leurs yeux, l’ouvrier est, en tant que salarié, nécessairement « exploité » par l’entrepreneur ou le patron salariant ; il ne peut recevoir que la somme indispensable pour le faire vivre. Tout le surplus, toute la plus-value du produit de son travail va à l’entrepreneur-capitaliste, de même qu’elle allait jadis au propriétaire d’esclaves. Car, suivant une expression célèbre de M. de Chateaubriand, le salariat n’est qu’une transformation de la servitude. L’abolition du patronat et du salariat est, en conséquence, le premier article de tous les programmes socialistes, communistes, collectivistes ou anarchistes.

Cependant, il ne suffit pas de supprimer le patronat et le salariat, il faut établir un nouveau mode de production et de distribution de la richesse. Ici le désaccord commence entre les différentes écoles socialistes. Les unes veulent confier à l’État, préalablement conquis par la classe ouvrière et placé sous sa main, la production de tous les articles nécessaires à la vie, et le charger de les répartir entre tous les membres de la société, soit en proportion de leur concours à l’œuvre commune, soit en raison de leurs besoins ; les autres font de l’État un simple commanditaire des collectivités ouvrières qui se partageraient les différentes industries et en distribueraient, égalitairement ou suivant une proportion à déterminer, les produits entre leurs associés ; d’autres encore (les anarchistes), suppriment l’État et laissent aux individualités ouvrières, associées ou non, le soin d’organiser librement la production et de s’en distribuer les fruits suivant les besoins de chacun.

Ajoutons que cette réorganisation industrielle et cette rénovation sociale impliquent la confiscation de toutes les entreprises existantes et des capitaux immobiliers et mobiliers qui les mettent en œuvre, en d’autres termes, la dépossession de la classe propriétaire et capitaliste au profit de la classe ouvrière. Cette dépossession sera le but et le résultat de la « révolution sociale » qui mettra fin au régime capitaliste.

Telle est la solution que le socialisme révolutionnaire propose à la question sociale et qu’il s’occupe activement de propager, en attendant que le moment soit venu de la réaliser.

Ce socialisme radical effraye aujourd’hui à bon droit les classes qu’il menace de dépossession. Dans les premiers temps de son apparition, il avait été simplement pour ces classes intelligentes ou réputées telles, un sujet d’étonnement. Elles croyaient de très bonne foi que les révolutions politiques, en faisant tomber le pouvoir entre leurs mains, avaient clos l’ère des revendications, et que le régime qui en était sorti devait satisfaire toutes les exigences légitimes. Le socialisme leur apparaissait comme une irruption passagère des mauvaises passions que recèlent les bas-fonds de la société. Il fallut que la persistance du mal et la gravité croissante de ses manifestations lui fissent comprendre que le danger était sérieux. Mais ce danger, la société ne pouvait-elle pas aisément le conjurer ? Ne disposait-elle pas d’une puissance formidable ? N’avait-elle pas à son service l’ensemble des forces concentrées dans l’organisme gouvernemental et dans la classe dirigeante ? Ne suffisait-il pas de mettre en œuvre l’appareil de la répression pour avoir raison des ennemis, plus bruyants d’ailleurs que redoutables, d’un ordre social le plus parfait qui eût jamais existé ? Au besoin, on ajouterait aux mesures répressives quelques remèdes philanthropiques, et le mal disparaîtrait sans laisser de traces.

Ces prévisions optimistes ont été déçues : le mal a résisté à la répression et à la philanthropie combinées ; il s’est répandu comme une épidémie dans toute l’étendue du monde civilisé ; le socialisme s’est propagé dans les couches profondes des masses ouvrières, et, si rien n’arrête ses progrès, il pourrait bien, quelque jour, réaliser ses menaces de subversion sociale. A l’approche de ce péril, les classes dirigeantes se sont enfin émues, elles ont reconnu l’existence d’une « question sociale ». Mais qu’ont-elles fait pour la résoudre ? Elles en ont demandé la solution au socialisme lui-même. Elles ont fait de l’homœopathie : au socialisme révolutionnaire, elles ont opposé le socialisme d’État.

Tous les parlements, à commencer par le Parlement français, ont été saisis d’une série de projets ou de propositions, ayant pour objet de faire intervenir le Gouvernement dans les relations du Capital et du Travail : tantôt il s’agit de reporter sur les entrepreneurs d’industrie la responsabilité des accidents du travail, tantôt de limiter la durée de la journée et de réglementer les engagements ; tantôt d’établir la participation aux bénéfices, tantôt enfin, d’instituer des pensions de retraites, dont le montant serait fourni, pour la plus grande part, par les entrepreneurs et les contribuables. Mais est-il nécessaire de dire que ces concessions homœopathiques n’ont pas eu la vertu de désarmer le socialisme révolutionnaire, et que la campagne qu’il mène contre la vieille société et l’organisation capitalistique de l’industrie est aujourd’hui plus active que jamais ?

Nous ignorons si la vieille société résistera ou succombera à l’assaut du socialisme, et, s’il faut tout dire, nous inclinons à croire que les révolutions politiques du XVIIIe et du XIXe siècle pourraient bien ouvrir la voie aux révolutions sociales du XXe. La confiscation des fortunes des trente mille milliardaires et millionnaires, qui possèdent les trois cinquièmes de la propriété immobilière et mobilière des États-Unis n’aurait, après tout, rien de plus extraordinaire ni même de plus scandaleux que ne l’a été, dans notre vieille Europe, celle des biens relativement moins considérables et provenant d’une source peut-être plus pure, de la noblesse et du clergé. Il est donc fort possible que le socialisme révolutionnaire réalise la première partie de son programme : celle qui consiste à s’emparer du capital accumulé dans les régions supérieures de la société pour le distribuer à la multitude.

En revanche, nous pouvons affirmer qu’il lui sera impossible de réaliser la seconde, c’est-à-dire d’enlever au capital le gouvernement de la production, et de changer le mode de distribution de la richesse, en supprimant le salariat. N’en déplaise aux théoriciens du socialisme, le gouvernement de la production appartient naturellement au capital et ne peut, quoi qu’on fasse, lui être enlevé, parce qu’il en supporte et peut seul en supporter les risques ; le salariat ne peut être aboli, parce qu’il est le seul mode qui soit adapté à la situation et aux convenances de l’immense majorité des coopérateurs de la production. En d’autres termes, toutes les organisations, tous les systèmes que les socialistes entreprendront de substituer au régime actuel échoueront, parce que ce régime est fondé sur les lois qui gouvernent la production et la distribution de la richesse, et adapté à la nature des choses et des hommes. Cela, ne veut pas dire que la constitution des entreprises de production et le mode de rétribution du travail ne soient point perfectibles. Ils se sont perfectionnés, ils se perfectionneront encore : la constitution des entreprises deviendra plus économique, la rétribution plus utile et équitable. Seulement, ces progrès se réaliseront non par la suppression, mais par l’amélioration du régime actuel.

En dernière analyse, et pour en revenir aux griefs du socialisme contre la « vieille société », les socialistes sont dans le vrai — et c’est ce qui fait leur force, — quand ils affirment que l’accroissement extraordinaire de la richesse, depuis l’avènement de la grande industrie, a profité beaucoup plus aux classes capitalistes qu’à la multitude qui vit du produit de son travail quotidien ; ils sont dans le faux, quand ils prétendent remédier à cet état des choses en substituant des systèmes artificiels de production et de distribution de la richesse au système naturel qui s’est établi, développé et perfectionné de siècle en siècle sous l’impulsion des lois économiques.

Nous nous bornerons, dans ce livre, à examiner la cause qui a vicié, depuis l’avènement de la liberté du travail, la distribution de la richesse, au détriment de la classe ouvrière ; nous voulons parler de la situation inégale de l’entrepreneur et de l’ouvrier dans le débat des conditions du salaire — situation inégale que le père de l’Économie politique, Adam Smith 2, a dénoncée le premier, — et à montrer comment des progrès déjà accomplis ont modifié cette situation, comment d’autres progrès en voie d’accomplissement ou en préparation la modifieront encore et auront pour résultat final d’attribuer à la classe ouvrière la part légitime et nécessaire qui lui revient dans les fruits de la production.



Notes

1. Voir à l’Appendice, note A.

2. Appendice, note B.


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