par M. Gustave de Molinari.
Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes
P. 10. — Influence du progrès industriel sur la qualité et la rétribution nécessaire du travail.
Le progrès industriel substitue communément à l’emploi de la force physique du travailleur celui d’une force mécanique moins coûteuse et plus puissante. Dans les industries que le progrès transforme, on voit, en conséquence, le travail humain changer successivement de nature : de purement physique à l’origine, du moins dans les fonctions inférieures, il devient de plus en plus intellectuel. Si nous examinons, par exemple, l’industrie de la locomotion à ses différentes périodes de développement, nous serons surpris de l’étendue et dé la portée des transformations que le travail dont elle exige le concours a subies sous l’influence du progrès. A l’origine, c’est l’homme lui-même qui transporte les fardeaux en mettant en œuvre sa force musculaire. Il en est encore ainsi dans certaines parties de l’Inde, où les bras et les épaules des coolies sont les seuls véhicules en usage pour transporter les voyageurs aussi bien que les marchandises. Mais l’industrie de la locomotion vient à progresser.
L’homme dompte le cheval, l’âne, le chameau, l’éléphant, et il les assujettit à porter des fardeaux ; il invente encore la charrette, la voiture et le navire. Aussitôt la nature du travail requis pour le transport des hommes et des marchandises se modifie. La force musculaire ne suffit plus, elle ne joue même plus qu’un rôle secondaire dans l’industrie des transports ; le premier rôle appartient désormais à l’adresse et à l’intelligence. Il faut plus d’adresse et d’intelligence que de force musculaire pour guider un cheval, un âne, un chameau, un éléphant, pour conduire une voiture ou une charrette, pour diriger un navire. Survient enfin un dernier progrès. La vapeur est appliquée à la locomotion. La locomotive avec ses longues files de wagons se substitue au cheval, à la charrette, à la diligence ; le bateau à vapeur prend la place du navire à voiles. La fonction du travailleur dans l’industrie des transports acquiert, par suite de cette nouvelle transformation, un caractère intellectuel plus prononcé. Les employés, des chemins de fer ont à déployer plus d’intelligence et moins de force physique que les voituriers, messagers, etc., qu’ils ont remplacés. Dans l’industrie des transports par eau, l’intervention de la vapeur supprime l’outillage humain qui était employé à manœuvrer l’appareil moteur des navires, les mâts, les voiles, les cordages, etc. A cet appareil qui nécessitait encore l’application d’une certaine quantité de force musculaire, la vapeur substitue une machine dont les servants, chauffeurs ou mécaniciens, n’ont guère à faire œuvre que de leur intelligence.
En examinant donc l’industrie de la locomotion à son point de départ et à son dernier point d’arrivée, on s’aperçoit que la proportion dans laquelle elle réclame le concours de la force musculaire et de la force intellectuelle de l’homme s’est progressivement modifiée, et que la dernière a fini par s’y substituer presque entièrement à la première. On obtient le même résultat en étudiant l’action du progrès industriel sur les autres branches de la production, et l’on arrive ainsi à cette conclusion importante, que l’industrie moderne exige dans une proportion moindre que celle des premiers âges du monde l’intervention de la force musculaire de l’homme, mais qu’elle réclame, en revanche, à un bien plus haut degré, le concours de ses facultés intellectuelles et morales.
Cette modification progressive dans la nature des forces requises pour la production ne manque pas de se répercuter dans les frais de production du travail. A mesure que l’intelligence se substitue à la force musculaire dans l’industrie, on voit s’élever le niveau de la rémunération des travailleurs. Ainsi les salaires des voituriers, des cochers, des conducteurs d’omnibus sont plus élevés que n’étaient ceux des porteurs de chaise, mais ils se trouvent à leur tour dépassés par ceux des employés de chemins de fer. De même, il y a apparence que les travailleurs employés dans la navigation à voiles sont mieux rémunérés que ne l’étaient jadis les rameurs, tandis qu’ils le sont plus mal que le personnel employé dans la navigation à vapeur. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que l’intelligence nécessaire à l’exercice d’une industrie perfectionnée exige des frais d’entretien et de renouvellement plus considérables que la force musculaire requise par une industrie encore dans l’enfance ; parce que les frais de production du travail intellectuel sont plus élevés que ceux du travail physique.
En examinant les modifications que subit la nature du travail sous l’influence du progrès industriel, on arrive, en définitive, à une conclusion qui peut être résumée ainsi.
Que le progrès industriel contribue dans toutes les branches de l’activité humaine à élever le niveau des frais de production du travail.
(Cours d’Économie politique ; tome I, huitième leçon. La Part du Travail.)