Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Appendice.

Note M

P. 36. — Les Salaires et la Condition des ouvriers aux XIIIe et XIVe siècles.


La vérité qui se dégage d’une étude approfondie et impartiale du régime des corporations, c’est que la condition de l’ouvrier aux XIIIe et XIVe siècles était supérieure à sa condition actuelle. J’entends parler ici non du plus ou moins de bien-être dont il jouit — il a participé au progrès réalisé dans ce sens, — mais de sa condition morale et sociale, qui n’a cessé d’empirer, en dépit des efforts faits pour la relever.

... Voyons, par le menu, quelle était aux XIIIe et XIVe siècles, la condition de l’ouvrier parisien.

Pour être employé comme tel, le jeune homme sortant d’apprentissage était tenu de représenter le brevet que lui avait délivre son maître. Mais comme, en général, ni le maître ni l’apprenti ne savaient écrire, on se contentait du témoignage de ce dernier.

On se montrait plus exigeant envers l’ouvrier ayant déjà servi. En effet, aussi bien que l’apprenti, un contrat presque, toujours verbal le liait à son maître, vis-à-vis de qui il s’engageait pour une année, pour un mois, pour un jour, voire pour un travail déterminé. De là le nom d’alloué sous lequel il est souvent désigné. L’ouvrier qui demandait à être embauché devait donc prouver d’abord qu’il était libre de tout engagement antérieur. Une simple affirmation du dernier maître ne suffisait même pas ; on exigeait de lui un serment prêté sur les reliques de quelque saint. L’ouvrier arrivé de la province ou de l’étranger était également tenu d’établir qu’il avait « fait le gré de son mestre de qui il sera parti ». Très sagement, les fermaillers lui demandaient aussi de prouver qu’il s’était soumis à un apprentissage de huit ans au moins, temps imposé aux apprentis de Paris.

Tous les membres de la corporation se regardant comme solidaires, ils en refusaient l’entrée aux paresseux, aux débauchés, aux bannis, aux voleurs, aux meurtriers. « Nus maistres, disent les statuts des boucliers d’archal, ne doit souffrir li vallit qui ne soit bons et loiaus, ne reveeurs, ne mauvès garçon. » Dans certains métiers, on n’admettait même pas l’ouvrier qui avait une maîtresse : « Nus, disent les drapiers, ne doit souffrir entour lui ne entour autre du mestier, larron, ne murtrier, ne houlier (débauché) qui tiegne se meschine (maîtresse), au chans ne à l’ostel ». Les tis­serands se prononcent plus énergiquement encore dans leurs statuts de 1281. Ils s’engagent à repousser « tout houlier qui entretient sa putain aus chans » ; l’ouvrier voulant, introduire une femme dans l’atelier doit établir « par bons tesmoins ou par créabilité de. Sainte Yglise, que il a espousé la.fame ».

La corporation se préoccupait aussi du vêtement des ouvriers, voulait qu’ils fussent toujours propres, même pendant le travail, « pour nobles genz, contes, barons, chevaliers et autres bonnes genz qui aucunes fois des­cendent en leurs ouvrouers ». Les fourbisseurs qui s’expriment ainsi devaient en effet recevoir souvent la visite des gentilshommes ; aussi refusent-ils d’engager un ouvrier dont le vêtement ne représente pas une valeur de cinq sous, soit peut-être une trentaine de francs de notre monnaie. Le texte dit « cinq soudées de rob », mot qui désigne, selon toute apparence, un trousseau complet, car l’ouvrier était presque toujours logé et nourri chez son maître. Les foulons, en relations moins fréquentes avec la noblesse, se contentent d’abord d’un trousseau de douze deniers ; mais, dès 1443, il doit représenter quatre sous parisis. L’ouvrier du XIIIe siècle s’habillait donc proprement, et tout porte à croire qu’il soignait sa toilette autant que l’ouvrier de nos jours 1.


La stabilité est le caractère de cette époque, comme l’instabilité est la marque de la nôtre. Le jeune homme travaille comme ouvrier dans la ville où il a été apprenti et où il espère devenir maître, et dans les professions à longs engagements il change peu de patrons. Sa vie est toute réglée. La cloche de matines, celle des vêpres et de l’angelus marque le commencement et la fin du travail. Les heures supplémentaires, les moments de presse excessive n’étaient guère connus alors, non plus que le travail du dimanche. La journée finissait le samedi vers deux heures de l’après-midi, comme encore aujourd’hui en Angleterre. On voulait laisser à l’ouvrier, et surtout à l’ouvrière, bien qu’il y eut moins de métiers occupant des femmes qu’il n’y en a aujourd’hui, le loisir de s’occuper des soins du ménage, afin d’avoir entière la liberté du dimanche.

Le maître, avant d’engager un compagnon, devait s’assurer qu’il avait une tenue convenable ; on exigeait dans certains métiers qu’il eût plusieurs robes. Il était souvent, lorsque l’engagement était à long terme, logé et nourri chez le maître, comme le sont encore nos journaliers des campagnes, c’est d’ailleurs ce qu’exprime le mot même de compagnon (cum pane), et c’était une chose qui contribuait singulièrement à maintenir ce bon accord entre ouvriers et patrons qui nous apparaît aujourd’hui comme une sorte d’idéal de plus en plus éloigné.

La condition de l’ouvrier était donc alors très supportable, et j’ajouterai, avec les enseignements que la critique moderne nous fournit, qu’elle devait être supérieure à celle de nos ouvriers. Le salaire d’alors, comparé au prix des denrées, assurait aux compagnons du XIIIe, du XIVe siècle, une vie matérielle plus large que celle de nos ouvriers. Ils n’étaient pas mal logés, car la cherté et l’insalubrité des locaux destinés aux classes laborieuses des grandes villes sont un mal de notre époque. L’ameublement était, il est vrai, plus grossier, mais il était conforme au goût du temps et contentait les besoins des hommes d’alors, ce que ne font pas nos mobiliers plus raffinés d’aujourd’hui. Ils semblent n’avoir pas été plus mal vêtus, car peu d’ouvriers actuellement trouveraient à s’occuper s’ils devaient prouver qu’ils ont cinq à six costumes. Enfin les chômages périodiques, cette plaie de notre industrie moderne, étaient inconnus ; en dehors des grandes crises qui arrêtent la vie ordinaire, l’ouvrier incorporé était assuré d’avoir du travail.

(P.-Hubert Valleroux. Les Corporations d’Arts et Métiers et les Syndicats professionnels en France et à l’Étranger, p. 42.).



Note

1. Alfred Franklin. La Vie privée d’autrefois, chap. II, L’Ouvrier.


Précédent  |  Suite  |  Table des matières  |  Page Molinari  |  Page d’accueil