Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Chapitre V — La disparition de l’ancien régime économique et l’avènement du nouveau.

Pourquoi nous pouvons mieux que les économistes du XVIIIe siècle, nous rendre compte de la raison d’être du régime des corporations. — Que ce régime n’était autre chose qu’un vaste système d’assurance. — Ses imperfections. — Progrès qui ont déterminé sa transformation et finalement son abandon. — Causes de l’abolition de l’esclavage et du servage ; — de la décadence et de la chute des corporations.


L’organisation de la production, telle que nous venons de l’esquisser, se retrouve sous des formes analogues dans toutes les sociétés de l’antiquité et du moyen âge. Partout, les domaines ruraux où se produisent les denrées alimentaires sont possédés par une classe supérieure maîtresse de l’État, et cultivés par des esclaves ou des serfs; partout les industries, les métiers et les professions constituent des, corporations, propriétaires du marché qu’elles approvisionnent, mais soumises à des règles destinées à protéger les intérêts en présence, — intérêts des entrepreneurs, intérêts des ouvriers, intérêts des consommateurs.

Lorsque cette organisation a cessé d’être adaptée à l’état nouveau auquel les progrès matériels et moraux réalisés dans le cours des siècles avaient amené les sociétés en voie de civilisation, c’est avec raison que les économistes et les philosophes du XVIIIe siècle se sont ligués pour déblayer le sol de ce qui en restait. Mais n’ayant sous les yeux qu’un édifice en ruines qui avait cessé d’être un abri pour devenir un obstacle, ils ne se rendaient point compte des nécessités qui l’avaient fait élever, et de l’utilité qu’il avait eue. Maintenant qu’il s’est effondré et que nous n’avons plus à lutter contre les intérêts attardés qui s’y cantonnaient, nous pouvons nous faire une idée plus juste de ce qu’on se plaisait à nommer un monument de la barbarie de nos pères. En examinant de plus près et sans parti pris les différentes parties de ce monument, l’esclavage, le servage, le régime corporatif, sans parler de la servitude politique qui en était la clé de voûte, nous pouvons apprécier leur raison d’être. Chose plus importante encore, nous trouvons dans cette étude du passé des indications indispensables pour le présent et l’avenir. Ces nécessités auxquelles pourvoyaient les institutions de l’ancien régime n’ont point toutes disparu. Et si ces institutions ont cessé d’être adaptées à l’état nouveau des sociétés, cela ne veut pas dire qu’il n’y ait rien à mettre à la place, cela veut dire qu’il faut les transformer, en se servant pour opérer cette transformation ou cette adaptation des données que nous fournit le passé.

Qu’était-ce en définitive que cette organisation de l’ancien régime ? Ce n’était autre chose qu’un vaste et complet système d’assurance. Chacune des sociétés particulières entre lesquelles se partageait le monde en voie de civilisation, était gouvernée par une corporation ou une caste, propriétaire de l’État et, par conséquent, intéressée au plus haut point à le défendre. Elle s’était approprié et partagé le sol qu’elle avait conquis sur l’animalité et les races inférieures de l’espèce humaine. Dans chaque domaine, le maître, le seigneur gouvernait par lui-même ou par ses subordonnés, le personnel employé à la production des denrées alimentaires et des autres articles nécessaires à la vie. Ce personnel était la propriété du maître du sol, et il en usait à son gré. Mais il était intéressé à en user utilement. Il appliquait ses facultés et ses ressources à la défense et à l’exploitation de son domaine, et son intérêt l’excitait à gouverner le personnel d’esclaves employés à le mettre en valeur de manière à assurer leur conservation. Cette assurance, il la leur faisait payer cher, mais leur condition n’eût-elle pas été pire, s’ils avaient été abandonnés à eux-mêmes ? D’ailleurs, ne lui coûtait-elle pas cher à lui-même ? Ce qui l’atteste, c’est l’empressement qu’il mettait à se débarrasser des charges qu’elle lui imposait, en transformant l’esclavage en servage, quand l’esclave acquérait dans une mesure suffisante la capacité de pourvoir à ses besoins et à ceux de sa progéniture. Cette transformation de la forme primitive, de l’assurance, c’est sous l’influence de l’intérêt des propriétaires d’esclaves et de leur consentement, qu’elle s’est généralement accomplie lorsque les progrès de la capacité économique et morale des esclaves l’eût rendue avantageuse aux uns et aux autres. C’est sous la même influence que les esclaves qui étaient employés à la production des articles du vêtement, du logement, de l’ornementation, etc., furent autorisés à disposer du fruit de leur travail, en échange d’une simple redevance et à charge de pourvoir eux-mêmes à leur subsistance. Seulement, la différence entre la nature de la production alimentaire et celle des autres branches d’industrie, détermina dans celles-ci la création d’une forme nouvelle de l’assurance. Tandis que les agriculteurs demeuraient disséminés dans toute l’étendue du domaine seigneurial, les artisans et les ouvriers des autres branches de la production se concentraient sur un point, et à mesure qu’ils s’enrichissaient et devenaient plus capables de se gouverner, ils se libéraient de la tutelle seigneuriale. Mais les mêmes nécessités auxquelles avait pourvu l’esclavage, auxquelles pourvoyait encore le servage, agirent alors pour déterminer la création et l’organisation successive du régime corporatif avec sa triple assurance conservatrice des intérêts de l’entrepreneur, de l’ouvrier et du consommateur.

Ce système d’assurance adapté aux conditions d’existence des anciennes sociétés n’était pas parfait sans doute : l’esclavage et le servage rendaient le travail moins productif que ne l’a été plus tard la liberté, en n’intéressant point ou en n’intéressant que faiblement le travailleur à ses résultats ; le régime corporatif avait le défaut de ralentir les progrès de l’industrie, en imposant des procédés uniformes de fabrication et en enrayant l’action delà concurrence, il rejetait aussi ou il laissait en dehors de ses cadres un caput mortuum, un déchet humain, composé des incapables, des vicieux qui demandaient leurs moyens d’existence à la mendicité, au vol, au brigandage et à la prostitution, mais si imparfaite que fût cette assurance, elle n’en garantissait pas moins les sociétés contre des risques d’anarchie et de destruction dont il leur eût été impossible de se préserver autrement, dans leur état rudimentaire de développement économique et moral.

Comment, sous l’influence de quels progrès, ce système d’assurance a-t-il cessé de remplir son office et a-t-il disparu ?

L’esclavage et le servage, qui en étaient les deux pièces principales, ont disparu généralement, comme nous venons de le voir, sous l’influence de l’accroissement de la capacité gouvernante des classes assurées et de l’intérêt de la classe assurante. A mesure que l’esclave ou le serf s’est senti plus capable de se tirer d’affaire et de couvrir lui-même les risques de son existence, le prix auquel la servitude lui faisait payer la couverture de ces risques lui a paru plus onéreux et il a aspiré à se décharger de l’obligation de le fournir. De son côté, le propriétaire a trouvé alors autant de profit à se débarrasser de l’entretien de l’esclave ou de la protection du serf, que ceux-ci en trouvaient à s’affranchir de son joug.

Ce sont les dommages que l’émancipation des nègres a causés aux propriétaires dans le nouveau monde qui ont fait inférer trop légèrement que la libération des esclaves et des serfs a dû s’opérer en Europe contre le gré et malgré l’opposition des propriétaires. Mais la situation n’était pas la même. Dans le nouveau monde, les nègres esclaves étaient relativement peu nombreux, et, grâce au climat, ils n’avaient que peu de besoins. L’émancipation ne pouvait manquer en conséquence de raréfier à l’excès l’offre du travail et de priver ainsi les propriétaires de la quantité nécessaire à la culture de leurs plantations. Dans ces conditions, l’émancipation était ruineuse. Il en était autrement en Europe, aux époques florissantes du moyen âge, où l’esclavage et le servage ont presque entièrement disparu. La population était nombreuse, les esclaves et les serfs étaient arrivés à un degré de développement intellectuel et moral que le nègre n’a pas encore atteint, le climat les obligeait d’ailleurs à pourvoir plus complètement aux besoins du vêtement et du logement. En les affranchissant comme le fit le roi Louis le Hutin dans ses domaines, le propriétaire y trouvait son profit. Et ce serait bien mal connaître la nature humaine que de croire qu’il aurait consenti à les affranchir, s’il avait dû y perdre 1.

Le régime corporatif fut abandonné à son tour lors­qu’il cessa d’être profitable : il aurait cessé d’exister en France, même si les réformateurs du XVIIIe siècle ne l’avaient point aboli ; il s’était déjà effondré en Angleterre sans qu’il eût été nécessaire de le supprimer. C’est l’agrandissement général des débouchés de la production, causé par l’extension de la sécurité, les progrès de l’outillage, et le développement des moyens de communication qui l’a fait disparaître. Des industries libres des entraves que le régime corporatif opposait au progrès s’établirent en dehors du marché approprié aux corporations, ordinairement dans les faubourgs des cités. Grâce au bon marché de leurs produits elles s’emparèrent des débouchés nouveaux qui s’ouvraient devant elles. Réduites à leur marché réservé, les industries incorporées tombèrent en décadence, et dans les pays où elles ne renoncèrent pas d’elles-mêmes à leurs privilèges, elles furent les premières à profiter des réformes qui les leur enlevèrent pour les soumettre au régime de la liberté de l’industrie.

Nous n’avons ici à nous occuper de ce régime nouveau qu’au point de vue des rapports des entrepreneurs et des ouvriers, du capital et du travail, et de la situation qu’il a faite à la classe nombreuse qui vit des produits de son travail quotidien.

Désormais cette classe était dégagée des liens de l’esclavage, du servage et des corporations ; elle devenait libre, mais, en même temps, elle cessait de posséder les garanties que lui fournissait l’ancien régime. Elle devait se gouverner elle-même, débattre les conditions de sa coopération à la production, s’assurer par sa prévoyance contre les risques de l’existence, remplir toutes les obligations auxquelles l’individu libre est naturellement assujetti, en un mot supporter la pleine responsabilité de sa destinée.

Possédait-elle la capacité nécessaire pour défendre ses intérêts, gouverner utilement ses affaires et sa vie ?



Note

1. Appendice. Note N.


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