Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Chapitre VI — Les commencements du régime de la liberté de l’industrie et du travail.

Causes qui excitaient les travailleurs à s’affranchir des liens de l’esclavage et du servage. — Les bienfaits de la liberté. — Les travailleurs possédaient-ils la capacité nécessaire pour la supporter et se trouvaient-ils en situation d’échanger leur travail dans des conditions d’égalité ?—Leur infériorité sous le double rapport de la disposition du temps et de l’espace. — Leur incapacité à limiter leur nombre. — Que cet état d’infériorité et d’incapacité devait avoir pour résultat inévitable de faire tomber le prix du travail au-dessous du taux nécessaire et d’en prolonger à l’excès la durée. — Le paupérisme.


Si l’on considère les charges et les entraves au prix desquelles l’esclave, le serf et l’ouvrier des corporations achetaient la sécurité de l’existence, sécurité qui n’était pas d’ailleurs toujours pleinement assurée, on s’expliquera qu’à une époque où ils avaient acquis déjà un certain développement moral, la liberté leur ait paru un bienfait inestimable. L’esclave était nourri, vêtu, logé, son existence était assurée, mais à quel prix ? Il pouvait être séparé de sa femme et de ses enfants, vendu au loin ; il subissait, sans défense, le pouvoir absolu d’un maître ou pis encore de ses intendants et de ses contremaîtres ; il travaillait sous le bâton, il était une simple bête de somme. La condition d’un serf sans doute était meilleure ;.il ne pouvait être vendu qu’avec la terre ; il pouvait avoir une famille, la coutume le protégeait dans quelque mesure contre l’excès des corvées et des redevances ; mais il était livré, sans aucun recours, à la juridiction seigneuriale, ses biens retournaient au seigneur, il ne pouvait se marier à son heure et à sa convenance, ni se déplacer à moins d’y être autorisé et de payer une redevance au seigneur dont il était le cheptel. En échange de ces charges et de ces entraves, il n’avait à attendre d’autres secours que ceux qu’il plaisait au seigneur de lui accorder, et que celui-ci n’était plus que faiblement intéressé à lui fournir lorsque les
affranchissements eurent augmenté le nombre des ouvriers libres, dont le travail était plus efficace que celui des corvéables. L’ouvrier des corporations ne pouvait qu’exceptionnellement arriver à la maîtrise, c’est-à-dire s’élever à la condition d’entrepreneur, et, avant d’exercer son métier, il devait passer par de longues et pénibles années d’apprentissage, il pouvait rarement changer de maître, — les maîtres s’interdisant d’embaucher les ouvriers qui abandonnaient, pour n’importe quel motif, l’atelier d’un membre de la corporation ; enfin il était soumis à un régime de surveillance inquisitoriale au point de vue moral et religieux.

Toutes ces entraves, toutes ces charges disparaissaient sous le nouveau régime. L’ouvrier devenait son propre maître. Il pouvait disposer librement de son travail, le porter sur le marché le plus avantageux, sans demander aucune autorisation, sans payer aucune redevance, se marier et élever ses enfants à sa guise, enfin devenir maître à son tour. Comment n’aurait-il pas échangé avec joie son ancienne condition contre la nouvelle ?

Seulement, en devenant libre, il devenait aussi responsable de son existence et de celle de sa famille. Encore une fois, possédait-il les ressources matérielles et la capacité morale nécessaires pour supporter le poids de cette responsabilité ? Était-il en état de défendre ses intérêts et de gouverner utilement ses affairés et sa vie ?

Ses affaires d’abord. Ses moyens d’existence dépendaient de la mise en œuvre de ses facultés productives, autrement dit de l’emploi de son travail. Maintenant, son travail lui appartenait. Il pouvait l’échanger contre un salaire ou l’employer pour son propre compte, en entreprenant une industrie ; mais le nombre des entreprises possibles était naturellement limité, et à mesure que le progrès, en transformant la machinerie de la production, nécessitait l’agrandissement des exploitations, ce nombre diminuait. Sous le régime de la petite industrie, une entreprise ne comportait guère plus de dix ouvriers pour un patron ; sous le régime de la grande industrie, elle en comportait cent, mille et davantage. Le nombre des ouvriers qui pouvaient user de la liberté de l’industrie pour devenir patrons, ne comprenait qu’une partie de plus en plus faible de la classe ouvrière. La nécessité de demander leurs moyens d’existence à la location de leurs forces productives, à l’échange de leur travail contre un salaire, s’imposait donc à l’immense majorité des travailleurs.

A la vérité, cet échange était libre. L’ouvrier pouvait à son gré l’accepter ou le refuser, en débattre le taux et les conditions ; mais l’échange est un phénomène régi par des lois naturelles, inflexibles et immuables, qui gouvernent le prix du travail comme celui de toute autre marchandise, et, dans la situation d’inégalité où se trouvait l’ouvrier vis-à-vis des entrepreneurs auxquels il offrait son travail en échange d’un salaire, ces lois agissaient à son détriment.

Si un échange ne peut se conclure à moins de procurer un avantage aux deux parties, cet avantage peut, en revanche, être inégalement partagé. Il ne peut l’être également qu’à deux conditions,- d’abord que les deux échangistes disposent au même degré du temps et de l’espace, ensuite que les quantités offertes au marché ne dépassent point les quantités demandées ou ne demeurent point au-dessous.

Ces conditions étaient-elles remplies ? Y avait-il égalité de situation entre les deux parties dans le débat du salaire ? Le besoin que l’entrepreneur avait du travail de l’ouvrier était-il aussi intense que celui que l’ouvrier avait du salaire de l’entrepreneur ? L’ouvrier possédait-il les ressources nécessaires pour subsister sans travailler, aussi longtemps que l’entrepreneur sans produire ? En un mot, l’ouvrier pouvait-il disposer du temps au même degré que l’entrepreneur ? A cet égard, l’inégalité était flagrante. L’immense majorité des ouvriers vivaient au jour le jour ; trop souvent même ils étaient endettés chez le boulanger, le logeur, le cabaretier ; bien peu d’entre eux, comme le remarquait Adam Smith, pouvaient subsister un mois et même une semaine sans travailler, tandis que les entrepreneurs pouvaient supporter beaucoup plus longtemps les pertes résultant d’un chômage, sans que ces pertes les exposassent, d’ailleurs, à mourir d’inanition, eux et leur famille.

Les ouvriers et les entrepreneurs disposaient-ils au même degré de l’espace ? A une époque où les moyens de communication étaient coûteux et lents, où les agences de renseignements à l’usage du travail faisaient généralement défaut, les ouvriers se trouvaient confinés en fait, sinon en droit, dans la localité où ils étaient nés, et où ils étaient obligés d’accepter les conditions que leur imposaient les entrepreneurs, moins pressés d’employer leur travail qu’ils ne l’étaient de recevoir un salaire. Ces facilités qui leur manquaient pour porter leur travail sur le marché le plus avantageux, les entrepreneurs les possédaient. Lorsqu’ils avaient besoin d’un supplément d’ouvriers que la localité ne pouvait leur fournir, ou lorsque les ouvriers locaux ne consentaient point à subir leurs conditions, ils pouvaient, grâce à la supériorité de leurs ressources et de leurs moyens d’information, aller recruter, dans les endroits où le travail était abondant et à vil prix, tout le contingent dont ils avaient besoin, soit pour combler les vides de leurs ateliers, soit pour réduire à merci les récalcitrants.

Dans cette situation inégale, au point de vue du temps et de l’espace, il restait aux ouvriers une ressource : c’était de limiter leur nombre, de manière à maintenir l’offre du travail au-dessous de la demande, dans une mesure telle que l’excès de la demande sur l’offre compensât l’inégalité d’intensité des besoins des vendeurs et des acheteurs. Mais les ouvriers, loin de limiter leur nombre depuis que les autorisations et les règlements restrictifs des mariages avaient disparu, se multipliaient sans se préoccuper de l’état de leur marché ; ils pullulaient, et à l’inégalité provenant de la moindre disposition du temps et de l’espace, venait s’ajouter celle d’un excès presque général de l’offre sur la demande.

Le résultat de cette double inégalité de situation a été et devait être l’accroissement, jusqu’à la limite du possible, de la quantité de travail exigée de l’ouvrier, et l’abaissement progressif de sa rétribution. Les socialistes se plaisent à attribuer ce résultat à l’avidité sans scrupule des entrepreneurs et à la tyrannie du capital. Mais est-il nécessaire de dire que les entrepreneurs et le capital ne peuvent être rendus responsables d’un phénomène qu’il n’était pas en leur pouvoir d’empêcher. Les entrepreneurs d’industrie s’appliquent et doivent s’appliquer incessamment à diminuer leurs frais de production ; ils y sont obligés, sous peine de ruine, par la pression de la concurrence. Qu’il s’agisse donc de matières premières, d’outils, de machines ou de travail, ils s’efforcent d’en obtenir la plus grande quantité au plus bas prix possible, et ils n’ont pas à s’enquérir si les producteurs les leur cèdent à perte ou avec bénéfice, à un prix rémunérateur ou non. Ce n’est point leur affaire. Que les détenteurs de ces articles soient plus pressés de les vendre qu’ils ne le sont de les acheter, qu’ils se fassent une concurrence plus serrée, que le prix des matières premières, des outils, des machines ou du travail s’avilisse en conséquence, les entrepreneurs d’industrie ne peuvent être rendus responsables de sa chute. Ils en profitent pour le moment, mais, si cet état de choses se prolongeait, si ceux qui leur fournissent les matériaux et les agents de la production finissaient par se ruiner, cette ruine n’entraînerait-elle pas la leur ? L’abaissement de la qualité du travail, en particulier, déterminé par un excès de sa durée joint à une réparation insuffisante, ne serait-il pas pour l’industrie d’un pays une cause de décadence sous un régime de concurrence universelle ?

Nous avons vu, en effet, que le travail a un prix nécessaire, consistant dans les frais de bon entretien et de reproduction du travailleur, frais qui différent selon la qualité du travail et qui s’accroissent à mesure que l’industrie, en se perfectionnant, exige une qualité plus élevée ; mais ce prix nécessaire n’est qu’un point idéal vers lequel gravite le prix courant quand il n’est point entravé dans son mouvement par des obstacles naturels ou artificiels. Or, au début du régime de la liberté de l’industrie, ces obstacles qui résidaient dans l’inégalité de situation des parties en présence et dans la concurrence désordonnée des travailleurs, ces obstacles, disons-nous, étaient tels qu’ils devaient, dans bien des cas, déterminer l’abaissement du salaire au dernier minimum possible.

Quel était ce minimum ? C’était la quantité de matériaux de subsistance et d’entretien indispensables à l’alimentation actuelle des forces du travailleur, combinée avec le maximum de durée du travail. Que le salaire soit descendu à ce minimum et que la durée du travail se soit élevée à ce maximum dans les localités et les industries où les ouvriers dépourvus d’avances se trouvaient dans l’impossibilité d’attendre ou de se déplacer, et se faisaient une concurrence au rabais, c’est un fait qu’on ne peut malheureusement révoquer en doute. Une des premières conséquences de ce fait a été, lorsque le salaire eut cessé de comprendre l’entretien nécessaire de la famille, d’obliger la femme à abandonner le soin de son ménage pour subvenir elle-même à sa subsistance. Mais en mettant son travail au marché, elle a augmenté l’inégalité de l’offre et de la demande, et contribué à l’abaissement du niveau général de la rétribution de la classe ouvrière. Il a fallu recourir aussi au travail des enfants, et l’offre de ce travail supplémentaire, tout en procurant aux familles un accroissement immédiat de ressources, a eu pour effet de précipiter la chute du salaire.

Si les ouvriers avaient été prévoyants et économes, s’ils avaient limité leur reproduction, à l’exemple des classes supérieures, en ne mettant au monde que le nombre d’enfants qu’ils avaient les moyens de nourrir et d’élever avec leur propre gain, le prix du travail aurait pu se maintenir à un niveau moins destructeur de leurs forces et de leur santé. Mais les ouvriers n’étaient généralement, à l’époque de leur libération, ni prévoyants ni économes, et les conditions physiques et morales que leur faisait l’excès du travail et l’insuffisance du salaire n’étaient point propres à développer chez eux la capacité du gouvernement de soi-même. La durée excessive du travail — la journée atteignant et dépassant même fréquemment douze heures — provoquait le besoin d’un excitant, l’alcool, qui leur procurait un secours temporaire, mais au prix d’un affaiblissement ultérieur et d’une abréviation de la durée de leurs forces productives. La condition de la classe ouvrière a été ainsi s’abaissant d’une manière continue, dans la première période du régime de la liberté de l’industrie. On a vu alors apparaître et s’étendre, dans des proportions effrayantes, un mal inconnu sous le régime de l’esclavage, du servage et des corporations, le mal du paupérisme.

De tous temps, il y avait eu sans doute un résidu de misérables, exclus par leur incapacité ou leurs vices des cadres de la production, mais ce résidu social ne constituait qu’une faible minorité, en comparaison de la multitude dont l’existence était assurée par la servitude. Lorsque cette assurance eut disparu, sans que ceux dont elle sauvegardait l’existence l’eussent remplacée en s’assurant eux-mêmes par la prévoyance et l’économie, lorsque cette multitude se trouva obligée de livrer son travail dans les conditions inégales que nous venons de décrire et de gouverner elle-même ses affaires et sa vie, sans posséder la capacité morale qu’exigeait ce gouvernement difficile, le contingent des misérables dut s’accroître en raison des risques que l’assurance de la servitude avait cessé de couvrir. Le paupérisme apparaissait comme la conséquence inévitable de l’émancipation peut-être trop hâtive de la classe ouvrière.


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