Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Chapitre VII — Le paupérisme. La charité publique.

Perturbations causées par le progrès industriel dans les conditions d’existence de la classe ouvrière. — La transformation et le déplacement du travail. — L’état précaire des débouchés. — Résumé des causes du paupérisme. — Insuffisance de la charité privée pour arrêter le débordement de la misère. — Nécessité d’y adjoindre la charité publique. — Inefficacité et vices de la charité privée et publique. — Les effets de la charité publique en Angleterre. — Qu’elle agissait comme une cause d’abaissement des salaires. — La législation des pauvres et Malthus. — Comment et dans quelles limites la charité est utile.


Ce qui caractérisait l’ancien régime de la production, c’était, comme nous l’avons vu, le morcellement des marchés, et leur isolement naturel ou artificiel. La généralité des matériaux de la consommation, à l’exception d’un petit nombre d’articles de luxe, étaient produits dans les limites du domaine seigneurial. Le paysan, serf ou colon, cultivait le lopin de terre dont la jouissance lui était concédée en échange de la corvée et des autres redevances. Il se nourrissait du produit de sa petite exploitation, bâtissait lui-même son humble demeure et ne demandait aux industriels et aux marchands du bourg ou de la cité, que quelques-unes des étoffes grossières de son vêtement, et des articles de parure. Le seigneur vivait de même des produits alimentaires de son domaine agricole et, en échange du surplus, il s’approvisionnait des produits de l’industrie locale et de ceux que lui fournissait d’habitude le commerce intermittent des foires. Ces derniers articles, assez peu nombreux exceptés, le marché était approprié à ses fournisseurs agricoles ou industriels, la concurrence entre eux était limitée, et les prix fixés par la coutume demeuraient presque invariables ; ceux des produits agricoles, seuls, subissaient l’influence de la variabilité de la température. Le progrès était lent, l’horizon borné, en revanche les existences étaient stables.

Une série de découvertes et d’inventions qui ont, principalement à dater du XVe siècle, agrandi les débouchés de l’industrie et déterminé la transformation de son outillage, ont mis fin à ce régime et modifié profondément les conditions d’existence des sociétés et des individus. Au XVIIIe siècle, un pas décisif a été fait dans la voie nouvelle, par l’invention de la machine à vapeur et des métiers mécaniques. Les industries de la filature et du tissage ont multiplié leurs produits, et, grâce à l’abaissement des prix, elles les ont substitués à ceux de la quenouille et du métier à la main. Mais ce progrès occasionnait, dans l’existence de la classe ouvrière, deux perturbations inévitables : la première en enlevant aux fileuses et aux tisserands à la main la plus grande partie, parfois même la totalité de leur gagne-pain, sans qu’il fût toujours possible à ces victimes du progrès de trouver un autre emploi ; la seconde, en obligeant la classe ouvrière à aller s’entasser dans les localités où se concentrait l’industrie manufacturière. Dans les premiers temps, les salaires y étaient relativement élevés, mais à mesure que les ouvriers y affluaient, l’augmentation de l’offre du travail faisait baisser le taux de sa rétribution. Ce mouvement de baisse était encore accéléré par l’imprévoyance avec laquelle les ouvriers se multipliaient. Ils se trouvèrent à la merci d’un nombre d’entrepreneurs de plus en plus réduit, à mesure que les manufactures s’agrandissaient, et le salaire ne tarda pas à tomber au-dessous du taux nécessaire pour subvenir aux besoins d’une famille. Le supplément de ressources qu’apporta alors le travail des enfants, agit comme un nouvel encouragement à l’accroissement de la population ouvrière. Dans une famille nombreuse, l’exploitation hâtive du travail des enfants devint assez lucrative pour procurer, en sus des frais d’élève, un profit qui permettait fréquemment au père d’abandonner l’atelier pour vivre aux dépens de sa progéniture.

La classe ouvrière ne souffrait pas seulement de la chute du salaire, à mesure que l’offre du travail augmentait, elle souffrait plus encore de l’état précaire des débouchés. Sous l’ancien régime, le marché de l’industrie localisée était étroit, mais stable, protégé comme il l’était par la difficulté des communications, l’interdiction de la concurrence étrangère, et la limitation de la concurrence intérieure. Sous le nouveau régime, le marché était étendu, mais à l’étranger il pouvait être et il était souvent, rétréci ou même fermé par la guerre ou le relèvement des tarifs douaniers ; à l’intérieur, il subissait le contre-coup des événements .qui le rétrécissaient au dehors. Fréquemment encore, une excitation désordonnée à multiplier les entreprises était suivie d’une crise qui provoquait la faillite des entreprises surabondantes, et la fermeture des ateliers. Une multitude d’ouvriers, pour la plupart dénués de ressources, se trouvaient ainsi privés, du jour au lendemain, de leurs moyens d’existence.

L’abaissement anormal des salaires, résultant de l’affluence excessive et de la multiplication imprévoyante de la classe ouvrière dans les districts manufacturiers et miniers, les chômages résultant de l’instabilité des débouchés, tels furent les phénomènes qui signalèrent en Angleterre d’abord, puis dans les autres pays, l’enfantement douloureux de la grande industrie, et y firent succéder au mal local de la misère, le mal général du paupérisme. La charité privée avait suffi pour soulager la misère, elle devenait insuffisante pour fournir un complément nécessaire de ressources à une multitude qui ne trouvait plus les moyens de subsister dans un salaire abaissé au minimum en échange d’un maximum de travail, qui, de plus, était exposée au péril nouveau des crises et des chômages, et qui d’ailleurs se montrait incapable d’aménager économiquement son revenu. Il fallut recourir à la charité publique.

Malheureusement, l’expérience ne tarda pas à mettre en lumière le peu d’efficacité actuelle de ce remède empirique et les conséquences nuisibles de son application.

Le défaut le plus grave de la charité soit privée soit publique, c’est d’affaiblir le ressort de la responsabilité individuelle et d’encourager l’imprévoyance. Si vous ouvrez des hospices pour les enfants et les vieillards, ils seront bientôt encombrés, et la population qui fournit leur clientèle sera moins excitée à s’imposer les privations nécessaires pour subvenir aux frais d’élève des enfants et à économiser pour subsister pendant la période improductive de la vieillesse. Si vous multipliez les hôpitaux, vous découragerez l’épargne destinée à pourvoir aux frais des maladies et des accidents. Si vous assurez des secours aux victimes des chômages et de l’insuffisance des salaires, vous verrez bientôt le nombre des clients de la charité dépasser les ressources qu’elle peut fournir.

Cependant, si nuisibles que pussent être les effets ultérieurs des remèdes de la charité, pouvait-on se dispenser de les appliquer ? Ne fallait-il pas courir au plus pressé ? Pouvait-on refuser l’assistance aux malades, aux infirmes, aux incapables de gagner leur vie ? Pouvait-on laisser périr sans secours des populations entières, qu’une crise et un chômage imprévus privaient soudainement de leurs moyens d’existence ? Que les conséquences de la charité fussent nuisibles ou non, elle s’imposait, dût-elle, en soulageant la misère présente, accroître la misère future.

C’est en Angleterre surtout que l’impuissance de la charité privée ou publique à remédier au paupérisme a été manifeste. En aucun pays, la charité privée ne s’est montrée plus active et plus généreuse : les fondations particulières, destinées à soulager toutes sortes de maux, y sont innombrables, et une législation datant du règne d’Élisabeth y a créé, en faveur de la classe paupérisée une dîme analogue à celle qui pourvoit à l’entretien de l’Église anglicane. Cette dîme appartient aux pauvres : la loi leur reconnaît le droit d’y participer : il leur suffit d’établir leur qualité de pauvres pour recevoir les secours de la charité publique.

L’effet le plus décevant de cette intervention active de la charité privée et publique pour soulager les maux de la classe ouvrière et améliorer sa condition, a été d’abaisser le niveau du revenu qu’elle tirait du salaire à peu près dans la proportion de celui que la charité mettait, sous une forme ou sous une autre, à sa disposition. Ce résultat pouvait cependant être prévu. Tous les obstacles qui empêchaient, sous l’ancien régime, les classes inférieures de pulluler, ayant disparu sans être remplacés par la prévoyance, elles ne se préoccupaient point de proportionner leur nombre aux besoins d’un marché désormais librement ouvert, et dont l’étendue leur semblait illimitée, où d’ailleurs les enfants étaient un article particulièrement demandé. Mais si l’offre croissante des bras, produits par une reproduction déréglée, faisait baisser le salaire, il y avait toutefois une limite au-dessous de laquelle il ne pouvait descendre : celle du minimum de subsistance et d’entretien actuels du travailleur. Or, que faisait la charité ? En multipliant les secours, en ajoutant au revenu que les familles ouvrières tiraient du salaire de leurs membres, un revenu supplémentaire, elle permettait d’abaisser le niveau minimum du salaire au-dessous du nécessaire. Cela étant, il fallait bien combler, par l’augmentation des secours de la charité, un déficit que la charité même avait creusé. Un moment arriva où la dîme que la taxe des pauvres prélevait sur la généralité des contribuables devint une simple subvention allouée aux entrepreneurs d’industrie. Les contribuables n’étaient plus taxés, en réalité, au profit des pauvres, ils l’étaient au profit des industriels, et la taxe allait s’alourdissant, à mesure que s’abaissait le niveau des salaires et que s’élevait celui des secours. C’est alors que l’attention commença à se porter sur la situation que l’avènement du nouveau régime industriel avait faite à la classe ouvrière, et sur les causes de sa misère. Malthus signala celle qu’il considérait non sans raison comme la plus active : l’intempérance en matière de population, et il démontra que la charité publique, telle qu’elle était pratiquée, avait pour effet de l’encourager et d’étendre ainsi la plaie du paupérisme.

La législation des pauvres a été réformée en Angleterre, conformément aux conclusions de Malthus, mais, ni en Angleterre, ni dans les autres pays, la charité privée ou publique n’a eu l’efficacité bienfaisante qu’on s’était plu d’abord à lui attribuer ; partout, elle a eu pour effet ordinaire d’aggraver et de rendre endémique le mal qu’elle avait pour objet de soulager sinon de guérir.

Ce n’est pas à dire que la charité soit dépourvue d’utilité ; qu’elle n’ait point un rôle salutaire à remplir, mais c’est un rôle plutôt individuel que social. Elle peut, lorsqu’elle est faite avec discernement, contribuer au relèvement d’un individu ou d’une famille, ou bien encore empêcher sa chute, en lui apportant un secours opportun, mais, appliquée à une classe, elle court le risque de l’abaisser et de la corrompre au lieu de la relever et de l’améliorer.


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