Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Chapitre VIII — Progrès qui ont contribué, particulièrement depuis un demi-siècle, à ’relever le taux des salaires et à améliorer la condition dés classes ouvrières.

Que la condition de l’ouvrier libre du XVIIIe siècle et du commencement du XIXe était inférieure à celle de l’ouvrier des corporations du XIIIe. — Amélioration de cette condition, déterminée par l’expansion du progrès industriel dans la seconde moitié du XIXe. — Pourquoi les ressentiments provoqués par les souffrances de la première période du régime de la liberté du travail se sont accrus et aigris au lieu de s’apaiser.


La disparition de l’ancien régime d’assurance de la classe ouvrière, en la livrant au gouvernement d’elle-même, sans qu’elle y fût suffisamment préparée, a rendu pendant la période initiale de la transformation de l’industrie, son existence plus dure et surtout plus précaire. D’après tous les témoignages que les progrès des sciences historiques ont mis au jour, la condition de l’ouvrier des corporations au XIIIe siècle était bien supérieure à celle de l’ouvrier du XVIIIe et de la première moitié du XIXe quoique dans l’intervalle la productivité de l’industrie se fût accrue dans des proportions considérables. Mais à la fin de cette période, la situation générale des ouvriers a commencé à se relever d’une manière sensible, principalement sous l’influence des progrès que la liberté de l’industrie suscitait dans la machinerie de la production. Après avoir subi pendant près d’un demi-siècle, à partir de 1789, un ralentissement causé par la Révolution Française, la destruction ou le détournement des capitaux et du travail de leurs fins productives, vers des fins destructives, l’industrie et le commerce reprirent leur essor. Des inventions de tous genres continuèrent la transformation des outillages et opérèrent notamment dans les moyens de communication une révolution plus profonde et plus féconde en résultats qu’aucune de celles qui avaient marqué auparavant l’existence de l’humanité : la navigation à vapeur, les chemins de fer et la télégraphie électrique faisaient sortir les sociétés de leur isolement primitif et substituaient aux marchés restreints des produits, des capitaux et du travail, des marchés de plus en plus étendus. Les progrès de l’industrie métallurgique, la découverte des mines d’or de la Californie et de l’Australie, l’invention de la photographie et tant d’autres progrès offraient de nouveaux emplois à l’activité humaine. La réforme douanière dont l’Angleterre avait pris l’intelligente et glorieuse initiative abaissait les obstacles artificiels que l’esprit de monopole continuait à opposer aux échanges internationaux, pendant que la navigation à vapeur et les chemins de fer aplanissaient les obstacles naturels. Les entreprises se multipliaient, sous l’influence de l’extension des débouchés, les entrepreneurs se faisaient concurrence pour demander le travail, et, d’un autre côté, malgré l’insuffisance de leurs ressources et de leurs moyens d’information, les ouvriers cessaient d’être confinés dans les marchés étroits où ils avaient été immobilisés de génération en génération. Dans l’intérieur de chaque pays on voyait se développer la circulation du travail tandis que l’application de la vapeur à la navigation transatlantique déterminait une émigration croissante vers les régions du nouveau monde, où le niveau de la rétribution du travail était incomparablement plus élevé que dans l’ancien. Aussi, dans la seconde moitié de ce siècle a-t-on vu le taux général des salaires s’accroître chez les nations les plus industrieuses et les plus progressives de l’Europe, en Angleterre, en France, en Belgique, en Suisse, en Allemagne. Dans ces pays et particulièrement en Angleterre, où le libre échange a abaissé le prix des nécessités de la vie, la condition des classes ouvrières s’est améliorée tant par l’augmentation des salaires et la diminution de la durée du travail que par la diminution du coût des subsistances 1.

On aurait pu croire que cette amélioration de leur condition rendrait les ouvriers plus satisfaits et apaiserait les ressentiments qu’avait fait naître l’état de sujétion et d’oppression dont ils avaient été victimes dans la période d’enfantement du régime nouveau. Il n’en a pas été ainsi. C’est à dater de l’époque où la condition de la classe ouvrière est devenue moins dure que le mécontentement a passé chez elle à l’état aigu et qu’elle s’est montrée accessible aux excitations du socialisme. On ne doit point s’en étonner. C’est le cours ordinaire des choses humaines. Aussi longtemps que les hommes sont accablés sous le faix du labeur et de la misère, toutes leurs facultés sont absorbées, par les soucis et les besoins du jour ; c’est seulement lorsque ce faix commence à s’alléger qu’ils se rendent compte de ce qu’ils ont souffert et que leurs ressentiments se font jour.



Note

1. Appendice, Note O.


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