Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Chapitre IX — Les remèdes socialistes. Le socialisme révolutionnaire et le socialisme d’État.

Ce qui a déterminé l’apparition du socialisme. — Qu’il est un produit de l’imagination et du sentiment. — Son incapacité à analyser les causes des maux de la classe ouvrière.— Les plans de réorganisation des pères du socialisme moderne, Owen, Saint-Simon et Fourier.— Leur caractère inoffensif.—Ce caractère change à dater de l’avènement du suffrage universel.— Le socialisme politicien et révolutionnaire. — L’insuccès des mesures de répression que les gouvernements lui opposent. — Le socialisme d’État. — Inefficacité et vices des lois qu’il suggère. — Que ces lois n’ont ni amélioré la condition des ouvriers ni désarmé le socialisme révolutionnaire.


Que le progrès industriel n’eût pas profité autant à la classe qui vivait du produit de son travail quotidien et le recevait sous forme de salaires qu’à la minorité qui tirait son revenu de l’exploitation de ses capitaux mobiliers et immobiliers et le recevait sous forme de profits, d’intérêts et de rentes, que la condition de cette classe « la plus nombreuse et la plus pauvre », suivant l’expression de Saint-Simon, fût même devenue plus dure et surtout plus précaire qu’elle ne l’était à une époque où l’industrie était incomparablement moins productive, c’était un fait indéniable. Quoique les bouleversements politiques et les guerres de la Révolution et de l’Empire eussent détourné les esprits des questions économiques et sociales, ce fait ne pouvait passer complètement inaperçu. Il frappa d’abord les hommes d’imagination plutôt que les hommes de science, et il donna naissance au socialisme utopique de la première moitié de ce siècle. Mais si les phénomènes de l’insuffisance des salaires, de l’abus et de l’instabilité du travail, de l’extension du paupérisme et de la dégradation morale des classes ouvrières étaient visibles, les causes en demeuraient obscures, et cependant, à moins de les mettre au jour par de longues et patientes recherches, pouvait-on découvrir les remèdes applicables à chacun de ces maux ? N’était-il pas plus simple de faire table rase d’une société vieillie, infirme, et de la remplacer par une société nouvelle, qu’il était facile de rêver aussi parfaite que possible ? Tels furent les plans ou pour mieux dire les romans de réorganisation sociale des Owen, des Saint-Simon, des Fourier. Ces plans, suggérés par le spectacle de maux trop réels ; avaient le défaut commun d’être chimériques. En revanche, ils étaient inoffensifs. Leurs auteurs n’en demandaient point la réalisation à la violence. Ils comptaient uniquement sur la vertu de leurs panacées pour les faire adopter par l’humanité convertie. Fourier, le plus imaginatif de ces rêveurs, se contentait de recommander qu’on brûlât les livres des philosophes et des moralistes qui avaient égaré les « civilisés » dans une fausse voie.

Ce socialisme à la fois chimérique et anodin ne faisait guère de recrues que dans les classes supérieures et les lettrés ; il n’avait point de prise sur les masses ; il avait d’ailleurs le mérite d’être désintéressé, les classes ouvrières ne possédant encore aucun droit politique.

Mais à dater de la révolution de 1848, la situation changea. Le suffrage universel, improvisé en France, fit entrer un élément nouveau dans le gouvernement des sociétés. En même temps que sa situation matérielle se relevait peu à peu sous l’influence d’autres causes, la classe ouvrière commençait à compter dans les calculs de la politique. Elle pouvait satisfaire les appétits de pouvoir des ambitieux qui épousaient sa cause et défendaient ses intérêts. Le socialisme descendit alors des régions éthérées de l’utopie au terre à terre des réalités pratiques. Il se fit politicien. Ses meneurs, comprenant la nécessité de se mettre au diapason des sentiments de la multitude et au niveau de son intelligence, résumèrent leur programme de réorganisation politique et économique en un seul article : l’expropriation des classes capitalistes par une révolution sociale. Ce programme, qui répondait aux passions populaires et qui était accessible à tous les esprits, a valu au socialisme une clientèle rapidement croissante. En France, en Allemagne surtout, où la classe ouvrière avait été plus qu’ailleurs livrée au bon plaisir, trop souvent avide et grossier des chefs d’industrie et de leurs états-majors, en Italie, en Angleterre et aux États-Unis, le socialisme, mis à la portée des masses, s’est popularisé, et il se répand aujourd’hui comme une tache d’huile.

Les gouvernements se sont émus du danger dont les menaçait ce socialisme, devenu politicien et révolutionnaire, et ils lui ont opposé d’abord des mesures restrictives et pénales. En France, l’Association internationale des travailleurs a été officiellement supprimée ; en Allemagne, les socialistes ont été soumis pendant douze ans à un régime d’exception qui les plaçait sous l’autorité arbitraire de l’administration et de la police. L’expérience a attesté la complète inefficacité de ce régime : il n’a pas empêché le socialisme de devenir un parti politique et de prendre, à ce titre, des proportions de plus en plus inquiétantes.

En présence de l’insuccès des mesures de répression, les gouvernements ont voulu essayer de l’homœopathie, en opposant le socialisme d’État au socialisme révolutionnaire. Déjà, en Angleterre, l’intervention de l’État avait été invoquée par les philanthropes, et des lois avaient été faites pour protéger les enfants et les femmes contre l’abus du travail dans les manufactures et les mines. Que ces lois aient été dans quelque mesure utiles, on ne saurait le nier, niais leur efficacité a été fort limitée. On pourrait même leur reprocher d’avoir simplement déplace le mal qu’elles avaient pour objet d’extirper, en faisant affluer vers les autres branches de la production la population enfantine et féminine, et en, y faisant ainsi baisser les salaires. Ces résultats douteux n’ont pas découragé les partisans de l’intervention gouvernementale, et les gouvernements eux-mêmes. Depuis quelques années, nous avons vu apparaître tout un ensemble de mesures destinées à placer la classe ouvrière sous la tutelle de l’État : institution de caisses de retraites, assurance obligatoire contre les maladies et la vieillesse, avec participation pécuniaire des patrons et de l’État, attribution aux patrons de la responsabilité des accidents, limitation de la journée à huit heures, etc., etc. Ces mesures, considérées en elles-mêmes, soulèvent des objections particulièrement graves : l’assurance obligatoire contre les maladies et la vieillesse, et la limitation légale de la journée de travail, par exemple, constituent des servitudes imposées à une classe entière de la population, et la placent en dehors du droit commun, quelles que soient la situation et les convenances individuelles : si elles peuvent être utiles aux uns, ne peuvent-elles pas être nuisibles aux autres, et ne portent-elles pas atteinte à la liberté de tous ? Enfin, quoique les gouvernements soient naturellement disposés à accroître leurs attributions et à augmenter le nombre de leurs fonctionnaires, on peut se demander s’ils possèdent la capacité nécessaire pour suffire à l’énorme tâche que leur imposerait la tutelle de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre de la population.

En tous cas, au moment où nous sommes, ces mesures de tutelle ou de protection n’ont exercé aucune influence appréciable sur la condition des ouvriers ; elles n’ont pas eu davantage la vertu de désarmer le socialisme révolutionnaire.

Nous ne nous y arrêterons donc point, et nous examinerons les procédés que les ouvriers eux-mêmes ont employés pour remédier à la situation inégale où ils se sont trouvés vis-à-vis des entrepreneurs, depuis l’avènement de la liberté du travail. Ces moyens de défense se résument dans le recours aux coalitions et aux grèves, et dans la constitution des trade’s unions et des syndicats.


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