Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Chapitre X — Les coalitions et les grèves.

L’inégalité de situation de l’entrepreneur et de l’ouvrier dans le débat du salaire est-elle sans remède ?— Que cette inégalité n’existe pas invariablement. Exemples. — Procédé que les ouvriers ont mis inconsciemment en œuvre pour la faire disparaître. — Les coalitions et la grève ou la suspension du travail dans le temps. — En quoi réside l’efficacité de ce procédé. — Tactique appropriée aux coalitions et aux grèves. — Procédés et tactique des entrepreneurs. — Système de protection légale auquel ils ont eu recours. — Les lois sur les coalitions, l’embauchage et l’émigration. — Iniquité et effets délétères de ce système de protection du capital contre le travail.


S’il existait entre l’entrepreneur d’industrie et l’ouvrier une inégalité de situation irréductible, si l’entrepreneur était invariablement le maître de fixer à son gré le taux du salaire, le régime du salariat mériterait certainement tous les anathèmes dont l’ont accablé ses adversaires. Quelle serait, en effet, dans cette hypothèse, la situation de l’ouvrier salarié ? Il serait entièrement responsable de sa destinée, et il n’aurait pour s’acquitter de l’ensemble de ses obligations envers lui-même et envers les siens qu’un revenu dont l’acheteur de travail fixerait le chiffre, et qu’il serait naturellement porté — il y serait d’ailleurs obligé par la concurrence — à réduire au taux le plus bas possible, c’est-à-dire au minimum indispensable à la réparation actuelle des forces du travailleur, en le laissant dans l’impossibilité de pourvoir aux risques des chômages, des accidents, des maladies et de la vieillesse, aussi bien qu’à l’entretien de sa femme et de ses enfants. Dans cette hypothèse, il est clair que la condition du salarié serait inférieure même à celle de l’esclave, et que le salariat mériterait la condamnation dont l’ont frappe les théoriciens du socialisme.

Mais est-il vrai que l’entrepreneur soit toujours, en toutes circonstances, le maître de dicter les conditions du salaire, et que le salariat se trouve ainsi entaché d’un vice irrémédiable ? On peut démontrer aisément qu’il n’en est rien ; on peut citer notamment des travailleurs des deux sexes — chanteurs et danseuses — qui dictent leurs conditions aux entrepreneurs, bien qu’ils reçoivent, comme la généralité des ouvriers, leur rétribution sous forme de salaire. Ce n’est donc pas la forme de la rétribution qui décide du taux et des conditions auxquelles elle se fixe, c’est la situation respective des deux parties. Nous avons vu qu’à l’origine cette situation était presque toujours inégale, que le besoin que l’entrepreneur avait du travail de l’ouvrier était moins intense que celui que l’ouvrier avait du salaire de l’entrepreneur, et, en analysant les causes de cette différence d’intensité, nous avons vu encore qu’elle tenait à ce que l’ouvrier disposait à un moindre degré que l’entrepreneur du temps et de l’espace, autrement dit à ce qu’il ne pouvait attendre le salaire, et se déplacer pour l’obtenir à de meilleures conditions.

Le problème qu’impliquait le règlement équitable du salaire consistait donc à établir une égalité nécessaire de situation entre l’entrepreneur et l’ouvrier, entre l’acheteur du travail et le vendeur, et ce problème n’était nullement insoluble. Sans avoir aucune notion de la théorie du salaire, les ouvriers s’appliquaient inconsciemment à le résoudre. S’il leur était difficile, parfois même impossible de se déplacer pour porter leur offre dans l’espace, ils pouvaient la suspendre dans le temps, en recourant au procédé des coalitions et des grèves. Ce procédé était certainement imparfait et coûteux, mais, comme on va le voir, il avait sa raison d’être économique.

Entre l’ouvrier isolé et l’entrepreneur, l’égalité ne pouvait exister qu’à une condition, c’est que l’ouvrier possédât assez de ressources pour se passer du salaire de l’entrepreneur aussi longtemps que l’entrepreneur pouvait se passer du travail de l’ouvrier. Or, il n’y avait pas, à l’origine, un ouvrier sur mille qui se trouvât dans cette situation. En outre, à mesure que les entreprises s’agrandissaient sous l’influence de l’extension des débouchés et des progrès de l’outillage, qu’aux petits ateliers qui employaient rarement plus d’une dizaine d’ouvriers, se substituaient des manufactures qui en employaient jusqu’à mille, le manque du travail d’un ouvrier causait à l’entrepreneur un dommage cent fois moindre, et par conséquent affaiblissait dans la même proportion le besoin qu’il en avait, tandis que le besoin que l’ouvrier avait du salaire demeurait le même. En traitant avec des ouvriers individuellement, l’entrepreneur avait donc sur eux un avantage qui allait croissant à mesure que leur nombre était plus grand. En supposant que les salaires fussent de 3 francs par jour dans une manufacture qui employait mille ouvriers, et qu’un de ces ouvriers eût réclamé une augmentation de 50 centimes, l’entrepreneur, en consentant à cette augmentation, se serait exposé à la même réclamation de la part des autres, et au lieu de 3 000 francs il aurait eu à leur payer 3 500 francs. Il lui était incontestablement plus avantageux de congédier le réclamant, se trouvât-il même dans l’impossibilité de le remplacer, et il n’y manquait point.

Mais la situation changeait si les mille ouvriers se coalisaient pour réclamer l’augmentation, en menaçant de se mettre en grève. Alors le dommage auquel cet abandon collectif de ses ateliers exposait l’entrepreneur, n’était plus d’un millième du profit de sa production, il s’élevait à la totalité de ce profit pendant la durée possible de la suspension du travail. Cette écrasante inégalité qui obligeait l’ouvrier isolé et dans l’impossibilité de placer ailleurs son travail, à subir les conditions-de l’entrepreneur, disparaissait, au moins pour la plus grande part. Entre l’atelier collectif et l’entrepreneur, la question se posait maintenant en ces termes :

1° Combien de temps les mille ouvriers coalisés pouvaient-ils se passer du salaire ?

2° Combien de temps l’entrepreneur pouvait-il se passer de leur travail, en admettant qu’il lui fût impossible de les remplacer ?

Si l’entrepreneur estimait que les ressources dont disposaient les ouvriers étaient trop faibles pour leur permettre de prolonger la grève au delà d’une semaine, par exemple, et que la perte qui en résulterait pour lui serait moindre que celle que lui causerait une augmentation de salaire, il trouvait plus d’avantage à résister aux prétentions des grévistes qu’à y céder. Quand même d’ailleurs la perte eût été égale ou même plus forte, il pouvait préférer de la subir pour s’assurer contre des réclamations ultérieures. Il en était autrement s’il jugeait que la grève pouvait se prolonger longtemps et lui causer une perte supérieure au montant de l’augmentation, peut-être aussi une autre perte résultant du détournement de sa clientèle. Dans ce cas, son intérêt lui commandait de céder, et il cédait, d’habitude.

Cette lutte entre les deux parties avait une tactique qui lui était appropriée et que l’expérience ne tarda pas à leur enseigner. Elle consistait pour les ouvriers : 1° à porter au maximum le dommage qu’ils pouvaient causer à l’entrepreneur, en choisissant pour se mettre en grève le moment où les commandes affluaient et où l’exécution en était la plus urgente ; 2° à employer les moyens les plus efficaces pour vider complètement l’atelier et empêcher l’entrepreneur de le remplir ; 3° à s’imposer les privations et à recueillir les subsides nécessaires pour prolonger la grève, de telle sorte que l’entrepreneur, en présence du dommage croissant qu’elle lui infligeait, dût se résigner à consentir à leurs demandes, soit qu’il s’agît d’une augmentation du salaire, de la diminution de la durée du travail ou de toute autre exigence.

La tactique des entrepreneurs avait naturellement une fin opposée à celle-là. Elle consistait : 1° à laisser les grévistes épuiser leurs ressources ; 2° à détacher successivement de la grève ses adhérents les moins résolus et les plus faméliques ; 3° à remplacer les grévistes par des ouvriers du dehors, en leur offrant au besoin une rétribution exceptionnelle. L’emploi de ces deux derniers procédés donnait aux entrepreneurs une supériorité manifeste et ne pouvait manquer de leur assurer la victoire. Aussi les grévistes s’efforçaient-ils par tous les moyens en leur pouvoir d’empêcher les dissidents, les déserteurs ou les étrangers de combler les vides de l’atelier, et, quand la persuasion ne suffisait pas, ils recouraient à la violence 1. Il aurait dû suffire de les contraindre à respecter la liberté du travail. Mais on alla plus loin. Les entrepreneurs d’industrie profitèrent de l’influence prépondérante dont ils jouissaient, pour faire établir à leur profit tout un système de protection contre les ouvriers, en même temps qu’ils se faisaient protéger contre les consommateurs. Ce système se composait de deux pièces principales : 1° interdiction, sous des pénalités rigoureuses, des coalitions et des autres associations d’ouvriers, ainsi que de toute pratique ayant pour objet de faire hausser le salaire ; 2° interdiction d’enrôler des ouvriers pour l’étranger. La première de ces prohibitions obligeait l’ouvrier à débattre individuellement avec l’entrepreneur les conditions de son salaire ; la seconde le réduisait à offrir son travail aux entrepreneurs nationaux, tandis que ceux-ci demeuraient libres d’employer des ouvriers étrangers. Enfin, pour fermer toute issue à la concurrence en matière de travail, les entrepreneurs de la même localité considéraient comme un acte de félonie, et s’interdisaient d’embaucher les ouvriers d’un autre atelier. C’était, pour tout dire, le monopole de la demande opposé à la concurrence de l’offre.

Ce régime de-protection du capital contre le travail a fini par disparaître ; les lois sur les coalitions, les associations d’ouvriers, les enrôlements pour l’étranger, etc., etc., ont été successivement abrogées 2 ; mais pendant la longue période où elles ont été en vigueur, et où des obstacles naturels se joignaient d’ailleurs à ces obstacles artificiels pour rendre illusoire le droit reconnu au travailleur de disposer de son travail, la classe ouvrière, quoique nominalement libre de débattre le taux et les conditions de sa coopération à la production, s’est trouvée généralement obligée à subir ceux que lui imposaient les entrepreneurs. Avilissement des salaires, exagération de
la durée du travail, oppression matérielle et morale de la classe ouvrière, tels ont été les traits caractéristiques de cette période initiale du nouveau régime industriel 3.



Notes

1. Voir sur la tactique des ouvriers et des entrepreneurs en matière de coalitions et de grèves : Le Mouvement socialiste et La Pacification : des Rapports du Capital et du Travail, chap. III, Les Grèves et les Sociétés de Résistance.

2. Appendice. Note P.

3. Ainsi que le constatait Adam Smith, il y avait une inégalité naturelle entre le maître et l’ouvrier, en ce que l’un pouvait attendre plus longtemps que l’autre, c’est-à-dire disposer à un plus haut degré du temps, et cette inégalité était maintenue et renforcée de son temps par la loi sur les coalitions, qui défendait aux ouvriers de s’associer et de prolonger ainsi leur résistance, en mettant en commun leurs ressources et en constituant des caisses destinées à alimenter les grèves. Sous ce régime qui s’est prolongé en Angleterre jusqu’en 1824, en France jusqu’en 1865, et dont, par parenthèse, les économistes ont été seuls à réclamer l’abolition, car les socialistes dédaignaient de s’occuper d’un si mince détail, l’inégalité de situation entre le maître et l’ouvrier était flagrante et le salaire ne s’en ressentait que trop. — Je me rappelle comment les choses se passaient il y a cinquante ans. Quand un ouvrier s’avisait de demander une augmentation de salaire, on lui signait son livret et on le mettait à la porte. Quand trois ou quatre ouvriers se réunissaient pour la réclamer, on faisait venir la police et on les jetait en prison, pour délit de coalition, — délit prévu par les articles 414 et 415 du Code pénal. Et la pénalité était sévère. Les meneurs ou les fauteurs de la coalition pouvaient être condamnés à cinq ans de prison.

(La Pacification des Rapports du Capital et du Travail. Conférence faite le 16 février 1892 à la Société libérale pour l’Étude des Sciences et des Œuvres sociales, à Gand. Reproduite dans le Journal des Économistes, du 15 mars.)


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