Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Appendice.

Note P

P. 82. — Les lois sur les coalitions et leur abrogation.


En Angleterre, les lois qui interdisaient les coalitions ont été abrogées en 1824 (statut 5, George IV). Elles remontaient au XIVe siècle.

« Le premier statut qui vise les associations ou coalitions d’ouvriers, dit M. George Howell, semble être le statut 34, Édouard III, chapitre IX (1360-61), loi dans laquelle le statut des travailleurs est confirmé, amendé et renforcé. Après avoir un peu adouci les peines qui frappaient les travailleurs, cet acte décrète que toutes les alliances et coalitions de maçons et charpentiers sont interdites et annulées, et ordonne que chaque artisan sera forcé de servir son maître et d’accomplir le travail qui lui incombe. Le chapitre X de la même année et du même règne (1360-61), va plus loin en ce qui concerne les ouvriers et artisans, et donne aux sheriffs le droit de poursuivre et de saisir ceux qui quittent leur service pour aller dans une autre ville ou une autre contrée, et de mettre au ban de la loi ceux qui n’auront pu être arrêtés. Après cette mise hors la loi, ceux qui étaient retrouvés étaient mis en prison et y restaient jusqu’à ce qu’ils eussent obéi à la loi et donné satisfaction à leurs maîtres ; en cas de fraude on les marquait au front avec un fer rouge, ayant la forme de la lettre F., ce qui signifiait Fausseté 1. »

En France, les lois sur les coalitions édictées sous l’ancien régime ont été renouvelées d’abord par la loi des 14-17 juin 1791, votée sur le rapport de Chapelier, et dont les trois premiers articles sont, ainsi conçus :

Article Premier. — L’anéantissement de toutes les espèces de corporations des citoyens du même état et profession, étant une des bases de la Constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et quelque forme que ce soit.

Aux. 2. — Les citoyens d’un même état ou profession, les entrepreneurs, ceux qui ont boutique ouverte, les ouvriers ou compagnons d’un art quelconque, ne pourront, lorsqu’ils se trouveront ensemble, se nommer ni président, ni secrétaire, ni syndic, tenir des registres, prendre des arrêts ou délibérations, former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs.

Art. 3. — Si contre les principes.de la liberté et de la Constitution, des citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers, prenaient des délibérations ou faisaient entre eux des conventions tendant à refuser de concert ou à n’accorder qu’à un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, lesdites délibérations et conventions, accompagnées ou non de serments, s’ont déclarées inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la déclaration des Droits de l’homme et de nul effet ; les corps administratifs et municipaux sont tenus de les déclarer telles. Les auteurs, chefs et instigateurs qui les auront provoquées, rédigées ou présidées, seront cités devant le tribunal de police à la requête du procureur de la commune, condamnés chacun à 500 livres d’amende et suspendus pendant un an de l’exercice de tous droits de citoyen actif et de l’entrée dans les assemblées primaires.

Cette loi a été ensuite reproduite, augmentée et aggravée par les articles 414, 415, 416 et 417 du Code pénal qui ont régi la matière jusqu’en 1864, et dont nous reproduisons le texte :

414. — Toute coalition entre ceux qui font travailler des ouvriers, tendant à forcer injustement et abusivement l’abaissement des salaires, suivie d’une tentative ou d’un commencement d’exécution, sera punie d’un emprisonnement de six jours à un mois, et d’une amende de deux cents francs à trois mille francs. (P. 52, 415 s.)

415. — Toute coalition de la part des ouvriers pour faire cesser en même temps de travailler, interdire le travail dans un atelier, empêcher de s’y rendre et d’y rester avant ou après certaines heures, et en général pour suspendre, empêcher, enchérir les travaux, s’il y a eu tentative ou commencement d’exécution, sera punie d’un emprisonnement d’un mois au moins, et de trois mois au plus. (P. 40 s., 219 1°, 386 3°, 408). — Les chefs ou moteurs seront punis d’un emprisonnement de deux à cinq ans.

416. — Seront aussi punis de la peine portée par l’article précédent et d’après les mêmes distinctions, les ouvriers qui auront prononcé des amendes, des défenses, des interdictions, ou toutes proscriptions sous le nom de damnations et sous quelque qualification que ce puisse être, soit contre les directeurs d’ateliers et entrepreneurs d’ouvrages, soit les uns contre les autres. (P. 406). — Dans le cas du présent article et dans celui du précédent, les chefs ou moteurs du délit pourront, après l’expiration de leur peine, être mis sous la surveillance de la haute police pendant deux ans au moins et cinq ans au plus. (P. 44.)

417. — Quiconque, dans la vue de nuire à l’industrie française, aura fait passer en pays étranger des directeurs, commis, ou des ouvriers d’un établissement, sera puni d’un emprisonnement de six mois à deux ans, et d’une amende de cinquante francs à trois cents francs. (P. 40 s., 52).

En 1849, M. Frédéric Morin, représentant de la Drôme, manufacturier et économiste, présenta à l’Assemblée législative un amendement ayant pour objet l’abrogation des lois sur les coalitions. Cet amendement fut vivement appuyé par Bastiat, dans la séance du 17 novembre.

« Selon moi, disait-il notamment, il y a une foule de questions agitées maintenant parmi les classes ouvrières, et au sujet desquelles, dans mon opinion très intime et très profonde, les ouvriers s’égarent ; et j’appelle votre attention sur ce point : toujours lorsqu’une révolution éclate dans un pays où il y a plusieurs classes échelonnées, superposées, et où la première classe s’était attribué certains privilèges, c’est la seconde qui arrive ; elle avait invoqué naturellement le sentiment du droit et de la justice pour se faire aider par les autres. La révolution se fait, la seconde classe arrive. Elle ne tarde pas le plus souvent à se constituer aussi des privilèges. Ainsi de la troisième, ainsi de la quatrième. Tout cela est odieux, mais c’est toujours possible, tant qu’il y a en bas une classe qui peut faire les frais de ces privilèges qu’on se dispute.

« Mais il est arrivé ceci, qu’à la révolution de Février, c’est la nation tout entière, le peuple tout entier, dans toutes les profondeurs de ses masses, qui est arrivé ou qui peut arriver par l’élection, par le suffrage universel, à se gouverner lui-même. Et alors, par un esprit d’imitation que je déplore, mais qui me semble assez naturel, il a pensé qu’il pourrait guérir ses souffrances en se constituant aussi des privilèges, car je regarde le droit au crédit, le droit au travail, et bien d’autres prétentions, comme de véritables privilèges.

« ...Eh bien, l’Assemblée législative pourra être appelée à lutter contre ces prétentions, qu’il ne faut pas traiter trop légèrement parce que, malgré tout, elles sont sincères. Vous serez obligés de lutter. Comment lutteriez-vous avec avantage si vous refoulez la classe ouvrière lorsqu’elle ne demande rien que de raisonnable, lorsqu’elle demande purement et simplement justice et liberté ? Je crois que vous acquerrez une grande force en donnant ici une preuve d’impartialité ; vous serez mieux écoutés, vous serez regardés comme les tuteurs de toutes les classes, et particulièrement de cette classe, si vous vous montrez complètement impartiaux et justes envers elle 2. »

L’amendement de M. Frédéric Morin n’en fut pas moins repoussé. L’Assemblée se borna à modifier les articles du Code pénal, en égalisant les peines dont les ouvriers et les patrons étaient passibles. C’est quinze ans plus tard seulement que le droit de coalition a été reconnu (loi du 21 mai 1864). Seules, les atteintes à la liberté du travail, portées soit par les ouvriers, soit par les patrons, sont demeurées, et avec raison, punissables.

En Belgique, où la même législation était en vigueur, l’auteur de ce livre a adressé, en 1857, à la Chambre des Représentants une pétition pour demander « l’abrogation des lois sur les coalitions et sur les enrôlements d’ouvriers pour l’étranger 3 ».

« Les lois sur les coalitions et sur les enrôlements d’ouvriers pour l’étranger, y disait-il, ont été empruntées purement et simplement à la législation de l’ancien régime... Ce régime a disparu, depuis la Révolution de 1789, et la liberté du travail a été inscrite dans notre Constitution sinon dans notre code. Les entrepreneurs d’industrie et les ouvriers sont devenus, du moins en principe, également libres, également indépendants les uns des autres. L’entrepreneur peut se procurer des ouvriers où bon lui semble, et aux conditions qui lui conviennent ; en outre, le salaire payé, il n’a plus aucune obligation à remplir envers eux. L’ouvrier de son côté peut ou doit pouvoir disposer de son travail à sa guise, le porter dans les endroits où il espère en tirer le parti le plus avantageux, refuser même de travailler, si les conditions qu’on lui offre ne lui conviennent point. Telles sont les conditions naturelles du régime de la liberté du travail.

« Nous acceptons, pour notre part, pleinement, ce régime. Nous ne sommes pas de ceux qui prétendent que la liberté a été un présent funeste pour les classes ouvrières. Nous sommes convaincu, au contraire, qu’elle seule peut permettre à l’ouvrier d’améliorer sa condition matérielle et morale, et nous protestons énergiquement contre les doctrines du socialisme et du communisme, qui, sous prétexte de nous délivrer des maux de la liberté, nous replongeraient dans l’abjection de la servitude.

« Mais si nous acceptons comme un bienfait le régime de la liberté du travail, c’est à la condition que cette liberté soit réelle, c’est à la condition que les mêmes droits qui sont accordés aux entrepreneurs vis-à-vis des ouvriers soient aussi reconnus aux ouvriers vis-à-vis des entrepreneurs. »

Chose curieuse ! cette pétition, que signèrent d’ailleurs un grand nombre d’ouvriers, fut également mal accueillie par les journaux attitrés des patrons et par les organes les plus avancés, ou se disant tels, de la classe ouvrière.

« C’est, disait un organe des patrons, le Nouvelliste de Gand, un pétitionnement qui tend au rétablissement du compagnonnage et de toutes les aménités qu’il traîne à sa suite. A-t-on sérieusement réfléchi aux maux que cet état de choses nous prépare ? Nous ne le pensons pas. La mise en grève sera encouragée, et un travail, loyalement débattu, loyalement accepté, livré au plus odieux arbitraire. »

« Encore une mystification, disait de son côté le Prolétaire. Un journal, la Bourse du Travail, avec le concours de quelques amis dévoués de la classe ouvrière, fait circuler une pétition demandant l’abrogation des articles 414, 415, 416 et 417 du Code pénal. Une chose digne de remarque, c’est que jamais, quand il s’agit des affaires qui concernent le travailleur, messieurs les faiseurs ne se donnent la peine de le consulter ; cependant, puisqu’on se targue de parler en son nom, il serait assez naturel, ce nous semble, de lui demander son avis au préalable. Nous disons aux amis dévoués des classes ouvrières : « Votre pétition n’est qu’un traquenard tendu à la bonne foi des prolétaires pour les détourner de la voie révolutionnaire qu’ils suivent avec tant d’énergie et de persévérance, au grand désespoir de messieurs les exploiteurs ».

Dans un autre article, le Prolétaire s’efforçait d’empêcher les ouvriers de signer la pétition, en leur affirmant que ce serait retourner d’un siècle en arrière.

« Les lois sur les coalitions, dites-vous, sont des entraves à la liberté des citoyens. Eh ! bon Dieu, qui le nie ? Croyez-vous donc que pour comprendre des vérités aussi banales, il soit absolument nécessaire d’appartenir à ce parti d’eunuques politiques qu’on appelle les économistes ?

« Que M. Adam Smith ait demandé il y a cent ans l’abrogation de ces lois, qu’est-ce que ça prouve ? Rien, si ce n’est qu’en faisant de cela aujourd’hui une affaire capitale, vous retournez d’un siècle en arrière.

« Nous considérons comme une plaisanterie de mauvais goût de venir présenter au prolétaire, comme chose d’importance majeure, une réforme dont le résultat (si tant est que résultat il y ait), ne peut apporter aucune amélioration à sa condition. »



Notes

1. George Howell, Le Passé et l’Avenir des Trade’s Unions, tra­duit par Ch. Le Cour Grandmaison, p. 35.

2. Bastiat. Œuvres complètes, Discours sur la Répression des Coalitions industrielles, tome V, p. 494.

3. Cette pétition a été publiée par le journal la Bourse du Travail du 14 mars 1857, et reproduite dans les Questions d’Économie politique et de Droit public, t. I, p. 199.


Précédent  |  Suite  |  Table des matières  |  Page Molinari  |  Page d’accueil