Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Appendice.

Note Q

P. 88. — La grève de Homestead.


Nous empruntons à un article de M. Albert Gigot le récit de cette grève, la plus importante qui ait éclaté dans ces dernières années, et celle qui fait le mieux comprendre combien il est urgent de mettre lin à la lutte engagée entre le capital et le travail.

Homestead, qui a été, dans les premiers jours de juillet 1892, le théâtre de graves désordres, est une petite ville de 10 à 12 000 habitants, située dans l’État de Pennsylvanie, à sept ou huit milles de Pittsburg, sur la rive gauche de la Monongahela. A un mille environ du centre de la ville se trouvent les grands établissements métallurgiques de la Compagnie Carnegie, une des plus puissantes des Etats-Unis ; l’usine de Homestead n’a pas coûté moins de six millions de dollars. Le chef de cette grande société industrielle n’est pas une personnalité vulgaire. A l’âge de douze ans, M. Andrew Carnegie travaillait de ses mains et gagnait un modique salaire d’un dollar et demi par semaine : il occupe aujourd’hui vingt mille ouvriers dans ses usines de Homestead, Edgar Thomson, Duquesne et Beaver Falls ; il a un hôtel à Londres et un château en Écosse, sa fortune est évaluée à 170 millions ; et il a attaché son nom à des fondations considérables d’utilité publique, parcs, salles de concerts, bibliothèques, pour lesquelles il a dépensé plusieurs millions de dollars.

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Quelque jugement qu’on porte sur ses doctrines économiques et sociales, ce grand manieur d’hommes et de millions possède une qualité que nul ne songera à lui contester : c’est l’énergie tout américaine qu’il porte dans la défense de ses intérêts. Il en avait fait preuve il y a quatre ans, en résistant aux exigences des grévistes de son usine d’Edgar Thomson : il a retrouvé, la même vigueur pour tenir tête, du fond de son château d’Écosse, à ses ouvriers de Homestead. Ajoutons qu’il a été secondé dans sa résistance par des collaborateurs d’une rare valeur, au premier rang desquels on doit placer son directeur général, M. Frick, lui aussi un millionnaire fils de ses œuvres, auquel le chef de la grève, M. Hugh O’Donnell, rendait ce témoignage peu suspect : « C’est un homme d’affaires, et, à mon avis, l’un des premiers de ce temps ».

Le régime sous lequel étaient placés les ouvriers de Homestead, au point de vue de la fixation de leurs salaires, était celui de l’échelle mobile,

A la suite d’un accord intervenu en juillet 1889 pour une période de trois années entre la Société Carnegie et une puissante association ouvrière, l’Amalgamated Association of iron and steel workers, il avait été convenu que le prix de vente des billettes d’acier d’un certain type, constaté à la fin de chaque trimestre par une commission mixte d’ouvriers et de délégués de la Compagnie, servirait de base aux salaires. Si le prix de vente s’élevait, les salaires devaient suivre indéfiniment la même progression ; mais dans le cas d’abaissement de ce prix, les salaires ne pouvaient descendre au-dessous du taux qui correspondait à un prix de vente de 25 dollars par tonne de billettes d’acier.

M. Carnegie avait une confiance trop absolue dans l’efficacité du régime protecteur qui devait, suivant les promesses du parti républicain, assurer à tout jamais de larges bénéfices aux chefs d’industrie, et des salaires élevés aux ouvriers, pour hésiter à souscrire à ces conditions. L’événement ne répondit malheureusement pas à ses espérances. Le tarif pouvait bien protéger les produits américains contre la concurrence étrangère, mais ses auteurs et ses défenseurs avaient oublié de compter avec le développement de la concurrence intérieure qui devait être la conséquence des énormes bénéfices réalisés par les établissements existants. Les capitaux se portèrent en abondance vers l’industrie métallurgique, de nouvelles usines s’ouvrirent : la production, développée sans mesure, dépassa les besoins de la consommation, et l’excès de la production entraîna la baisse des produits. Il en résulta que le prix de vente de la tonne de billettes d’acier, qui s’était élevé à 37 dollars 50 en 1890, descendit à 22 dollars 25 à la fin du premier semestre de 1892. La Compagnie Carnegie a déclaré devant la commission d’enquête du Congrès que l’usine de Homestead avait travaillé à perte en 1892, et qu’elle avait lieu de craindre une baisse nouvelle des prix de vente de ses produits. Dans cet état du marché, elle ne crut pas possible de maintenir intégralement les anciennes conventions, et elle proposa aux ouvriers d’y apporter, à partir du mois de juillet 1892, les modifications suivantes : réduction du taux des salaires pour certaines catégories d’ouvriers qui avaient particulièrement bénéficié de l’augmentation de production due au perfectionnement de l’outillage ; abaissement à 22 dollars, au lieu de 25, du minimum de prix de vente servant de base à l’échelle des salaires.

Pour apprécier les conséquences que pouvaient entraîner pour les ouvriers de Homestead les modifications proposées par la Compagnie, il est nécessaire de connaître les salaires qu’ils recevaient antérieurement au 30 juin 1892. Ces salaires avaient subi depuis trois ans une hausse non interrompue : en dernier lieu un chauffeur avait gagné 224 dollars (1 120 francs) en vingt-six jours : le salaire d’un chef-lamineur avait atteint en 29 jours le chiffre de 118 dollars (594 francs) ; les salaires des manœuvres n’avaient pas été inférieurs à 8 ou 10 francs par jour

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Sur le nombreux personnel employé à l’usine de Homestead, les modifications proposées au contrat de 1889 ne devaient atteindre que les trois cent vingt-cinq ouvriers les mieux rétribués. Encore, si l’on en croit la Compagnie, la réduction devait-elle être plus apparente que réelle, à raison de l’influence que devait exercer sur les salaires l’augmentation de production résultant du perfectionnement de l’outillage. On put espérer un moment que l’accord s’établirait entre la Compagnie et ses ouvriers, et vraisemblablement il en eût été ainsi, sans la pression exercée sur ces derniers par l’Amalgamated Association. Dans une conférence qui eut lieu le 24 juin, la Compagnie avait consenti à porter à 23 dollars le minimum du prix de vente sur lequel seraient calculés les salaires : de leur côté, les délégués des ouvriers avaient accepté l’abaissement de ce minimum à 24 dollars : mais ils refusèrent toute nouvelle concession. La conférence n’ayant pu amener une entente, la Compagnie ferma l’usine, et déclara qu’elle n’y admettrait désormais que des ouvriers n’appartenant à aucune Union (non union men).

De part et d’autre, depuis plusieurs jours déjà, on se préparait à la lutte. Les ouvriers s’étaient embrigadés, avaient choisi des chefs, avaient acheté des armes et des munitions. La Compagnie, de son côté, avait fortifié son usine en l’entourant de palissades percées de meurtrières, et en élevant sur le bord de la rivière deux gigantesques clôtures. A la notification du lock out, les ouvriers répondirent en pendant en effigie M. Frick et le surintendant de l’usine, M. Potter ; ils se rendirent maîtres de la ville où ils installèrent un comité de cinquante membres appartenant à l’Amalga­mated Association ; les ouvriers qui ne faisaient pas partie de cette association furent violentés et expulsés ; des patrouilles parcoururent les rues, et surveillèrent la rivière et les routes pour s’opposer à l’arrivée d’ouvriers étrangers ; des sentinelles furent postées aux bords de l’usine dont l’accès fut interdit, et les représentants de la Compagnie furent contraints de se retirer.

Violemment expulsés de leur propriété, ces derniers s’adressèrent au shériff du comté d’Allegheny, fonctionnaire investi des principales attributions du pouvoir exécutif et chargé du maintien de la paix du comté. Les moyens d’action de ce fonctionnaire sont malheureusement beaucoup plus restreints que ses attributions ; et, à défaut de force publique, il n’a d’autres ressources, en cas d’émeute ou de grève, que de réquisitionner un certain nombre de citoyens de bonne volonté auxquels il confère temporairement, avec le titre de deputies sheriffs, le caractère d’agents de l’autorité. Lorsque le shériff du comté, M. Mac Cleary, fit, non sans quelque embarras, une démarche auprès des ouvriers pour obtenir d’eux la remise de l’usine, ceux-ci répondirent en réclamant pour les membres de leur comité la qualité de deputies qui leur eût permis de rester en possession, avec un titre légal, des propriétés dont ils s’étaient violemment emparés. Malgré tout son désir, de ménager une fraction puissante du corps électoral, le shériff ne put souscrire à cette étrange prétention ; il fît appel à quelques honnêtes et courageux citoyens auxquels il donna la délégation nécessaire et qu’il dirigea vers l’usine ; mais les malheureux deputies furent aussitôt assaillis par une populace furieuse, maltraités et chassés, non seulement de l’usine, mais de la ville.

Ce fut dans ces circonstances que la Compagnie Car­negie, qui, trois ans auparavant, avait déjà fait en semblable circonstance l’épreuve de l’impuissance et des hésitations des autorités locales, résolut de chercher ailleurs la protection qu’elle n’avait pu obtenir, et fit appel à l’agence que dirige à New-York M. Robert Pinkerton. Cette agence, qui n’a d’analogue dans aucun pays d’Europe, entretient, pour suppléer aux défaillances de la police officielle ou de la force publique, un personnel considérable de detectives et de watchmen qui constituent, suivant la définition qu’en a donnée le président du comité d’enquête du Congrès, le colonel Oates, « une sorte de police privée et de force semi-militaire ».

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Trois cents Pinkerton men partirent dans la nuit du 5 juillet pour Homestead où les avaient précédés des caisses d’armes et de munitions expédiées de Chicago. Le shériff avait été prévenu de leur arrivée et avait promis de leur conférer, s’il en était besoin, la qualité de deputies. Les bateaux sur lesquels ils étaient montés furent amenés jusqu’à l’enceinte fortifiée qui protégeait l’usine, par un remorqueur qui portait à son bord les représentants de la Compagnie et le colonel Gray, chief deputy sheriff. La petite troupe s’apprêtait à débarquer sans bruit, aux premières lueurs du jour, lorsque sa présence fut signalée par l’équipage d’un bateau à vapeur préposé par les grévistes à la surveillance de la rivière. Au premier signal, une foule armée se rassembla sur le rivage, brisa les clôtures de l’usine et accueillit par une décharge de coups de fusil les agents qui, en voyant tomber plusieurs des leurs, firent à leur tour usage de leurs armes. Trois agents furent tués dans cette rencontre, sept ouvriers eurent le même sort : les blessés furent nombreux des deux côtés. Le débarquement était devenu impossible ; les Pinkerton men restèrent jusqu’au soir dans les bateaux qui les avaient amenés, sous le feu des grévistes qui avaient pointé sur eux un canon et qui dirigeaient sur la rivière des jets de pétrole enflammés. Après avoir inutilement attendu le retour du remorqueur qui avait transporté les blessés à l’hôpital et qui, attaqué lui-même par les ouvriers avait dû regagner Pittsburg, les agents arborèrent le drapeau parlementaire et demandèrent à capituler. Les ouvriers leur accordèrent la vie sauve ; mais ils s’emparèrent de leurs armes, incendièrent leurs bateaux, et, malgré la promesse du président du Comité des cinquante, M. O’Donnel, qui s’était engagé à les protéger, ils les conduisirent en prison après les avoir livrés aux outrages et aux violences de la populace. Le président du comité d’enquête du Congrès déclare que, dans ce trajet, les agents ont été soumis aux traitements les plus odieux et les plus barbares, et le correspondant du Journal des Débats raconte qu’une mégère enfonça son parapluie dans l’œil d’un de ces infortunés qui, dégouttant de sang, poussait des cris épouvantables. Pendant qu’avaient lieu ces scènes de sauvagerie, un des meneurs de la grève, nommé Beckmann, envahissait l’appartement de M. Frick et tirait sur lui quatre coups de revolver. Laissé pour mort par ce furieux, qui s’est glorifié devant ses juges d’avoir frappé « un exploiteur des travailleurs », le directeur général a heureusement survécu à ses blessures.

Cette fois, la mesure était dépassée. Le shériff arriva à Homestead dans la nuit, fit mettre en liberté les Pinkerton men, et demanda au gouverneur de l’État de Pennsylvanie, M. Pattison, l’envoi immédiat de troupes pour rétablir l’ordre et faire respecter la loi. Le gouverneur, qui jusqu’alors n’avait pas cru devoir accéder aux demandes que M. Carnegie lui avait adressées d’Écosse, se décida à faire partir le 11 juillet plusieurs régiments de milice formant un effectif de 6 000 hommes, sous le commandement du général Snowden, L’état de siège fut proclamé : Homestead fut occupé militairement et les principaux auteurs des désordres furent incarcérés.

L’arrivée des troupes, qui depuis cette époque n’ont pas quitté Homestead, a immédiatement mis fin au désordre : malgré quelques tentatives isolées qui ont été promptement réprimées, leur seule présence a assuré l’obéissance à la loi et la liberté du travail. Depuis le commencement du mois d’août, plus de mille ouvriers, qui n’appartiennent à aucune trade’s union, travaillent à l’usine à des conditions qu’ils ont librement et individuellement débattues avec les représentants de la Compagnie, en dehors de toute immixtion étrangère. Le travail a repris également dans d’autres établissements de la Compagnie Carnegie, dont les ouvriers s’étaient mis en grève en se déclarant solidaires de leurs camarades de Homestead ; là aussi l’intervention des Unions a été écartée, et les ouvriers admis ou réadmis ne l’ont été que comme non union men. Enfin, sous l’influence de ces événements, la puissante Amalgamated Association, atteinte dans son prestige, a dû transiger avec d’autres représentants de l’industrie métallurgique avec lesquels elle était entrée en lutte, et accepter des réductions de salaires qui s’élèvent à 10 pour 100 pour certaines catégories d’ouvriers.

Quels ont été les résultats de cette violente et sanglante agitation ? Le bilan en est déplorable. Une trentaine de vies humaines ont été sacrifiées. Sans parler des pertes énormes qu’ont subies les chefs d’industrie, une nombreuse population ouvrière attachée au sol où elle a vécu, accoutumée à trouver, dans l’usine autour de laquelle elle était groupée, un travail constant et un salaire rémunérateur, a fait place à des ouvriers étrangers et paraît condamnée à un lamentable exode. C’est une page de plus à ajouter à cette douloureuse histoire des grèves que résumait, il y a quatre ans, en chiffres si éloquents, la Commission du Travail des États-Unis, lorsqu’elle constatait que, de 1881 à 1887, les grèves avaient fait perdre aux ouvriers américains près de 52 millions de dollars (260 millions de francs).

(Albert Gigot. Les Grèves aux États-Unis. Revue de Famille, du 15 octobre 1892.)


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