par M. Gustave de Molinari.
Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes
Origine et raison d’être des trade’s unions et des syndicats ouvriers. — Leur état actuel. — La lutte du capital et du travail en Angleterre et aux États-Unis. — La grève de Homestead. — Pourquoi la lutte n’a pas pris les mêmes proportions sur le continent européen. — Frais et dommages directs et indirects causés par les coalitions et les grèves. — Que la victoire du travail et celle du capital auraient des conséquences également nuisibles. — Comment se pose le problème à résoudre pour établir la paix entre ces deux facteurs nécessaires de la production.
Lorsque les ouvriers eurent reconnu, par une cruelle expérience, qu’en traitant individuellement avec les entrepreneurs d’industrie, ils se trouvaient dans un état d’infériorité qui les condamnait le plus souvent à subir les conditions léonines de l’acheteur de travail, ils eurent recours, comme nous venons de le voir, à ces associations temporaires que l’on a désignées sous le nom de coalitions. Les coalisés fixaient en commun le taux et les conditions de leur offre, et si l’entrepreneur refusait de les accepter, ils lui refusaient leur travail, ils se mettaient en grève. Mais leurs ressources étant communément insuffisantes pour leur permettre de se passer de salaire aussi longtemps que l’entrepreneur pouvait se passer de travail, ils avaient presque toujours le dessous dans cette lutte. Les ouvriers comprirent alors que leurs chances de succès dépendaient de la quotité de leurs ressources, ils sentirent la nécessité de consolider leurs associations en leur donnant une organisation permanente, et de constituer un fonds des grèves au moyen de cotisations régulières. Telle fut l’origine des trade’s unions anglaises et des sociétés de résistance ou des syndicats ouvriers du continent. Mais ces associations, comme les coalitions elles-mêmes, étant rigoureusement prohibées sous le régime de la protection du capital contre le travail, demeurèrent à l’état de sociétés secrètes, et ne purent arriver à leurs fins qu’en employant des procédés d’intimidation et de violence dont la tradition s’est malheureusement conservée dans la classe ouvrière. Depuis que le régime de la protection a pris fin, les trade’s unions ou les syndicats se sont rapidement multipliés, et ils ont acquis, notamment en Angleterre et aux États-Unis, une puissance considérable. En Angleterre, les revenus annuels des trade’s unions dépassent 50 millions de francs ; aux États-Unis, l’association des Chevaliers du Travail a compté, un moment, près d’un million de membres 1. Les forces des belligérants devenant plus égales, la guerre du capital et du travail s’est étendue et aggravée. Certaines grèves se sont prolongées pendant plus de six mois et elles ont occasionné aux ouvriers des dépenses et aux entrepreneurs des pertes qui se chiffraient non plus par des milliers de francs, mais par des millions. En même temps, la tactique de cette sorte de guerre s’est perfectionnée. Les trade’s unions ont eu recours à l’échelonnement successif de la grève, en vue d’augmenter leurs ressources. Ce procédé consiste à laisser en activité un certain nombre d’ateliers, dont les ouvriers, tacitement d’accord avec les grévistes, leur fournissent des subsides. A ce procédé, les entrepreneurs ont opposé celui de la fermeture générale des ateliers ou du lock out, qui, en privant de travail la masse ouvrière, coupe court aux subsides et met à la charge de la caisse d’une union l’entretien d’une population entière. Qu’ont fait alors les unions ? Elles se sont coalisées pour soutenir mutuellement leurs grèves, en généralisant ainsi la lutte. Ces procédés nouveaux n’excluent point l’emploi des anciens, c’est-à-dire du recours à la violence pour vider les ateliers et empêcher les dissidents et les non-affiliés, étrangers ou indigènes, de les remplir. Les entrepreneurs, de leur côté, font appel à la force publique pour sauvegarder leurs ateliers et garantir la liberté du travail. Enfin, lorsque le gouvernement ne leur vient point efficacement en aide, ils ont recours à des entreprises spéciales telles que la Pinkerton Society, aux États-Unis. La grève de Homestead offre le spécimen le plus complet de cette lutte poussée, des deux côtés, à un point extrême 2.
Sur notre continent, la guerre du capital et du travail n’a pas pris encore les proportions qu’elle a atteintes en Angleterre et aux États-Unis. Ce n’est pas que les sentiments d’hostilité des ouvriers à l’égard des entrepreneurs et leur désir de dicter, à leur tour, les conditions du salaire, soient moins vifs ; c’est tout simplement parce que leurs associations ou leurs syndicats sont moins solidement organisés que les trade’s unions anglaises et américaines, et ne sont pas, à beaucoup près, aussi bien pourvus du nerf de la guerre. Toutefois, les grèves se multiplient en France, en Belgique, en Allemagne, et elles prennent de jour en jour un caractère plus aigu. Les excitations socialistes ont contribué, surtout dans ces derniers temps, à les aggraver et à les envenimer, mais sans leur fournir l’apport de ressources qui pourrait seul augmenter leurs chances de succès.
Comme toutes les guerres, celle-ci est presque également nuisible aux deux parties. On a fait le compte des dépenses et des pertes que les grèves ont causées depuis quelques années aux ouvriers et aux entrepreneurs : on est arrivé à des centaines de millions 3. En outre, elles ont occasionné, dans tous les pays où elles ont éclaté, un ralentissement de la production et un détournement de la clientèle, qui se traduisent par une perte permanente dont le montant échappe à toute évaluation.
Des esprits bienveillants ont entrepris de prévenir les grèves, et de rétablir, autant que possible, l’harmonie entre les deux facteurs indispensables de la production, en instituant des conseils de conciliation et d’arbitrage. Cet expédient a exercé, en mainte occasion, une influence salutaire, mais son efficacité est demeurée limitée ; il a créé des trêves, mais sans avoir la vertu d’établir la paix 4.
Si l’on en jugeait par l’état actuel des esprits, cette paix serait plus éloignée que jamais. En France, par exemple, les meneurs socialistes de la classe ouvrière ont mis à profit l’extension partielle que la loi de 1884 a apportée a la liberté d’association pour provoquer la création d’un syndicat dans chaque branche de travail des principaux foyers d’industrie. La tendance de plus en plus marquée de ces syndicats c’est, d’une part, d’obliger les entrepreneurs à débattre avec eux le taux et les conditions du salaire de leurs membres ; d’une autre part, de les empêcher d’employer des ouvriers non syndiqués de la localité ou du dehors. En admettant qu’ils réussissent à atteindre ce double but, quel serait le résultat ? Ce serait de leur conférer le monopole de la fourniture du travail dans chaque branche d’industrie et dans chaque localité, et de mettre les entrepreneurs-capitalistes à la merci de ce monopole.
Cependant, les socialistes qui mènent cette campagne contre le capital comprennent parfaitement qu’aussi longtemps que la liberté du travail subsistera, que les entrepreneurs conserveront le droit d’enrôler des ouvriers non syndiqués, et d’en recruter à l’étranger, au moyen d’intermédiaires libres, il leur sera impossible d’arriver à leurs fins. Mais ils comptent sur le suffrage universel pour leur venir en aide, en faisant tomber le gouvernement entre leurs mains. De même que les gouvernements bourgeois ont protégé le capital contre le travail, pourquoi un gouvernement socialiste ne protègerait-il pas le travail contre le capital, en reconnaissant aux syndicats le droit exclusif de fournir le travail nécessaire à l’industrie, en interdisant l’emploi des ouvriers étrangers ou en les soumettant à une taxe dont le produit serait affecté aux caisses de retraites ouvrières, enfin en supprimant les intermédiaires libres pour conférer aux syndicats le monopole du placement ? Grâce à ce système de protection, les ouvriers ne deviendraient-ils pas les maîtres d’élever à leur gré le taux du salaire, de le porter à un maximum en échange d’un minimum de travail, comme les entrepreneurs l’ont été, à l’époque où ce système était établi à leur profit, d’abaisser le taux du salaire à un minimum en échange d’un maximum de travail ? Le résultat final ne serait-il pas, en réduisant les entrepreneurs à une portion par trop congrue, de les obliger, sous peine de ruine, à remettre leurs entreprises aux mains de l’État, lequel, à son tour, en confierait la gestion aux syndicats ouvriers ? L’œuvre de la transformation économique serait alors accomplie. Le travail entrerait en possession du capital investi dans les mines, les manufactures et le reste, et il pourrait s’attribuer à lui seul tous les profits de l’industrie. La société capitaliste aurait vécu.
En présence de ce péril, les entrepreneurs, de leur côté, ne demeurent pas inactifs, et ils ont recours, comme leurs adversaires, aux armes empruntées à l’arsenal de la protection. Tandis que les ouvriers s’efforcent d’attribuer à leurs syndicats le monopole de la vente du travail, les entrepreneurs s’appliquent à rétablir à leur profit le monopole de l’achat. A défaut des lois qui interdisaient les coalitions, à plus forte raison les syndicats et faisaient obstacle au déplacement des travailleurs, jusqu’à ce qu’il soit possible de les faire rétablir par quelque gouvernement dictatorial institué pour « sauver la société », ils s’entendent pour opposer les lock out aux coalitions, interdire aux ouvriers, sous peine de renvoi, de s’affilier aux unions ou aux syndicats, et refuser tout débat collectif sur le taux et les conditions du salaire, pour s’en tenir au système du débat individuel ou y revenir 5. En supposant qu’ils arrivent à leurs fins, ne seront-ils pas de nouveau les maîtres de dicter ce taux et ces conditions ? Ne peuvent-ils pas se passer du travail de l’ouvrier isolé plus longtemps qu’il ne peut se passer du salaire ? Dans les ateliers de la grande industrie où des centaines, parfois même des milliers d’ouvriers se trouvent rassemblés, le dommage que peut causer à l’entrepreneur individuel ou collectif le renvoi d’un seul, n’est-il pas infinitésimal en comparaison de celui que subit l’ouvrier renvoyé pour avoir réclamé une augmentation de salaire, et exclu, par une entente commune, des autres ateliers ? Le capital ne pourrait-il pas, en ce cas, comme il arrivait trop souvent sous l’ancien régime de la protection, accaparer tous les profits de l’industrie en ne laissant au travail qu’un minimum de subsistance ?
Mais, dans les deux cas, soit que la victoire demeurât au travail ou au capital, dans la lutte actuellement engagée, les résultats seraient également funestes. Si les ouvriers étaient les maîtres de fixer à leur gré le taux du salaire, ils ne manqueraient pas d’abuser de leur pouvoir et de l’élever à un niveau qui ne laisserait point au capital la part nécessaire pour couvrir ses risques et le déterminer à s’engager dans la production. Ce serait, en un mot, la destruction successive du capital, c’est à-dire d’un agent non moins indispensable à la production que le travail lui-même. Si, au contraire, les entrepreneurs redevenaient pleinement les maîtres de fixer le taux du salaire, n’abuseraient-ils pas de ce pouvoir comme ils en ont abusé sous le régime de la protection du capital contre le travail ? Ne l’abaisseraient-ils pas à un niveau destructeur des forces physiques et morales de la classe ouvrière, et l’abaissement de la qualité, sinon de la quantité du travail qui en résulterait, à une époque où les progrès de l’outillage exigent, au contraire, la coopération d’un travail de plus en plus élevé en qualité, ne déterminerait-il pas la ruine de l’industrie, en admettant qu’un soulèvement général de la multitude n’eût causé auparavant la subversion de la société ? Que conclure de là, sinon que le problème à résoudre pour rétablir la paix entre le capital et le travail consiste non à conférer à l’un ou à l’autre le pouvoir de fixer le taux et les conditions du salaire, mais à le leur enlever à tous deux. Ce problème, l’extension ,et la mise en communication des marchés, la substitution d’un « marché général », illimité, aux marchés limités de l’ancien régime, l’a déjà résolu pour le taux de l’intérêt et le prix d’un-grand nombre de produits, en créant un taux ou un prix régulateur sur lequel les prêteurs et les emprunteurs, les vendeurs et les acheteurs ne peuvent exercer, quoi qu’ils fassent, aucune influence appréciable : nous allons voir pourquoi il ne l’a pas été pour le travail, et comment, par le concours de quels progrès, les uns déjà réalisés, les autres en voie de réalisation, il le sera, selon toute apparence, dans un avenir prochain.
1. Voir Les Associations ouvrières en Angleterre, par M. le Comte de Paris, Le Passé et l’Avenir des Trade ’s unions, par Georges Howell, Les Chevaliers du Travail, par Ernest Brelay, etc., etc.
4. Les conseils de conciliation et d’arbitrage ont été établis en Angleterre, en 1860, par M. Mundella, importés et perfectionnés en Belgique par M. Julien Weiler, ingénieur des charbonnages de Mariemont et Bascoup. Ils sont intervenus efficacement dans des cas nombreux, pour prévenir ou terminer les grèves. Sur les 500 grèves qui ont éclaté en Angleterre, en 1888, 72,2 pour 100 ont été résolues par la conciliation et 3,3 pour 100 par l’arbitrage. Voir les publications de M. Julien Weiler sur les Conseils de Conciliation et d’Arbitrage et les Chambres d’Explications des charbonnages de Bascoup ; l’Esprit des Institutions ouvrières de Mariemont, etc. Voir aussi : La Paix des Ateliers. Institutions de nature à faciliter la Conciliation et l’Arbitrage entre Patrons et Ouvriers, par M. A. Gibon, ingénieur des arts et manufactures.
5. Tant qu’on subira le droit de grève et la faculté illimitée de coalition, écrivait un journaliste très écouté des conservateurs, M. Francis Magnard, nous serons en péril.
... Personne n’aura le front de soutenir que les grèves soient un bon instrument de conciliation et que les syndicats ouvriers aient amélioré les rapports entre le travail et le capital. Elles ont irrité les patrons sans que les ouvriers en deviennent plus heureux et surtout plus sages.
Cet état de choses peut-il continuer sans que la prospérité nationale en souffre ? Nous ne le croyons pas.
S’il paraît aux radicaux que ces lois tyranniques, cent fois plus oppressives pour les vrais travailleurs que le patronat, sont inséparables de la République, nous ne pouvons que déplorer leur aveuglement. Car c’est précisément pour ne vouloir pas respecter les droits de la minorité que la République risque de périr, ou tout au moins d’être absorbée par une dictature quelconque. Les forces que la faiblesse ou l’ignorance des Parlements ont mises entre des mains qui ne savent pas les manier constituent un danger pour un ordre social qui a bien ses tares et ses inconvénients, mais qu’on n’a pas remplacé encore, auquel on n’offre d’ailleurs de rien substituer. Cela ne peut pas durer extrêmement longtemps. (Figaro, du 15 novembre 1892.)