Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Chapitre XII — Les facteurs de l’agrandissement des marchés.

Quels ont été les facteurs de l’agrandissement et de l’unification des marchés. — Comment ils ont agi. — Influence de l’extension de la sécurité ; — du perfectionnement de l’outillage de l’industrie ; — du progrès et de la multiplication des moyens de communication ; — du développement de l’organisme du commerce et du crédit ; — de la création de la publicité commerciale et financière et des Bourses. — Que cet ensemble de progrès a agi pour assurer la distribution utile des produits et des capitaux dans toute l’étendue des marchés agrandis et mis en communication, qui constituent aujourd’hui « le marché général ».


Si nous voulons savoir comment les marchés du travail, aujourd’hui encore plus ou moins étroitement limités, pourront s’agrandir, se mettre en communication et s’unifier, il nous faut rechercher comment se sont successivement agrandis et unifiés ceux des capitaux et des produits qui possèdent actuellement un marché général où le mouvement des quantités offertes et demandées en concurrence détermine le prix régulateur de ces produits et de ces capitaux.

Les facteurs de ce progrès ont été : 1° l’accroissement de la sécurité, les progrès généraux de l’industrie, le développement des moyens de communication rapides et à bon marché, l’aplanissement, encore à la vérité partiel et insuffisant, des barrières douanières  ; 2° la création et le développement du rouage des intermédiaires du commerce et du crédit ; 3° ceux du rouage de la publicité commerciale et financière ; 4° la création et la multiplication des bourses de commerce et des bourses des valeurs mobilières.

En examinant comment ces facteurs ont agi concurremment pour agrandir les marchés, on est frappé d’abord de ce fait qu’ils ont agi suivant une impulsion naturelle, c’est-à-dire lorsque leur opération, est devenue assez utile pour couvrir ses frais avec adjonction du profit nécessaire à toute entreprise, quel qu’en soit l’objet.

Comment la sécurité s’est-elle étendue successivement de manière à rendre la plus grande partie du globe accessible à l’industrie et au commerce des peuples civilisés ? Par l’unification dans l’intérieur des États civilisés de l’action de la justice et de la police, demeurée jusqu’alors locale, par la découverte, la conquête ou les traités qui ouvraient au commerce des régions auparavant inconnues ou fermées. Les débouchés de la généralité des industries, d’abord resserrés aux limites d’une commune, d’un canton ou d’une province, ont pu s’étendre au delà de ces limites étroites, au moins dans les pays où les moyens de communication avec le dehors ne faisaient point entièrement défaut. L’agrandissement des débouchés a stimulé les progrès de l’industrie, la division du travail s’est accrue, des fabriques qui concentraient, par exemple, la filature, le tissage et la teinture des étoffes, ont pu se borner à pratiquer sur de plus grandes quantités une seule de ces opérations. A mesure qu’elles diminuaient ainsi leurs frais de production et que la concurrence les obligeait à abaisser leurs prix de vente dans une proportion équivalente, leur débouché s’étendait. Il s’étendait encore, lorsque les moyens de communication devenaient plus rapides et moins coûteux. L’accroissement de la rapidité, en leur procurant une économie de temps, leur permettait de diminuer d’autant leur avance de capitaux, par conséquent leurs frais de production, l’abaissement des prix de transport contribuait au même résultat. La concurrence qui obligeait les industriels à perfectionner leur outillage pour diminuer leurs frais, les excitait, sous l’impulsion de la même nécessité, à provoquer l’établissement des chemins de fer, des lignes de navigation à vapeur, etc. Dans les pays où ils possédaient une influence prépondérante, ils les faisaient établir aux frais ou avec les subventions de la communauté ; ailleurs, c’était l’industrie privée, abandonnée à elle-même, qui s’en chargeait, aussitôt qu’elle jugeait que les entreprises de ce genre lui fourniraient une rémunération suffisante. Est-il nécessaire d’ajouter que c’est dans les pays où l’État n’entravait point la création des voies perfectionnées, en limitant la durée des concessions, en imposant des tracés et d’autres conditions restrictives aux entrepreneurs, que ces voies nouvelles se sont le plus rapidement multipliées, sans imposer aucune charge aux contribuables ?

Cependant, à mesure que les débouchés de l’industrie s’agrandissaient, grâce à l’extension de la sécurité, aux progrès de l’outillage et au développement des moyens de communication, les débouchés du commerce s’accroissaient d’une manière parallèle. Lorsque les marchés étaient étroitement limités, les industriels s’occupaient eux-mêmes du placement de leurs produits, mais lorsque les marchés vinrent à s’étendre, il devint économique de diviser le travail de la fabrication et du placement, et même de spécialiser les différentes opérations du commerce, à l’exemple de celles de l’industrie. Comme la filature, le tissage et la teinture s’étaient spécialisés dans la fabrication dés étoffes, on vit se spécialiser les opérations du placement : le fabricant vendit ses produits à des négociants en gros, qui se chargèrent de les distribuer sur les points principaux du marché, où ils étaient achetés par des marchands en demi-gros qui les revendaient aux marchands en détail de chaque localité, par lesquels ils étaient mis immédiatement à la disposition des consommateurs. Et chacune des parties de ce rouage commercial destiné à porter les produits d’un foyer d’industrie à leurs consommateurs, épars souvent sur toute la surface du globe, se créait aussitôt qu’elle devenait assez utile pour que ses services pussent couvrir leurs frais, et donner un profit équivalent à celui des autres branches de travail. Il suffisait pour obtenir ce résultat de « laisser faire » l’esprit d’entreprise. Ce n’est pas tout. A mesure que la sécurité s’étendait, que l’industrie se perfectionnait, que les moyens de communication se multipliaient et que le commerce se développait, le débouché du crédit s’agrandissait à son tour. Ces différentes branches de travail ne pouvaient en effet se perfectionner et se développer qu’à la condition de recevoir un apport croissant de capitaux. Ceux-ci étaient produits par la multitude, maintenant innombrable, des individus que la disparition de l’esclavage et du servage avait rendus responsables de leur existence et de celle de leur famille, et qui épargnaient une partie de leur revenu actuel, soit pour subvenir à leurs besoins futurs, soit pour accroître leur revenu en faisant, d’une manière ou d’une autre, fructifier leur épargne. D’abord — lorsque chaque industrie était morcelée en une foule de petites entreprises — le plus grand nombre de ces épargneurs employaient eux-mêmes le capital qu’ils avaient formé, mais à mesure que les progrès de l’outillage déterminaient l’agrandissement des entreprises, et, par conséquent, en diminuaient le nombre, l’emploi direct des capitaux, après avoir été la règle, devint de plus en plus l’exception. Il fallut que les épargneurs en cherchassent le placement. Mais, d’une part, ils ne trouvaient pas toujours à les placer d’une manière avantageuse et sûre dans leur localité, d’une autre part, il leur était difficile sinon impossible de se procurer les renseignements et les garanties nécessaires pour les mieux placer ailleurs, et ils étaient réduits à les conserver improductifs, tandis que mainte industrie les demandait en vain ou les payait à haut prix. Alors la création d’intermédiaires du crédit devint utile, et l’esprit d’entreprise se chargea de les créer aussitôt que leur utilité devint assez grande pour rémunérer suffisamment les entrepreneurs, ou, en d’autres termes, aussitôt que les épargneurs trouvèrent plus de profit à charger un intermédiaire du placement de leurs économies, en lui payant une rétribution pour ce service, qu’à les placer eux-mêmes. Les capitaux que les intermédiaires, banquiers ou banques, recueillaient ainsi, ils les distribuaient à l’industrie, au commerce et aux autres entreprises, parmi lesquelles, malheureusement, les entreprises politiques, qui les demandaient pour les affecter à des emplois le plus souvent nuisibles, tenaient le premier rang. Comme dans les entreprises industrielles et commerciales, la division du travail et la spécialisation s’introduisirent dans les institutions de crédit : il se créa tout un organisme de grands et petits intermédiaires et de banques spéciales pour les différentes sortes de prêts, industriels, commerciaux, agricoles, chirographaires, hypothécaires. En examinant la nature des fonctions de ces intermédiaires tant du commerce que du crédit, on s’aperçoit qu’ils ne pouvaient remplir ces fonctions qu’à la condition de posséder, aussi exactement que possible, la connaissance du marché : pour distribuer le plus utilement, partant avec le plus de profit, les produits et les capitaux, ils avaient besoin, avant tout, de savoir où ils étaient le plus abondants et le plus offerts, où ils étaient le plus rares et le plus demandés. D’abord, ils s’occupaient eux-mêmes de recueillir ces renseignements ; mais, à mesure que le marché allait s’étendant, leurs moyens particuliers d’informations cessaient d’y suffire. Alors, un nouveau progrès de la division du travail s’opéra ; l’industrie de l’information se spécialisa, soit en matière de commerce, soit en matière de crédit. Des entreprises se formèrent pour publier, jour par jour, des renseignements sur l’état de l’offre et de la demande des produits et des capitaux dans les différentes parties du marché, de manière à éclairer et à guider les opérations des intermédiaires et de leur clientèle, en leur enseignant dans quels lieux il était le plus profitable aux uns de porter leurs produits, aux autres d’engager leurs capitaux.

Enfin, il devint avantageux aux intermédiaires du crédit et du commerce, de se rassembler régulièrement dans des Bourses où affluaient les renseignements sur l’état des marchés et où venaient se concentrer les offres et les demandes. Dans ces marchés s’établissaient les cours des valeurs et des marchandises. Grâce au progrès des moyens matériels de communication, les cours de chaque marché ont fini par être portés instantanément dans les autres, de manière à constituer de tous ces marchés particuliers un marché général, où le prix résultant du mouvement de l’ensemble des offres et des demandes : est aujourd’hui le régulateur de chaque transaction. C’est ainsi, sous une impulsion naturelle et à mesure qu’ils sont devenus assez utiles pour procurer à l’esprit d’entreprise et aux capitaux qui s’y engageaient, des profits équivalents à ceux de la généralité des industries déjà existantes, que se sont constitués, perfectionnés et développés les différents rouages de l’immense appareil de la distribution des capitaux et des produits, qui s’étend dans toutes les régions du globe, en assurant, sauf les perturbations provenant des accidents du milieu, trop souvent aussi des vices et de l’ignorance de l’homme, l’approvisionnement régulier des consommateurs, et en procurant aux producteurs la rétribution nécessaire à la continuation et, au besoin, à l’accroissement de la production. En effet, quand, sur un marché, il y a insuffisance de capitaux ou de produits, quand les prix s’élèvent, en conséquence, au-dessus du taux nécessaire, on en est aussitôt informé dans tous les autres, et les capitaux ou les produits s’y portent d’eux-mêmes jusqu’à ce que le déficit soit comblé ; quand, au contraire, il y a surabondance et baisse sur un marché, les capitaux ou les produits cessent d’y affluer, ou en émigrent jusqu’à ce que l’équilibre se rétablisse et que les prix se relèvent au niveau nécessaire.

Mais ce mécanisme distributeur des capitaux et des produits n’existe pas encore, ou du moins n’existe qu’à l’état rudimentaire pour le travail. Comme nous l’avons vu, le travail en est resté au régime des marchés restreints : si ses débouchés ont pu s’élargir, dans quelque mesure, sous l’influence des progrès de la sécurité et du développement des moyens de communication, ils sont demeurés relativement limités, faute du concours des autres rouages nécessaires du mécanisme distributeur : les intermédiaires, la publicité et les Bourses 1.



Note

1. Voir Les Notions fondamentales, 2e partie, chap. VI, VII et VIII, La Mobilisabilité des Produits, des Capitaux et du Travail.


Précédent  |  Suite  |  Table des matières  |  Page Molinari  |  Page d’accueil