par M. Gustave de Molinari.
Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes
Obstacles naturels et artificiels à l’extension des marchés des produits et des capitaux. — Articles de grande consommation qui possèdent un marché général. — Les effets de l’agrandissement du marché des capitaux. — Le préjugé contre le prêt à intérêt. — En quoi il était fondé. — Ce qui justifiait la condamnation de l’usure. — Les coutumes et les lois limitatives du taux de l’intérêt. — Ce qui les rendait utiles. — Ce qui les rend aujourd’hui nuisibles. — Résultats bienfaisants de l’agrandissement des marchés des céréales et des autres produits. — Que l’agrandissement des marchés du travail aurait des effets analogues.
Avant d’examiner les obstacles qui ont entravé jusqu’à présent l’agrandissement des marchés du travail, et de nous rendre compte des progrès nécessaires pour les surmonter, arrêtons-nous un moment aux conséquences de l’agrandissement des marchés des produits et des capitaux.
Cet agrandissement est loin d’être aussi complet et aussi général qu’il pourrait l’être et qu’il le sera lorsque l’obstacle naturel des distances sera aplani par la multiplicité et la concurrence des instruments divers et perfectionnés de communication ; quand, d’une autre part, l’obstacle artificiel des douanes aura été renversé. Un grand nombre de produits ne possèdent encore que des marchés plus ou moins étroitement limités ; il y a, même dans les pays les plus avancés en industrie, bien des localités où, faute d’intermédiaires et de publicité, les capitaux ne se placent que dans un rayon borné, et où le taux des prêts ne subit point l’influence du prix régulateur de l’ensemble des marchés en communication.
En revanche, il y a un certain nombre d’articles de grande consommation, tels que les céréales, les matières premières, le coton, la laine, la soie, etc., dont les marchés locaux se sont extraordinairement étendus depuis un demi-siècle, et, en se mettant en communication, ont constitué un marché général dont le cours s’impose comme un régulateur. On peut en dire autant des capitaux, depuis que les intermédiaires du crédit et les valeurs mobilières se sont multipliés, et que la télégraphie électrique a pour ainsi dire unifié toutes les Bourses du monde. Nous pouvons déjà apprécier quelques-uns des résultats bienfaisants de ces-progrès.
Sous le régime des marchés limités et isolés, ce qui déterminait le taux de l’intérêt des capitaux, c’étaient bien moins les quantités disponibles pour le prêt que l’intensité comparative des besoins de l’emprunteur et du prêteur. Le besoin d’emprunter étant communément plus intense que celui de prêter. Le taux de l’intérêt s’élevait bien au-dessus du taux nécessaire pour couvrir la privation, le risque et le profit légitime du prêteur. C’était, suivant l’expression usitée, un taux usuraire. De là le sentiment de réprobation auquel les « usuriers » étaient en butte, à une époque où les capitaux étaient rares et où le petit nombre des capitalistes étaient les maîtres du marché local. Les philosophes et les Pères de l’Église, témoins des maux que causait l’usure, et n’apercevant aucun moyen efficace d’y remédier, nièrent la légitimité de l’intérêt et recommandèrent le prêt gratuit, comme les socialistes radicaux de nos jours, en présence de l’inégalité de situation de l’entrepreneur et de l’ouvrier, et de l’avilissement des salaires qui en était la conséquence, ont nié la légitimité de la rétribution de l’entrepreneur-capitaliste et prétendu, comme l’avaient fait les philosophes et les Pères de l’Église pour la rétribution de « l’usurier », que le capital devait prêter gratuitement ses services.
Cependant, la gratuité du prêt à intérêt ayant pour effet inévitable la suppression du prêt, il fallut adopter un moyen terme : la coutume puis la loi limitèrent le taux de l’intérêt à un taux équivalent au taux nécessaire ou jugé tel, en vue de protéger les emprunteurs contre les exigences abusives des usuriers. De même aujourd’hui les socialistes « possibilistes », plus modérés que les radicaux, se bornent à réclamer un minimum de salaire combiné avec un maximum de durée de la journée de travail, pour protéger l’ouvrier contre l’abus du pouvoir inégal de l’entrepreneur dans le débat du salaire.
Les coutumes et les lois limitatives du taux de l’intérêt n’étaient qu’un palliatif, dont il fallut pendant longtemps se contenter à défaut d’un remède. Ce remède qui n’apparaissait point aux philosophes de l’antiquité et aux Pères de l’Église, des progrès qu’ils ne pouvaient prévoir l’ont apporté. Les capitaux se sont multipliés sous l’influence des progrès de l’industrie .et du self government individuel, les marchés des capitaux se sont, agrandis sous l’influence d’autres progrès. L’extension de la sécurité, l’accroissement de la facilité des transports, la multiplication des intermédiaires ont permis de porter les capitaux des endroits où ils étaient abondants et à bas prix dans ceux où ils étaient rares et chers. Le taux de l’intérêt a tendu à s’égaliser, sauf la différence des risques, et il n’a plus été déterminé que par les quantités offertes et demandées dans l’ensemble des marchés, maintenant en communication et ne formant plus en réalité qu’un seul marché. Dans ce nouvel état des choses, les coutumes ou les lois limitatives du taux de l’intérêt, après avoir été, comme beaucoup d’autres institutions, un secours, sont devenues un obstacle. Dans les pays et dans les moments où les capitaux sont rares, le maximum légal fait obstacle à des importations qui auraient pour résultat de les rendre abondants, et de faire baisser le taux de l’intérêt au-dessous même du maximum fixé par la loi.
Au moment où nous sommes, et en dépit des restes encore subsistants de ce régime suranné, les capitaux passent en quantités croissantes des pays producteurs où ils surabondent dans les pays consommateurs où ils sont rares. L’inégalité des besoins de l’emprunteur et du prêteur n’exerce plus aucune influence appréciable sur le taux de l’intérêt désormais fixé par les mouvements généraux de l’offre et de la demande sur le marché universalisé. L’usure disparaît.
Il en est de même pour les produits ou du moins pour ceux dont le marché s’est le plus étendu, sous l’influence des progrès de la sécurité, des moyens de communication, et du développement du rouage des intermédiaires du commerce et du crédit. Telles sont, en première ligne, les céréales. Dans les marchés restreints de l’ancien régime, l’intensité comparative des besoins de vendre et d’acheter était le principal sinon l’unique facteur déterminant du prix des grains. Les cultivateurs, pressés de réaliser leurs produits après la récolte, pour payer leur fermage et leurs autres redevances ou impôts, les offraient au petit nombre des marchands de grains, ou blatiers de la localité, beaucoup moins pressés de les acheter. Presque tous, car ceux qui pouvaient attendre étaient rares, se trouvaient obligés de les céder à vil prix à ces intermédiaires. Ceux-ci, après avoir fait la loi aux vendeurs, la faisaient aussi aux acheteurs, en maintenant leur offre au-dessus de la demande, en laissant pourrir ou en détruisant même une partie de leurs approvisionnements, l’expérience leur ayant appris que les prix haussent ou baissent dans une proportion plus forte que les déficits ou les excédents. De là, la haine à laquelle, comme les usuriers, les marchands de grains qualifiés d’accapareurs étaient en butte, haine justement motivée d’abord et passée ensuite à l’état de préjugé, quand l’intensité comparative des besoins eut cessé d’être, le facteur déterminant du prix.
C’est l’extension générale des marchés des céréales qui a fait disparaître ce facteur, en substituant au monopole d’un petit nombre « d’accapareurs », la concurrence d’un nombre illimité de marchands. Ce progrès a eu deux conséquences également bienfaisantes.
La première a été de niveler les approvisionnements et les prix non seulement dans l’espace mais encore dans le temps. L’excédent des pays où la récolte est bonne est porté rapidement dans ceux où elle est mauvaise, et la surabondance d’une année est mise de même, en réserve, en prévision des déficits de l’avenir. Les disettes sont ainsi devenues impossibles, sauf dans les contrées où l’isolement des populations, leur extrême misère et l’absence d’intermédiaires font obstacle aux apports et au nivellement des prix.
La seconde a été d’établir sur les marchés désormais en communication, un prix, à la fois régulateur et impersonnel, résultant uniquement des quantités disponibles pour la vente. C’est un prix régulateur, car il s’impose dans chaque transaction particulière. C’est un prix impersonnel, car aucun des échangistes ne peut exercer sur son établissement une influence appréciable. Quelle que soit la puissance d’un spéculateur ou d’un « accapareur »,il ne lui est plus possible de faire hausser ou baisser le prix des grains sur un marché devenu universel, et l’on peut en dire autant pour les autres articles de grande consommation. De là l’échec inévitable des coalitions et des manœuvres d’accaparement. Ces coalitions — rings ou syndicats — et ces manœuvres qui peuvent avoir encore des chances de succès sur des marchés limités par un tarif protecteur, aboutissent invariablement à la ruine des monopoleurs coalisés ou syndiqués, sur un marché librement ouvert à la concurrence. Quoi qu’ils fassent, en effet, ils ne peuvent englober dans leurs syndicats toutes les exploitations agricoles, toutes les mines de cuivre ou autres, toutes les fabriques de sucre, de suif, etc., répandues sur tous les points du globe ; quand même d’ailleurs ils y réussiraient, aussitôt qu’ils auraient fait hausser le prix de l’article accaparé, cette hausse agirait comme une prime d’encouragement à la mise en culture des terres non encore défrichées, à la recherche et à l’exploitation de nouvelles mines, à l’établissement de nouvelles fabriques de sucre et de suif, et ferait succéder la surabondance et la baisse à la disette et à la hausse.
Supposons maintenant que le marché du travail vienne à s’universaliser, à l’exemple des marchés des capitaux, des céréales et des autres articles de grande consommation, ne verra-t-on pas se produire le même phénomène ? Le facteur de l’intensité comparative des besoins qui a jusqu’à présent exercé une influence prépondérante sur la fixation du taux et des conditions du salaire dans les marchés limités du travail ne disparaîtra-t-il pas comme il a disparu du marché des capitaux et des produits ? Aux prix arbitraires et inégaux de ces marchés limités ne verra-t-on pas se substituer un prix régulateur et impersonnel, déterminé uniquement par le mouvement de l’offre et de la demande sur le marché universel ? Dans ce nouvel état des choses, les coalitions n’ayant plus aucun pouvoir d’action sur les prix, cesseraient de se produire, la paix s’établirait entre le capital et le travail.
Mais est-il possible qu’un marché général s’établisse pour le travail, comme il s’est établi pour les capitaux, les céréales, les cotons, les laines, et comme il tend à s’établir pour tous les autres produits ?
Et si la constitution d’un marché général du travail est réalisable, pourquoi n’est-elle point déjà réalisée ?
Voilà ce qu’il s’agit d’examiner.