Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Chapitre XIV — Les obstacles à l’agrandissement des marchés du travail.

Obstacles à la circulation du travail libre. — Que ces obstacles n’existaient pas pour la circulation du travail esclave. — Le commerce des esclaves dans l’antiquité et la traite des nègres. — Entraves à la circulation du travail après la disparition de l’esclavage, — Situation inégale qu’elles ont faite aux ouvriers dans l’échange de leur travail contre un salaire. — Remèdes aux vices de cette situation. — Les deux solutions du rétablissement de la servitude et de l’établissement de la liberté effective de la circulation du travail. — Pourquoi cette dernière solution a pu être considérée longtemps comme une utopie.


« De toutes les espèces de bagages, disait Adam Smith, l’homme est la plus difficile à transporter. » Cette observation du père de l’économie politique n’a pas cessé d’être vraie, quoique l’homme civilisé possède généralement de nos jours la liberté de se déplacer et de porter son travail où bon lui semble. Le travail de l’ouvrier libre est demeuré la moins circulable des marchandises. Il n’en était pas ainsi dans l’antiquité pour le travail des esclaves. Le commerce dont il était l’objet avait une importance considérable 1. Les esclaves importés de l’Afrique, de la Syrie, et plus tard de la Gaule et de la Sarmatie, affluaient sur les marchés de la Grèce et de l’Italie, de même qu’après la découverte de l’Amérique les nègres de la côte d’Afrique, devenus un des principaux articles du commerce de Saint-Malo, de Liverpool et de Boston, affluèrent sur les marchés des régions tropicales du nouveau monde. Les invasions des barbares, en interrompant les communications, détruisirent en grande partie le commerce des esclaves. Les propriétaires des domaines ruraux furent alors obligés de recourir presque exclusivement au travail de la population qui y était attachée et à laquelle ils trouvèrent généralement profit d’abandonner le soin de sa subsistance, en l’assujettissant simplement à la corvée. Le servage, ainsi substitué à l’esclavage, immobilisa le travailleur agricole sur la terre seigneuriale, tandis que l’ouvrier des métiers était immobilisé dans la corporation. Lorsque le servage et les corporations eurent disparu et que l’ouvrier devint libre de se déplacer, il se trouva en présence d’obstacles, les uns naturels, les autres artificiels, qui rendaient cette liberté le plus souvent illusoire. Il était libre, en droit, de porter son travail sur le marché le plus avantageux dans le pays, et même — quoique pas toujours — à l’étranger, mais l’était-il en fait ? En dehors de la localité étroite où il était né, savait-il, pouvait-il savoir quels étaient les marchés où son travail était demandé, à quel prix et à quelles conditions ? Et quand même il en aurait été exactement informé, possédait-il les avances ou le crédit nécessaires pour se transporter, lui et les siens, dans des localités qui lui étaient inconnues, souvent fort éloignées, à une époque où les communications étaient difficiles et les moyens de transport coûteux ? A ces obstacles naturels, presque toujours insurmontables, s’ajoutaient des obstacles artificiels de différentes sortes : d’une part, la nécessité de se pourvoir d’un passeport, la défense de porter à l’étranger les secrets de l’industrie nationale, ou même la défense pure et simple d’émigrer, les lois sur le vagabondage qui exposaient l’ouvrier en quête de travail à être assimilé au vagabond ; d’une autre part, les lois sur le domicile de secours, qui le privaient d’assistance en dehors de sa commune, les institutions plus ou moins philanthropiques, telles que les caisses de retraite, auxquelles on l’obligeait à fournir une cotisation qui ne lui était point remboursée en cas d’émigration, sans parler de l’hostilité des ouvriers locaux à l’égard des concurrents qui leur venaient du dehors.

Ces obstacles avaient pour effet de limiter étroitement les marchés du travail et, sauf de rares exceptions, de les isoler. Sur ces marchés limités et isolés, les ouvriers se trouvaient, comme nous l’avons vu, en présence d’entrepreneurs dont les progrès de l’outillage industriel réduisaient incessamment le nombre et qui d’ailleurs pouvaient se passer du travail de l’ouvrier plus longtemps que celui-ci ne pouvait se passer de salaire. Les ouvriers s’associaient-ils et mettaient-ils leurs faibles ressources en commun pour prolonger leur résistance aux conditions léonines que leur imposaient les entrepreneurs, ils s’exposaient aux dures pénalités qui sanctionnaient les lois sur les coalitions. C’étaient pour eux des mois et même des années de prison, pour leurs familles la misère et la faim. De la liberté ils n’avaient que le fardeau, savoir l’obligation de pourvoir eux-mêmes à leur subsistance et à celle de leur famille, sans en posséder les avantages et sans être sauvegardés, comme sous le régime de l’esclavage et du servage, par l’intérêt du maître ou du seigneur. Qu’importait, en effet, à l’entrepreneur que l’ouvrier, prétendu libre, fût usé de bonne heure par le travail et les privations ? les entraves que l’esclavage, le servage et les coutumes ou les règlements communaux opposaient à la multiplication surabondante des travailleurs ayant disparu, l’offre des bras dépassait toujours la demande. A la responsabilité de son existence et de celle de sa famille qui pesait désormais entièrement sur le travailleur, il eût fallu, pour contrepoids, la possibilité de faire complètement usage de sa liberté, et ce contrepoids nécessaire lui faisait défaut. Sa responsabilité-était entière et sa liberté incomplète.

Comment pouvait-on remédier au vice de cette situation ? Ou bien il fallait diminuer la responsabilité de l’ouvrier, ou augmenter sa liberté. Diminuer sa responsabilité, en rétablissant sous une forme ou sous une autre la servitude à laquelle il venait d’échapper, c’est à quoi ont travaillé et travaillent encore d’une manière inconsciente les théoriciens et les praticiens du socialisme. Mais était-il possible d’augmenter sa liberté ?

A l’époque où ce problème s’est posé, la solution en était, il faut le dire, difficile sinon impossible. S’il dépendait des « législateurs » de supprimer les obstacles artificiels qui contribuaient à maintenir et à accroître l’inégalité de situation de l’entrepreneur et de l’ouvrier dans le débat du salaire, était-il en leur pouvoir d’aplanir l’obstacle naturel des distances ? Et aussi longtemps qu’il subsistait, l’extension et l’unification des marchés du travail ne demeuraient-elles pas impraticables ? A la vérité, cet obstacle n’avait pas empêché l’extension des marchés du travail esclave. Mais les propriétaires et les marchands d’esclaves possédaient les capitaux nécessaires pour transporter cette marchandise d’un pays et même d’un continent à un autre, comme aussi pour se renseigner sur les endroits et les moments où ils pouvaient l’acheter au meilleur marché, et sur ceux où ils pouvaient la vendre le plus cher. L’ouvrier libre ne possédait d’habitude aucun capital, il vivait au jour le jour, et l’obstacle des distances, qui n’arrêtait point le propriétaire et le marchand de travail esclave, était pour lui insurmontable.

Aussi longtemps donc que les moyens de communication sont demeurés dans l’état primitif où ils étaient encore à l’époque d’Adam Smith, on ne pouvait guère songer à étendre et à généraliser les marchés du travail. La nature elle-même s’y opposait, et toute conception de l’esprit humain qui se heurte à l’opposition de la nature n’est-elle pas condamnée à rester à l’état d’utopie ?

Mais ce qui échappait au pouvoir du « législateur », la science et l’industrie l’ont accompli, l’obstacle des distances a été vaincu, et l’utopie de la veille a pu devenir la vérité du lendemain.



Note

1. Appendice. Note S.


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