Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Chapitre XV — La première idée de la Bourse du Travail.

L’invention et la multiplication des chemins de fer. — L’agrandissement des marchés du travail rendu possible. — Les prévisions de l’auteur de l’Avenir dés Chemins de Fer. — Les Bourses du Travail et la publicité quotidienne mise au service des travailleurs. — Appel aux ouvriers parisiens. — Refus des corporations ouvrières. — Décret du Gouvernement provisoire et projet de M. Ducoux. — Le journal La Bourse du Travail, à Bruxelles. — Pourquoi ces tentatives d’extension et d’organisation des marchés du travail étaient prématurées.


L’invention des chemins de fer a été sans contredit le plus considérable des progrès accomplis dans le cours de ce siècle et celui qui a exercé sur les esprits l’impression la plus vive. Sans prévoir encore le développement rapide et prodigieux des nouvelles voies de communication, on se demandait quels changements elles allaient apporter dans les relations des peuples et dans les conditions d’existence des différentes classes de la société.

Dans un travail sur « l’Avenir des Chemins de fer », qui date aujourd’hui d’un demi-siècle, l’auteur de ce livre essayait de répondre à ces questions que la discussion de la loi de 1842 avait mises à l’ordre du jour, et il cherchait en particulier quels services la merveilleuse transformation des moyens de transport des hommes et des choses pourrait rendre à la classe ouvrière. Élevé dans une ville industrielle, il avait pu constater journellement l’inégalité de la situation de l’ouvrier et de l’entrepreneur dans le débat du salaire, et les effets de cette situation inégale. Il avait vu de près l’ouvrier, dépourvu d’avances et immobilisé dans un marché étroit, obligé d’accepter les conditions qui lui étaient imposées, si dures qu’elles pussent être. A ses yeux, le problème à résoudre consistait donc à agrandir ce marché et à l’éclairer.

Ce problème, d’une importance vitale pour la classe ouvrière, les chemins de fer n’en apportaient-ils pas la solution ? En permettant aux ouvriers de se déplacer, de porter leur travail des endroits où il surabonde dans ceux où il est en déficit, ne rendraient-ils pas le propriétaire et le vendeur de cette marchandise devenue « mobilisable » libre désormais d’accepter ou de refuser le prix et les conditions de l’acheteur ? Ne contribueraient-ils point, par conséquent, à relever le taux des salaires tout en l’égalisant ? L’agrandissement du marché ne déterminerait-il pas l’établissement de « Bourses du Travail », analogues aux bourses des valeurs et des marchandises, où se rencontreraient les offres et les demandes, et où la publicité, mise à la disposition de cet agent nécessaire de la production, rendrait aux ouvriers les mêmes services qu’elle rend aux capitalistes et aux banquiers, à l’industrie et au commerce ?

Ces prévisions, malgré ce qu’elles paraissaient avoir d’utopique, n’effrayèrent point l’intelligent directeur de la Gazette de France, M. de Genoude. Il fit bon accueil à « l’Avenir des Chemins de fer », et le publia d’abord dans la Nation, annexe populaire de la Gazette, ensuite dans la Gazette même. Nous en reproduisons la partie relative aux Bourses du Travail :

La grande cause du bas prix des salaires, c’est la disproportion qui existe fréquemment entre le nombre des travailleurs et le travail disponible ; c’est aussi l’agglomération excessive de la population ouvrière dans certains centres de production, à une époque où l’industrie sans cesse tiraillée par le progrès ne peut avoir d’assiette régulière. Tout perfectionnement mécanique remplace une certaine quantité de force humaine et laisse ainsi momentanément inactifs des milliers de bras. Tout ralentissement dans la production industrielle produit encore le même effet. De là, concurrence extrême entre les travailleurs, et avilissement du prix du travail. A ce mal, lorsqu’il est absolu, lorsque le nombre des ouvriers occupés à une industrie est trop considérable pour qu’ils puissent en vivre, il n’est que deux remèdes : le développement de l’instruction professionnelle, qui permet aux travailleurs la pratique de plusieurs états, afin de pouvoir exercer l’un lorsque l’autre n’offre plus assez de ressources, et la colonisation, qui dégorge, par une saignée bienfaisante, les veines trop gonflées du corps social et y rétablit une circulation libre et normale. Mais le mal n’est pas toujours absolu : souvent l’industrie ne laisse les travailleurs inoccupés sur un point que parce qu’elle se déplace pour aller s’établir dans un milieu de production plus favorable. Il arrive que le travail ici est plus demandé ; là, qu’il est plus offert.

Les juifs du moyen âge trouvèrent un moyen ingénieux de prévenir l’inutile agglomération des capitaux sur des points où ils tendaient à s’accumuler improductivement, et de les faire circuler où l’on pouvait les employer avec fruit : ils inventèrent la lettre de change. La création des Bourses fut le résultat de la libre circulation des valeurs. Les capitalistes se réunirent afin de procéder à la vente et à l’achat des signes de la richesse. Leurs opérations qui eussent été impossibles lorsque le déplacement des valeurs était coûteux et lent, s’accrurent en étendue et en importance à mesure que ce déplacement devint plus rapide et moins onéreux.

Une influence égale à celle que l’invention de la lettre de change, et plus tard l’introduction de la poste aux lettres ont exercée sur les capitaux, doit être produite sur le travail, ce capital des prolétaires, par l’application de la vapeur aux voies de communication.

Ce qui empêche les populations ouvrières de se déplacer, lorsque l’industrie vient à se ralentir dans le lieu où elles sont fixées, c’est la cherté ou la lenteur des moyens de transport, c’est aussi l’incertitude dans laquelle elles se trouvent de pouvoir se procurer ailleurs du travail. Donnez-leur les moyens de se transporter à peu de frais à de grandes distances, donnez-leur aussi la faculté de connaître où elles trouveront du travail aux conditions les plus avantageuses, et elles n’hésiteront plus à se déplacer. Ce double résultat peut être obtenu à l’aide des chemins de fer. Lorsque les travailleurs voyageront rapidement, et à bas prix surtout, vous verrez bientôt s’ouvrir pour le travail des Bourses semblables à celles qui ont été établies à l’usage des capitaux quand la circulation des valeurs a pu s’opérer aisément et à peu de frais. Le travail deviendra un objet de trafic régulier, il sera coté selon la demande que l’on en fera, et sa valeur s’accroîtra comme s’est accrue la valeur des capitaux, à l’époque de l’ouverture des premières Bourses 1.


Épris de cette idée, et se faisant quelque illusion sur la possibilité de la mettre immédiatement en pratique, l’auteur la développa dans une série d’articles et de brochures. En attendant qu’il pût leur ouvrir une Bourse, il proposait aux ouvriers parisiens de mettre gratuitement à leur service la publicité d’un journal, et il leur adressait l’appel suivant, dans le Courrier Français, dirigé alors par M. Xavier-Durrieu.

AUX OUVRIERS

Parmi les reproches que l’on a adressés à l’école économique dont nous avons l’honneur de soutenir et de propager les doctrines, le plus grave, c’est le reproche d’insensibilité à l’égard des classes laborieuses. On a prétendu même que l’application des doctrines de cette école serait funeste à la masse des travailleurs ; on a prétendu qu’il y a dans la liberté nous ne savons quel germe fatal d’inégalité et de privilège ; on a prétendu que si le règne de la liberté illimitée arrivait un jour, ce jour serait marqué par l’asservissement de la classe qui vit du travail de son intelligence et de ses bras, à celle qui vit du produit de ses terres ou de ses capitaux accumulés ; on a prétendu, pour tout dire, que ce noble règne de la liberté ne pourrait manquer d’engendrer une odieuse oppression ou une épouvantable anarchie.

Déjà plus d’une fois nous nous sommes attaché à combattre ces tristes sophismes des adversaires de l’école libérale ; plus d’une fois nous avons prouvé à nos antagonistes que les souffrances des classes laborieuses proviennent non point, comme ils le pensent, de la liberté du travail, de la libre concurrence, mais des entraves de toute nature apportées à cette liberté féconde ; nous leur avons prouvé que la liberté n’engendre ni l’inégalité ni l’anarchie, mais qu’elle amène à sa suite, comme des conséquences inévitables, l’égalité et l’ordre. Aujourd’hui, nous, voulons faire plus encore : nous voulons rendre aux ouvriers un service plus direct, plus immédiat, en donnant place dans nos colonnes à un Bulletin du Travail en regard du Bulletin de la Bourse.

Pour opérer cette innovation importante, nous avons besoin du concours des ouvriers, de même que le premier journal qui a eu la pensée de publier le bulletin de la Bourse a eu besoin du concours des capitalistes. Mais, hâtons-nous de le dire, il ne s’agit point ici d’un concours onéreux, nous réclamons uniquement des différents corps d’état de la ville de Paris la communication régulière du taux des salaires et du mouvement de l’offre et de la demande des bras sur ce grand marché de travail. La publicité que nous offrons aux ouvriers sera entièrement gratuite.

Nous appelons, en conséquence, toute leur attention sur les considérations suivantes. Nous avons la conviction qu’après les avoir lues, les ouvriers s’empresseront de nous mettre en mesure de publier régulièrement nos Bulletins du Travail.

Depuis longtemps les capitalistes, les industriels et les négociants se servent de la publicité que leur offre la presse, pour placer le plus avantageusement possible leurs capitaux ou leurs marchandises. Tous les journaux publient régulièrement un bulletin de la Bourse, tous ont ouvert aussi leurs colonnes aux annonces industrielles et commerciales.

A quoi sert le bulletin de la Bourse ? A quoi servent les annonces ?

Le bulletin de la Bourse indique, comme on sait, le cours des fonds publics et des actions industrielles sur les différents marchés du monde. En jetant les yeux sur ce bulletin, le capitaliste qui a des fonds disponibles apprend où il peut les placer avec le plus d’avantage ; il peut comparer les cours de fonds, juger ainsi de la valeur de chaque placement et choisir le meilleur. Si le bulletin de la Bourse n’existait pas, les capitalistes ne sauraient fort souvent où placer leur argent ; ils seraient absolument dans la même situation que des ouvriers propres au travail et disposés à travailler qui ne sauraient où s’adresser pour trouver de l’ouvrage. Leurs fonds resteraient inactifs, à moins qu’ils ne consentissent à les prêter de la main à la main, dans la localité même où ils se trouvent. N’ayant pas le choix des emprunteurs, ils seraient obligés, dans ce cas, de se contenter fréquemment d’un petit intérêt et d’une garantie insuffisante. Il est permis d’affirmer que la publicité accordée au placement des capitaux a décuplé les bénéfices généraux des capitalistes, par les facilités que cette publication bienfaisante leur a procurées.

Ce que nous venons de dire du bulletin de la Bourse s’applique aussi aux annonces industrielles et commerciales. En faisant connaître au public, par la voie des journaux, la nature, la qualité et le prix des marchandises, les marchands ont achalandé leurs magasins, augmenté le chiffre de leurs ventes et par conséquent le chiffre de leurs profits.

Si la publicité rend aux capitalistes et aux négociants des services dont on ne saurait plus aujourd’hui nier l’importance, pourquoi ne serait-elle pas mise aussi à la portée des travailleurs ? Pourquoi ne serait-elle pas employée à éclairer les démarches des ouvriers qui cherchent de l’ouvrage, comme elle sert déjà à éclairer celles des capitalistes qui cherchent de l’emploi pour leurs capitaux, comme elle sert encore aux négociants pour trouver le placement de leurs marchandises ? L’ouvrier qui, pour toute fortune, ne possède que ses bras et son intelligence, n’est-il pas aussi intéressé pour le moins à savoir en quels lieux le travail obtient le salaire le plus avantageux, que peut l’être le capitaliste à connaître les marchés où les capitaux donnent l’intérêt le plus élevé, et le négociant ceux où les denrées se vendent le plus cher ? Sa force physique et son intelligence sont ses capitaux ; c’est en exploitant ces capitaux personnels, c’est en les faisant travailler et en échangeant leur travail contre des produits dus au travail d’autres ouvriers comme lui, qu’il parvient à subsister.

Le travail est un produit de la force physique et de l’intelligence, c’est la denrée de l’ouvrier. L’ouvrier est un marchand de travail, et, comme tel, nous le répétons, il est intéressé à connaître les débouchés qui existent pour sa denrée et à savoir quelle est la situation des différents marchés de travail.

Si l’on veut se rendre parfaitement compte des avantages que les ouvriers retireraient de la publicité du travail, que l’on examine la situation dans laquelle ils se trouvent aujourd’hui, par suite de l’absence à peu près complète de renseignements sur la vente du travail.

Dans les campagnes, les ouvriers, ignorant ce qui se passe au delà du cercle resserré où s’écoule leur existence, se trouvent presque toujours à la merci du fermier, lequel, à son tour, est à la discrétion du propriétaire. Le salaire accordé au journalier n’est pas et ne peut pas être librement débattu, car l’ouvrier, vivant au jour le jour, ne sait point, ou du moins ne sait que fort rarement où il pourrait se procurer immédiatement du travail, si le fermier pour lequel il a coutume de travailler refusait de l’employer. Entre les deux parties en présence, entre le journalier qui veut vendre son travail le plus cher possible, et le fermier qui veut l’acheter au meilleur marché possible, il n’y a donc pas égalité de situation, et par conséquent il ne peut y avoir règlement équitable du salaire. Presque toujours le journalier est obligé d’accepter, sans débat, la rémunération que lui offre le fermier.

Nécessairement, cette rémunération est extrêmement faible ; le fermier n’offre au journalier que ce qui est rigoureusement indispensable pour le faire vivre ; il lui offrirait moins encore, si le travail ne devait se ressentir de la déperdition des forces du travailleur réduit à une ration insuffisante. L’intérêt même du fermier garantit au journalier le strict nécessaire, rien de moins, mais aussi rien de plus.

A son tour le fermier se trouve, vis-à-vis du propriétaire, à peu près dans la situation où se trouve le journalier vis-à-vis du fermier. De même que le journalier ignore si, loin de son village, il rencontrera des fermiers disposés à utiliser ses bras, de même le fermier ignore (le plus souvent du moins) s’il trouvera au loin des propriétaires disposés à utiliser sa science pratique, à rémunérer équitablement son industrie. Il est obligé, en conséquence, de subir les conditions que lui impose arbitrairement le propriétaire.

C’est ainsi que le plus clair des bénéfices résultant de la culture de la terre échappe aux travailleurs pour aller grossir le revenu des propriétaires ; c’est ainsi que les salaires des journaliers et les profits des fermiers demeurent stationnaires, tandis que la rente de la terre ne cesse de s’accroître. Toute augmentation, soit naturelle, soit factice du produit du sol, tourne au bénéfice du propriétaire, au lieu de profiter aux travailleurs. En Angleterre, la rente de certains domaines a septuplé en moins d’un quart de siècle ; dans les départements du nord de la France, la rente de la terre s’est accrue d’une façon à peu près équivalente. Il est superflu de dire que ni les salaires des journaliers, ni les profits des fermiers, en Angleterre ou en France, n’ont augmenté dans une telle proportion. On pourrait aisément prouver qu’ils ne se sont nulle part, dans la même période, accrus d’une manière appréciable.

Supposons maintenant que l’inégalité de situation que nous venons de signaler disparaisse, supposons que le journalier et le fermier, au lieu de se trouver, celui-là à la discrétion d’un nombre limité de fermiers, celui-ci à la discrétion d’un nombre limité de propriétaires, connaissent ce qui se passe au delà de la sphère bornée ou ils vivent, supposons qu’ils soient tenus au courant, le journalier, des prix du travail accordés dans les différents centres agricoles aux travailleurs de la terre, le fermier, du taux des fermages ou bien encore du taux des salaires accordés aux directeurs de l’industrie agricole, dans ces mêmes centres de production, qu’arrivera-t-il ? Quel changement ce simple fait de la connaissance de l’état des différents marchés du travail agricole exercera-t-il sur la situation des uns et des autres ?

S’il y a des pays où les propriétaires fixent à leur gré le taux des fermages et où les journaliers sont obligés de subir le bon plaisir des fermiers, il y en a d’autres en revanche où les intelligences et les bras se trouvant en petit nombre en présence d’une vaste étendue de terre à défricher, les propriétaires sont obligés de réduire au taux le plus bas le prix de vente ou de location de leurs terres, et où les fermiers à leur tour ne peuvent se procurer des journaliers à moins de les rétribuer fort chèrement. Dans ces pays, en Algérie et aux États-Unis, par exemple, le même travail qui se paie en France 1 franc se paie 2, 3 et même 5 francs.

Mais, si les travailleurs sont demandés dans ces contrées à des prix élevés, si on leur offre 2 ou 3 francs pour le travail qui leur est payé 1 franc dans la localité ou ils vivent, il est bien évident qu’ils exigeront un accroissement de salaire, et, si on le leur refuse, qu’ils se rendront dans les pays où le salaire est le plus élevé. Depuis longtemps, au reste, malgré le manque de renseignements sur les prix du travail à l’étranger, les ouvriers des pays les plus pauvres émigrent en masse dans les contrées où les travailleurs sont rares, et où par conséquent les salaires sont à haut prix. En moins d’un quart de siècle, près de cinq millions d’Allemands ont passé aux États-Unis ; des bandes nombreuses de montagnards suisses, d’habitants des provinces basques et de paysans espagnols se rendent chaque année à Alger ou dans les diverses parties du continent américain.

Si les prix du travail dans les différentes contrées du globe étaient partout parfaitement connus des ouvriers, les salaires seraient donc régularisés, en ce sens que la même quantité de travail finirait par se payer partout à peu près au même taux.

Naturellement, ce taux serait celui des salaires actuels dans les pays où les travailleurs sont rares, car la terre ne manque pas à l’homme. Pendant longtemps, toujours peut-être, il y aura plus de terres à cultiver que l’humanité n’en aura besoin pour subvenir à sa subsistance.

On sait que le prix du travail agricole est le premier degré de la mobile échelle des salaires. Quand ce prix monte ou descend, tous les autres montent ou descendent successivement, jusqu’à ce que la proportion naturelle qui existe entre les divers salaires par suite de la différence des travaux se trouve rétablie. Si ce prix se trouve réglé au minimum des subsistances, tous les travailleurs, sauf quelques exceptions, n’obtiennent en échange de leur travail que le strict nécessaire, que ce qu’il leur faut rigoureusement pour subsister, eu égard à la nature de leur travail. Une hausse dans les prix du travail agricole occasionnerait immédiatement une hausse proportionnelle dans les prix des divers travaux industriels.

Tel serait l’effet inévitable de la publicité du travail sur le taux des salaires.

Mais cette publicité n’amènerait pas seulement une hausse directe des salaires, elle les ferait hausser encore d’une manière indirecte en abaissant les prix des objets de consommation. Voici comment :

Un système dit protecteur du travail national a été successivement adopté par les différents peuples du monde. Ce système, en vertu duquel la plupart des articles produits à l’étranger ont été soumis à des droits exorbitants, a eu pour effet de renchérir toutes les denrées nécessaires à la vie. Ainsi le blé paie en France un droit d’environ 30 pour 100, le café, le sucre, le thé, des droits de 100 pour 100, et au-delà ; la plupart des objets qui servent à vêtir le peuple sont plus maltraités encore ; on les a prohibés. Ceux qui servent au logement, tels que le fer, le bois, etc., sont soumis à des droits à peu près prohibitifs, en un mot, on peut affirmer que la vie coûte en France deux fois plus cher qu’elle ne coûterait, si le système protecteur n’avait pas été établi.

Dire que la vie coûte deux fois plus cher qu’elle ne devrait coûter, c’est comme si l’on disait que le peuple est obligé de travailler deux fois plus qu’il ne devrait travailler pour obtenir la même quantité de choses nécessaires à la vie.

Ceux qui ont établi ce système soi-disant protecteur, ont dit pour le justifier : sans doute, le peuple paiera plus cher toutes les denrées dont il a besoin ; en revanche, il sera protégé contre la concurrence de l’étranger, et, grâce à cette protection, il aura toujours du travail à exécuter et il recevra un salaire plus élevé.

On a cru sur parole les fauteurs du système de protection, on a cru que si ce système avait pour effet d’élever les prix des denrées, il aurait aussi pour effet d’assurer du travail aux ouvriers et d’élever le taux de leurs salaires. Mais bientôt l’expérience est venue prouver que sur ces deux points les protectionnistes s’étaient trompés. L’expérience a prouvé, d’une part, que jamais le travail n’a été moins assuré que depuis l’avènement du système protecteur ; d’autre part, qu’en aucun pays le système protecteur n’a eu pour résultat de faire hausser les salaires.

Cependant, disons-le, la démonstration n’a pas été parfaitement claire, et elle ne pouvait pas l’être. Pour apprécier, en effet, d’une manière exacte, l’influence exercée par le système protecteur sur le travail des masses laborieuses, il aurait fallu connaître les prix du travail avant et après l’avènement du système protecteur, il aurait fallu les comparer et les mettre en regard des prix des denrées de consommation à ces deux époques. On aurait pu alors juger d’une manière irrécusable, définitive, si le système protecteur protège le travailleur, ou si, loin de le protéger, il l’opprime, il le spolie, il lui enlève, sans compensation aucune, la meilleure part des fruits de son travail.

Eh bien, cette démonstration qui jusqu’à présent n’a pas été faite exactement, il est encore temps de la faire. Partout, à la vérité, le système protecteur fonctionne, mais ce système n’est point partout immobile, immuable ; certaines nations ont fait, dans ces derniers temps, des brèches considérables à la protection douanière ; l’Angleterre, par exemple, est entrée à pleines voiles dans les eaux de la liberté commerciale. Quelques autres nations, au contraire, persévèrent dans les vieux errements du système protecteur ; naguère encore la France augmentait divers articles de son tarif. Si donc, en présence de ces modifications en sens opposés, la publicité du travail se trouvait établie, il serait facile de savoir laquelle, de la protection ou de la liberté commerciale, est favorable aux travailleurs. Il suffirait de comparer la situation du marché de travail avant et après l’augmentation ou le dégrèvement d’un tarif, pour savoir à quoi s’en tenir à cet égard. Nous n’hésitons pas à le dire, le système protecteur serait alors jugé et condamné.

On affirme que la France n’en aura pas fini avant quinze ou vingt ans avec ce détestable système qui appauvrit la masse de la nation au profit de quelques privilégiés ; nous affirmons, nous, que si le pays pouvait apprécier au juste l’influence de ce système sur la condition des travailleurs, avant trois ou quatre ans nous jouirions des bienfaits de la liberté commerciale.

De tous points donc, la publicité du travail serait avantageuse aux travailleurs. Il ne nous reste plus qu’à rechercher le moyen de l’établir.

Ce moyen serait fort simple. C’est la presse qui publie le bulletin de la Bourse et les annonces industrielles : ce serait la presse qui publierait le bulletin du Travail.

Nous proposons, en conséquence, à tous les corps d’état de la ville de Paris, de publier gratuitement chaque semaine le bulletin des engagements d’ouvriers avec l’indication du taux des salaires et de l’état de l’offre et de la demande. Nous répartirons les bulletins des différents corps d’état entre les divers jours de la semaine, de telle sorte que chaque métier ait sa publication à jour fixe.

Si notre offre est agréée par les corps d’état, nous inviterons nos confrères des départements à publier le bulletin du Travail de leurs localités respectives, comme nous publierons le bulletin du Travail de Paris. Chaque semaine, nous rassemblerons tous ces bulletins, et nous en composerons un bulletin général. Chaque semaine, tous les travailleurs de France pourront avoir de la sorte sous les yeux le tableau de la situation du travail dans les différentes parties du pays.

Nous savons bien que la constitution de cette vaste publicité présentera d’assez grandes difficultés, mais nous avons la ferme assurance qu’avec un peu de zèle et de bon vouloir de la part des ouvriers, ces difficultés seront successivement surmontées.

Nous nous adressons avant tout aux ouvriers des corps d’état de la ville de Paris. Déjà ils se trouvent organisés, et ils possèdent des centres de placement réguliers. Rien ne leur serait plus facile que de livrer à la publicité le bulletin de leurs transactions quotidiennes et de doter la France de la publicité du Travail 2.

Cette proposition ne reçut point l’accueil favorable qu’espérait son auteur. La réunion des tailleurs de pierre la repoussa, comme étant de nature à attirer un surcroît de concurrence sur le marché parisien. Après la révolution de Février, il ne fut pas plus heureux auprès de M. Flocon, devenu ministre de l’Agriculture et du Commerce, qui avait reproduit auparavant son projet de Bourse du Travail dans le journal la Réforme. L’idée de mettre la publicité au service des ouvriers avait cependant commencé à se répandre. Un décret du Gouvernement provisoire, en date des 8 et 10 mars 1848, ordonna l’établissement, dans chaque mairie de Paris, d’un bureau, chargé de recevoir les offres et les demandes de travail, et un projet de Bourse du Travail fut présenté à la commission municipale, avec plans et devis, par le préfet de police, M. Ducoux. Ce projet fut repris trois ans plus tard et soumis à l’Assemblée nationale qui le repoussa, par le motif qu’il s’agissait d’une institution essentiellement communale. Est-il nécessaire de dire que dans la pensée du promoteur des Bourses du Travail, cette institution ne devait être ni gouvernementale, ni communale ?

En 1857, l’auteur entreprenait de nouveau de mettre la publicité au service des ouvriers. Il fondait à Bruxelles un journal intitulé : La Bourse du Travail. Mais ce journal, dont on trouvera le programme à l’Appendice, fut, dès son apparition, en butte aux attaques des défenseurs attitrés de la classe ouvrière aussi bien qu’à l’hostilité des patrons. Au bout de quelques mois, il dut cesser de paraître 3.

Ces tentatives et celles qui se sont produites ailleurs, en dehors du mouvement socialiste, n’ont pas réussi, et nous ajouterons qu’elles ne pouvaient pas réussir. Il en était de la Bourse et de la publicité du Travail comme de beaucoup d’autres inventions, qui exigeaient un progrès préalable pour être fécondées. C’est ainsi que la télégraphie électrique, dont la première idée remonte au dix-septième siècle, n’a pu être appliquée qu’après la découverte d’Ampère. C’est ainsi encore que la locomotion à la vapeur n’a pu occasionner une révolution dans l’industrie des transports qu’après que Seguin eut inventé la chaudière tubulaire. De même, c’est seulement après que le commerce des valeurs et des marchandises se fut développé et eut cessé d’être localisé, que l’on vit se fonder des Bourses et s’établir une publicité régulière pour les capitaux et les marchandises. Les intermédiaires du commerce et du crédit eurent intérêt alors à se réunir chaque jour pour opérer leurs achats et leurs ventes, et à faire connaître à leur clientèle les résultats de leurs opérations. Cet intérêt suscita la création des Bourses et de la publicité des cours.

Or, à l’époque où eurent lieu les premières tentatives de création des Bourses et de la publicité ouvrières, le travail ne possédait point le puissant rouage des intermédiaires que l’extension des marchés avait rendu indispensable à l’échange des produits et des capitaux. Les ouvriers étaient généralement réduits à placer eux-mêmes leur travail. Les intermédiaires du placement étaient clairsemés, presque toujours aussi, mal famés et dépourvus des ressources nécessaires pour étendre leurs opérations en dehors des localités où ils étaient établis. Comment, dans cet état de choses, auraient pu s’établir les Bourses et la publicité du Travail, et quels services auraient-elles pu rendre ? Comment auraient pu se créer les Bourses des valeurs et la publicité de leurs cours, et à quoi auraient-elles servi s’il n’avait pas existé d’intermédiaires entre les producteurs de capitaux et les consommateurs ?

L’idée de l’auteur de « l’Avenir des Chemins de fer » et de « l’Appel aux Ouvriers » était donc prématurée. Cette idée a été reprise plus tard par les socialistes et ils ont entrepris de l’appliquer à leur manière. Nous allons voir ce qu’ils en ont fait.



Notes

1. L’Avenir des Chemins de Fer (3e article). Journal La Nation, du 23 juillet 1843 ; Gazette de France, du 8 septembre 1843.

2. Courrier Français, du 20 juillet 1840.

3. Appendice. Note T.

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