par M. Gustave de Molinari.
Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes
P. 35. — La coutume.
« En réalité, ce n’est qu’à une époque comparativement récente que la concurrence est devenue, dans une proportion considérable, le principe régulateur des contrats. Plus nous nous reportons à des époques reculées de l’histoire, plus nous voyons toutes les transactions et tous les engagements placés sous l’influence de coutumes fixes. La raison en est évidente. La coutume est le protecteur le plus puissant du faible contre le fort, c’est l’unique protecteur du premier lorsqu’il n’existe ni lois ni gouvernement pour remplir cette tâche. La coutume est la barrière que, même dans l’état d’oppression la plus complète de l’espèce humaine, la tyrannie est forcée jusqu’à un certain point de respecter. Dans une société militaire en proie à l’agitation, la concurrence libre n’est qu’un vain mot pour la population industrieuse, elle n’est jamais en position de stipuler des conditions pour elle-même au moyen de la concurrence : il existe toujours un maître qui jette son épée dans la balance, et les conditions sont celles qu’il impose. Mais, bien que la loi du plus fort décide, il n’est pas de l’intérêt, et en général il n’est pas dans les habitudes du plus fort d’user à outrance de cette loi, en poussant ses excès aux dernières limites, et tout relâchement en ce sens tend à devenir une coutume, et toute coutume à devenir un droit. Ce sont des droits qui ont cette origine, et non la concurrence sous aucune forme, qui déterminent dans une société grossière la part de produits dont jouissent les producteurs. »
(Stuart Mill, l. II, ch. IV, De la Concurrence et de la Coutume.)
Nous n’aurions que le choix des exemples à citer pour constater l’influence déterminante de la coutume sur la fixation des prix dans les marchés limités de l’ancien régime, où elle était opposée au « monopole naturel » qu’y possédaient les producteurs. En voici un que nous empruntons à l’Histoire des Classes ouvrières en France, de M. Levasseur, et qui concerne la vente du vin :
« La coutume réglait l’exercice de ce monopole, en fixait la durée, et empêchait le seigneur de demander de sa marchandise un prix trop élevé. Le prieur de Charlieu avait son ban pendant le mois de mai ; en 1258, il vendit son vin 28 deniers le pot, bien que le prix courant eût été de 20 deniers depuis les dernières vendanges. L’augmentation était excessive, les bourgeois indignés continuèrent à vendre de leur côté, malgré les saisies, les violences et les coups des sergents du prieur. Le parlement fut instruit de la querelle, et donna raison aux bourgeois, parce que la coutume du lieu ne permettait pas au seigneur de vendre le pot plus de deux deniers au-dessus du mois précédent. Le contraire avait lieu à Bourges. Les habitants étaient ordinairement appelés à fixer eux-mêmes le prix du blé et du vin du ban royal ; mais ils le mettaient à un taux si bas, que le prince n’avait plus aucun bénéfice, et il fallut que le bailli et le parlement leur retirassent le privilège dont ils abusaient. »
(Levasseur. Histoire des Classes ouvrières en France, t. Ier, p. 313.) Voir aussi pour la raison d’être de la coutume l’Évolution économique du XIXe siècle, chap. III, La Concurrence.