Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Chapitre XVI — Les Bourses du Travail socialistes ou philanthropiques.

Ouverture de la Bourse du Travail de Paris. — Les autres Bourses du Travail qui ont été successivement établies en France et à l’Étranger. — Qu’elles peuvent être partagées en deux catégories : les Bourses socialistes et les Bourses philanthropiques. — Que celles-ci ne peuvent se multiplier et se développer suffisamment. — Pourquoi ? — Peu d’efficacité du mobile de la charité en comparaison de l’intérêt personnel. — Vice radical des Bourses socialistes gérées par les syndicats ouvriers. — Que les syndicats se proposent pour but de monopoliser le marché du travail et qu’ils réclament pour atteindre ce but la suppression des bureaux de placement. — Qu’ils sont impropres à remplir le rôle d’intermédiaires entre les entrepreneurs et les ouvriers.


C’est le 28 avril 1887 qu’a été ouverte à Paris, sous les auspices du Conseil municipal, la première Bourse du Travail. Installée provisoirement dans la salle de la Redoute, rue Jean-Jacques Rousseau, elle s’est transportée l’année dernière dans un vaste édifice, élevé aux frais des contribuables et mis, avec une subvention annuelle de 100 000 francs, à la disposition des syndicats ouvriers. Des Bourses analogues ont été créées successivement à Nîmes, à Lyon, à Marseille, à Saint-Etienne et dans plusieurs autres villes. En Belgique, il s’en est établi à Anvers, à Liège, à Verviers, à Bruxelles ; en Suisse, Genève en possède une depuis 1887 1.

Ces Bourses du Travail se partagent en deux catégories : 1° celles qui ont été établies, comme à Paris, par des municipalités plus ou moins socialistes et dont la gestion est confiée aux syndicats ouvriers ; 2° celles qui ont été fondées par des institutions philanthropiques, telle, notamment, que la Bourse du Travail de Liège.

Ni les unes ni les autres, mais pour des raisons différentes, ne sont aptes à rendre aux ouvriers et aux entrepreneurs d’industrie, aux producteurs et aux consommateurs de travail, les services que rendent les Bourses ordinaires aux producteurs et aux consommateurs de marchandises et de capitaux.

Les institutions philanthropiques, qui opèrent le placement gratuit, comme la Bourse du Travail de Liège 2, ne peuvent avoir qu’une utilité locale et restreinte, car la charité ne dispose, en vertu de sa nature même, que de ressources limitées et presque toujours précaires. L’intérêt personnel seul possède assez de puissance pour réunir et mettre en œuvre les capitaux nécessaires à une industrie ou à un service quelconque et pour assurer indéfiniment son existence. Comme disent les Américains, il faut qu’une industrie ou un service paie, c’est-à-dire qu’il couvre ses frais et procure un profit équivalent à ceux de la généralité des branches de la production, pour qu’il puisse subsister et se développer. Les institutions charitables ne paient pas ; leur existence et leur développement dépendent, en conséquence, de l’intensité et de la durée du sentiment qui les a fait naître et qui les soutient. Or ce sentiment n’a et même ne doit avoir qu’une faible puissance en comparaison de l’intérêt personnel. En effet, l’obligation morale d’assister ses semblables n’est qu’une des obligations et non la plus importante de celles auxquelles l’individu est tenu de pourvoir ; elle ne vient qu’après les obligations envers lui-même et envers les êtres dont il est responsable. C’est à l’ensemble de ces obligations, autrement dit de ces devoirs que répond l’intérêt personnel. L’individu doit, avant tout, se créer un revenu, au moyen duquel il puisse s’acquitter de la totalité de ses devoirs, et ce revenu il ne peut l’acquérir, qu’en mettant en œuvre son travail et ses capitaux pour en tirer un salaire, un intérêt ou un profit, bref, en agissant sous l’impulsion du mobile de l’intérêt personnel. Obéir aveuglément au mobile de la charité, assister ses semblables sans tenir compte de ses autres devoirs et en les sacrifiant, ce serait agir d’une manière immorale et nuisible. Mais avons-nous besoin d’ajouter que les hommes sont généralement peu sujets à commettre cette aberration morale, et que l’altruisme n’occupe chez le plus grand nombre d’entre eux qu’une petite place, — trop petite même. C’est pourquoi des institutions fondées sur l’altruisme n’ont — l’expérience l’atteste — que de faibles chances d’expansion et de durée.

Les Bourses du Travail socialistes sont beaucoup moins encore que les Bourses philanthropiques propres à remplir l’office d’intermédiaires entre les ouvriers et les entrepreneurs d’industrie. Sous ce rapport, elles sont entachées d’un vice radical.

Quel but les unions ou les syndicats ont-ils en vue en associant dans chaque foyer d’industrie les ouvriers du même métier ou de la même profession ? C’est, comme nous l’avons vu, d’établir la contrepartie de l’état de choses qui existait, lorsqu’un petit nombre d’entrepreneurs légalement protégés et le plus souvent coalisés, dictaient leurs conditions à la multitude des ouvriers, obligés de contracter avec eux individuellement. C’est de se rendre maîtres de chacun des marchés du travail et de dicter à leur tour les conditions du salaire. Or, ce but est précisément contraire à celui que doivent se proposer les Bourses du Travail, savoir d’éclairer le marché et d’en faciliter l’accès.

Que font les syndicats pour s’emparer du monopole de leur marché ? Ils s’affilient les ouvriers existants sur ce marché, et se substituent à eux pour traiter avec les entrepreneurs, auxquels ils prétendent, à leur tour, imposer leurs conditions. Si les entrepreneurs se refusent à les subir, ils décrètent la grève. Mais une grève dont l’objet serait d’élever le prix du marché à un taux de monopole, c’est-à-dire au-dessus du prix courant des autres marchés n’aurait de chances de réussite qu’autant qu’on empêcherait les ouvriers du dehors de venir faire concurrence aux grévistes. La publicité des cours contribuerait naturellement à attirer cette concurrence, et à rendre vaines les tentatives d’accaparement du marché au profit du syndicat. C’est pourquoi les syndicats socialistes auxquels est confiée la gestion des Bourses actuellement existantes, se sont bien gardés de l’établir. En revanche, ils s’efforcent de s’attribuer le monopole du placement, et ils ont fondé dans ce but une ligue pour la suppression des bureaux et des agences libres. Le monopole du placement n’est-il pas, en effet, le moyen le plus court et le plus sûr d’acquérir le monopole du marché ?

Supposons que les entrepreneurs d’industrie qui ont besoin d’ouvriers soient désormais obligés de les demander aux syndicats, que se passera-t-il ? Les syndicats placeront naturellement de préférence leurs membres. Cela étant, les ouvriers qui sont demeurés jusqu’à présent en dehors d’eux, devront, s’ils veulent être placés, solliciter leur affiliation.

Mais cette affiliation, le syndicat est le maître de l’accorder ou de la refuser. Si les meneurs socialistes des syndicats estiment que les candidats ne leur présentent point des garanties d’opinion suffisantes, ou s’ils jugent qu’un surcroît de nouveaux membres ne leur permettrait plus de commander le marché, ils se refuseront à admettre parmi eux ces intrus. L’acquisition et la conservation du monopole du marché entre les mains du syndicat se trouveront ainsi singulièrement facilitées, et c’est pourquoi la suppression des bureaux de placement figure au nombre des principaux articles des programmes des syndicats socialistes en possession des Bourses du Travail.

Quand même, d’ailleurs, les unions et les syndicats renonceraient à monopoliser les marchés du travail, ce qui est leur objectif actuel, ils seraient incapables de remplir utilement le rôle d’intermédiaires entre les entrepreneurs et les ouvriers. Car ils ne possèdent point l’indépendance nécessaire pour inspirer une confiance égale aux uns et aux autres, et ils ne présentent point les garanties indispensables pour attirer les capitaux qu’exigent l’exercice et le développement utile de toute branche de commerce ou d’industrie.

Les unions ou les syndicats sont sous la dépendance des ouvriers qui y sont affiliés, et dont les cotisations alimentent leur caisse. C’est le travail, bon ou mauvais, de ces syndiqués, qu’ils sont naturellement portés, et même obligés d’offrir avant tout. Or, ce que demandent les entrepreneurs, c’est le travail le meilleur et le moins cher possible, syndiqué ou non. Aux bureaux de placement des unions ou des syndicats, ils préfèrent donc, avec raison, et ils continueront de préférer les bureaux libres, si la « Ligue pour la suppression des bureaux de placement » ne réussit point à en faire conférer le monopole aux Bourses du Travail syndicataires.

Les unions et les syndicats sont de même dans une situation inférieure à celle des entreprises ordinaires, au point de vue du crédit. Car ils ne peuvent offrir aux capitaux que des garanties incertaines et aléatoires. Quelques trade’s unions anglaises ou américaines possèdent des fonds considérables, soit ! mais ces fonds peuvent être absorbés, comme ils l’ont été fréquemment, par une grève, et les cotisations qui les fournissent peuvent diminuer et disparaître si les membres d’une union s’en retirent, comme ils en ont le droit, du jour au lendemain. Les unions et les syndicats ne possèdent donc point les garanties qu’exigeraient les capitaux nécessaires pour développer et perfectionner le rouage du placement du travail. C’est là un progrès qui ne peut être accompli que par des intermédiaires indépendants, et, s’il faut tout dire, capitalistes.

Ces intermédiaires existent : ce sont les bureaux de placement et les sociétés d’émigration.

Examinons quel est l’état actuel de ce rouage du placement du travail : d’où provient son insuffisance et comment il pourra se développer et se perfectionner.



Notes

1. Appendice. Note U.

2. Appendice. Note V.


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