Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Chapitre XVII — État actuel des intermédiaires du placement du travail.

Causes de l’insuffisance du développement du rouage des intermédiaires du travail libre. — Différence des conditions du transport dans l’espace du travail esclave et du travail libre et de leur emploi dans le temps. — Comment les marchands d’esclaves se remboursaient de leurs avances. — Que les intermédiaires du travail libre ne pouvaient se rembourser des leurs. —Conséquences dommageables de l’absence d’intermédiaires pour les ouvriers et les entrepreneurs. — Que le besoin auquel ils pourvoyaient continuait cependant d’exister. — Que ce besoin a suscité la création des bureaux de placement et des sociétés d’émigration. — Obstacles naturels et artificiels qui entravent leur multiplication et leur perfectionnement.


Si l’on examine l’état actuel du rouage des intermédiaires du placement du travail, on sera frappé de son infériorité en comparaison de celui qui s’est établi sous l’influence des progrès de la sécurité, de l’outillage industriel, des moyens de communication, pour le placement des capitaux et des produits. Cependant les marchés du travail ont bénéficié de ces progrès comme ceux des capitaux et des produits. Leur extension a même rencontré, à un moindre degré, l’obstacle des barrières douanières. Les anciennes lois qui interdisaient l’émigration, autrement dit qui prohibaient la sortie du travail, ont été presque partout abrogées ou sont tombées en désuétude. L’importation du travail n’est prohibée ou taxée qu’aux États-Unis et en Australie pour les Chinois, et, quoiqu’il y ait malheureusement apparence que cette branche du système protecteur croîtra prochainement en Europe à l’égal des autres, la libre entrée du travail est demeurée la règle tandis qu’elle est l’exception pour les marchandises. Les marchés du travail ne sont donc point arrêtés dans leur extension par les obstacles artificiels qui s’opposent à celle des marchés des produits et même des capitaux, exportés généralement sous forme de produits. En revanche, ils rencontrent des obstacles naturels dans l’amour du sol natal, la différence des langues et des mœurs, l’esprit d’hostilité contre les étrangers ; mais ces obstacles n’ont pas toute l’importance qu’on se plaît généralement à leur attribuer : bien peu d’hommes hésitent à se déplacer et même à émigrer dans une contrée lointaine lorsqu’ils sont assurés d’y trouver une situation supérieure à celle qui leur est faite dans leur propre pays. Le vieil adage ubi bene, ibi patria n’a pas cessé d’être écouté et suivi, en dépit des protestations et des anathèmes d’un faux sentimentalisme. Si la circulation du travail ne s’est pas développée à l’égal de celle des capitaux et des produits, cela tient surtout à l’état arriéré et rudimentaire du rouage indispensable pour l’opérer.

Il n’en était pas ainsi dans les pays et aux époques où le travail était soumis au régime de l’esclavage. Dans l’antiquité, le commerce du travail esclave était la plus importante des branches de trafic. Malgré l’imperfection des moyens de communication, il s’étendait à toutes les parties du inonde connu. Les marchés du travail esclave mis en communication, grâce à cet intermédiaire, ne formaient pour ainsi dire qu’un seul et vaste marché.

Cet état de choses a complètement changé lorsque le travail libre s’est substitué au travail esclave. Les marchands d’esclaves ont disparu sans être remplacés, et sous l’influence de cette disparition de l’intermédiaire nécessaire pour les rattacher les uns aux autres, les marchés du travail se sont morcelés et isolés. Quelle a été la cause déterminante de cette évolution rétrograde ?

Cette cause réside dans la différence des conditions du transport dans l’espace et de l’emploi dans le temps du travail esclave et du travail libre.

Dans l’antiquité, il y avait une demande constante de travail esclave, comme il y en a une aujourd’hui de travail libre, pour les exploitations agricoles, industrielles et autres, des pays en voie de civilisation. A cette demande il était pourvu, en partie par l’élève locale, en partie par l’importation des régions où l’on pouvait se procurer des esclaves à bon marché, soit qu’e l’élève en fût moins coûteuse, soit qu’ils fussent mis en vente à la suite d’une guerre ou de simples razzias. Entre les prix des pays d’exportation et ceux des pays d’importation, la marge était communément assez large pour rendre le commerce des esclaves plus profitable qu’aucun autre. L’esprit d’entreprise et les capitaux s’y portèrent en conséquence comme ils se sont portés plus tard dans la traite des nègres d’Afrique en Amérique. Comme toutes les autres branches de commerce, le trafic ou la traite des esclaves consistait dans le transport d’un produit dans l’espace et le temps. Ce produit — l’esclave, — le marchand l’achetait au comptant ou à crédit. Au prix d’achat s’ajoutaient des frais de transport, d’entretien et d’emmagasinage plus ou moins élevés, selon la longueur et les difficultés du trajet des lieux d’achat aux marchés de vente, selon la durée du temps qui s’écoulait entre l’achat et la vente. Le prix que payait le consommateur de travail esclave, agriculteur, industriel ou autre, servait à couvrir ces différentes sortes de frais, avec adjonction de la rétribution nécessaire de l’intermédiaire. L’esclave se payait plus ou moins cher selon la quantité et la qualité du travail qu’on le jugeait capable de fournir pendant la durée probable de ses forces productives.

En devenant libre, le travail n’a pas cessé d’être au point de vue économique ce qu’il était sous le régime de l’esclavage ; une marchandise offerte par ceux qui la possédaient, demandée par ceux qui en avaient besoin. Mais les conditions de l’échange de cette marchandise se trouvaient radicalement changées. Au lieu d’être acquis pour toute la durée de la vie du travailleur, le travail ne l’était plus que pour une période limitée, souvent pour une seule journée, rarement pour un mois, plus rarement encore pour une année. Dans cette situation nouvelle, le service de l’intermédiaire ne pouvait plus être rétribué. Qui lui aurait remboursé ses avances de transport et d’entretien ? L’entrepreneur ? L’ouvrier ? Mais il ne pouvait assurer à l’un du travail, à l’autre un salaire pendant une durée assez longue pour supporter le remboursement des frais avancés, si faibles qu’ils fussent. L’intermédiaire disparut donc, bien que le besoin auquel il pourvoyait n’eût pas cessé d’exister. Nous disons que ce besoin continuait de subsister. On pourrait ajouter même qu’il était devenu plus intense. Chargé désormais de la responsabilité de son existence et de celle de sa famille, l’ouvrier libre, propriétaire de son travail, était plus intéressé encore que ne l’avait été l’éleveur d’esclaves à porter cette marchandise dans les endroits où il pouvait en obtenir le prix le plus élevé. L’entrepreneur d’industrie, soumis maintenant au régime de la concurrence, n’était pas moins intéressé de son côté à aller chercher le travail où il pouvait le trouver en meilleure qualité et au plus bas prix. Mais en l’absence d’un intermédiaire, que les nouvelles conditions de l’échange du travail ne permettaient plus de rétribuer, qu’est-il arrivé ? C’est que les ouvriers et les entrepreneurs ont été obligés de se contenter, les uns de la demande, les autres de l’offre du travail de leur localité ; c’est que la communication a été rompue entre les différents marchés du travail. Sur ces marchés limités et isolés, les entrepreneurs ont enrôlé directement les ouvriers. Toutefois, dans les grands foyers de population et dans certaines industries ou professions, au sein desquelles le recrutement direct présentait des difficultés et des inconvénients particuliers, le besoin d’intermédiaires s’est de nouveau fait sentir, et des bureaux de placement locaux se sont créés pour y pourvoir. Enfin, lorsque la navigation à vapeur et les chemins de fer ont facilité le transport du travail d’Europe en Amérique, des sociétés se sont créées pour desservir l’émigration. Mais à l’obstacle naturel provenant des conditions de l’échange du travail libre s’est joint alors l’obstacle artificiel de la réglementation pour entraver le développement et le perfectionnement de ces deux branches de l’industrie des intermédiaires. En France, notamment, les intermédiaires du placement sont soumis à l’autorité arbitraire de l’administration 1. A Paris, le préfet de police peut, suivant son bon plaisir, fermer du jour au lendemain un bureau de placement. Qui voudrait aventurer des capitaux considérables dans une industrie exposée à un tel risque ? Aussi les bureaux de placement, tout en se multipliant en raison du besoin auquel ils répondent, ne possèdent-ils que de faibles ressources et ne sont-ils entrepris et gérés, trop souvent, que par un personnel peu recommandable. Réduits à limiter leurs opérations à une seule localité, ils ne parviennent à couvrir leurs frais qu’en demandant à leurs clients une commission hors de proportion avec le service rendu, et parfois en commettant de véritables escroqueries. Ces pratiques abusives, qui déshonorent l’industrie du placement en la rendant impopulaire, ont contribué encore à en éloigner l’esprit d’entreprise et les capitaux. A quoi on peut ajouter que la concurrence du placement gratuit, pratiqué par diverses institutions philanthropiques et certaines municipalités, sans oublier la suppression qu’ils ont subie en 1848 et celle dont ils sont menacés aujourd’hui au profit des syndicats des Bourses du Travail 2, diminuent la clientèle des bureaux et aggravent leurs risques 3.

Les sociétés d’émigration, placées de même sous un régime d’exception qui entrave leur développement, peuvent être divisées en deux catégories : celles qui recrutent des émigrants en Europe pour les régions tempérées du Nouveau Monde, et celles qui engagent par contrat des travailleurs en Asie, en Océanie et en Afrique, pour les régions tropicales. Les premières trouvent leurs bénéfices dans les prix de transport qui leur sont payés par les émigrants, et dans les primes que certains gouvernements allouent aux entreprises d’immigration. Elles abandonnent les émigrants dans les ports d’arrivée, où un grand nombre d’entre eux ne sachant où se diriger épuisent leurs dernières ressources et vont grossir le contingent des « sans-travail ». Les secondes, celles qui transportent des engagés, bénéficient de la vente des contrats qu’elles ont fait signer à des Hindous, à des Canaques ou à des nègres ignorants, et qui soumettent ces malheureux à une servitude plus dure que celle des esclaves 4.

Comment cet état de choses pourra-t-il se modifier ? Quels progrès devront être accomplis pour agrandir le marché du travail à l’égal du marché des capitaux et des produits, développer et perfectionner ses intermédiaires, entreprises de placement ou d’émigration, et mettre le crédit au service des ouvriers ? Voilà ce qu’il s’agit maintenant de rechercher.



Notes

1. On trouvera des renseignements détaillés sur les bureaux de placement, leurs opérations et la réglementation à laquelle ils sont assujettis, dans une publication récente de l’Office du Travail : Le Placement des Employés, Ouvriers et Domestiques en France. Son Histoire, son État actuel, arec un Appendice relatif au Placement dans les Pays étrangers.

2. Appendice. Note W.

3. Quand on étudie de près la loi naturelle qui détermine la satisfaction des besoins, on s’aperçoit que tous les procédés artificiels employés d’habitude, l’intervention de l’État et des communes, l’établissement de services gratuits ou à prix réduits, ont pour résultat invariable d’empêcher, ou tout au moins de retarder la création et le développement progressif des industries qui ont pour objet d’y pourvoir. Si les communes subventionnent les agences de placement des syndicats ouvriers, en mettant à leur disposition les locaux d’une Bourse du Travail et en se chargeant de la rétribution du personnel ou, pis encore, comme l’ont proposé MM. Mesureur et Millerand, si l’on déclare que « le placement gratuit organisé dans un local communal, ou dans un immeuble acheté ou loué par la commune ou placé sous son contrôle et à la charge du budget municipal, constitue un véritable service municipal », on rend difficile, sinon impossible, le développement et les progrès de l’industrie libre du placement, sans la remplacer par une institution capable de rendre des services équivalents ; car l’esprit d’entreprise et les capitaux refusent de se porter dans une industrie exposée à la concurrence d’entreprises qui ont pour principe de travailler à perte, et dont la bourse inépuisable des contribuables est chargée de combler incessamment les déficits. Le seul bon service que puissent rendre l’État et les communes aux ouvriers consiste d’abord à supprimer les lois et règlements qui entravent l’exercice et l’essor de l’industrie du placement, ensuite à s’abstenir religieusement de faire à cette industrie la concurrence inégale de la gratuité ou de la demi-gratuité, en d’autres termes, à se contenter, comme le leur conseillent, hélas ! avec quel mince succès, les économistes, de laisser faire et de laisser passer.

Voilà l’unique et véritable solution de la question des Bourses du Travail, et de bien d’autres.

(La Bourse du Travail. Journal des Économistes, du 15 septembre 1888.)

4. Appendice. Note X.


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