Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Appendice.

Note X

P. 157. — La condition des travailleurs engagés.


Dans notre voyage à Panama et aux Antilles, nous avons pu constater par nous-même les vices d’un système qui place les travailleurs importés de l’Afrique, de l’Inde ou de la Chine à la discrétion des planteurs, sans que ceux-ci soient intéressés comme les propriétaires d’esclaves à conserver les forces de ces bêtes de somme à face humaine au delà de la période d’engagement. A la vérité, l’Administration protège les engagés et surveille ceux qui les emploient, mais on sait ce que valent la protection et la surveillance administratives, surtout dans des contrées où les surveillants et les surveillés sont de la même couleur et appartiennent à la même classe sociale.

Voici le résumé des renseignements que nous avons recueillis à la Martinique sur ce système d’esclavage déguisé et aggravé que les négrophiles officiels vantent comme un progrès manifeste :

« Dès que l’esclavage eut été aboli, un certain nombre d’affranchis, en possession d’un petit pécule, abandonnèrent les habitations pour s’acheter un lopin de terre et y cultiver des vivres. On les remplaça d’abord par des Chinois et des nègres importés de la Guinée ; mais les. Chinois se montrèrent trop exigeants au gré des colons, et l’on dut renoncer à l’importation des nègres, dénoncée par les abolitionnistes comme un succédané de la traite. On eut recours alors à l’immigration indienne, et un traité fut conclu avec l’Angleterre pour en régler les conditions. De 1853 à 1884, elle a fourni 25 509 immigrants, dont 12 040 sont morts et 4 541 ont été rapatriés. Avec l’addition de 3 998 naissances, il en restait 12 926 en décembre 1884, époque à laquelle le Conseil général de la colonie a renoncé à intervenir dans cette importation de travail. Voici quel en était le mécanisme : l’Administration se chargeait de fournir des émigrants aux propriétaires dont elle recevait les demandes. Ces émigrants, elle se les procurait par l’intermédiaire d’agents, établis les uns dans les comptoirs français de Pondichéry, de Karikal et de Yanaon, les autres dans le grand emporium anglais de Calcutta, principal foyer de l’émigration indienne. Les agents enrôlaient les émigrants en leur donnant une cinquantaine de francs d’arrhes, somme prodigieuse pour un Hindou, et en leur faisant signer un contrat d’engagement sous la surveillance plus ou moins tutélaire d’un fonctionnaire chargé de les protéger. Le contrat signé, les émigrants étaient embarqués sur des navires nolisés par l’Administration, et divisés à leur arrivée par lots de dix, dans lesquels il était prescrit toutefois de réunir les émigrants mariés et leurs enfants. Ces lots n’étaient pas laissés, bien entendu, au choix des propriétaires, qui n’auraient pas manqué de prendre les plus beaux et de laisser le rebut à l’Administration ; on les répartissait entre eux par la voie du tirage au sort. Voici maintenant quelles étaient les conditions du contrat et les charges respectives du propriétaire et de l’Administration. L’engagement était contracté pour cinq ans, au bout desquels l’émigrant avait le droit d’exiger son rapatriement. S’il ne se prévalait pas de ce droit et se rengageait, on lui accordait une prime de 150 francs ; s’il restait dans la colonie sans se rengager, il devait, le cas échéant, se rapatrier à ses frais. Le propriétaire devait fournir un salaire de 12 fr. 50 par mois (150 francs par an) pour les hommes, de 10 francs pour les femmes, de 5 francs pour les non-adultes, avec la nourriture, les vêtements, le logement et les soins médicaux. Il se remboursait, au moyen de retenues faites par douzièmes, des arrhes que l’émigrant avait reçues au moment de l’engagement. Il payait à l’Administration, pour frais d’importation, une somme fixe de 373 fr. 50 dont 300 francs pour le passage, et le reste pour droits fixes et proportionnels sur le contrat. En additionnant le tout, on estime que le travail de l’émigrant revenait au propriétaire de 1 fr. 50 à 2 fr. par jour. De son côté, l’Administration prenait à son compte l’excédent des frais de transport au-dessus de 300 francs, la totalité des frais de rapatriement, de gestion et de surveillance nécessités par son intervention. Ces frais s’élevaient annuellement de 250 000 à 380 000 francs (quoique l’émigration ait cessé, ils sont encore portés au budget de 1886 pour 285 000 francs), en sorte que l’émigration indienne a coûté, depuis son origine, environ 10 millions de francs aux contribuables de la colonie.

« Ce système avait deux vices radicaux. Le premier, c’était de livrer l’engagé à la merci d’un propriétaire intéressé à extraire de lui la plus forte quantité possible de travail en échange de la moindre somme de subsistances. A cet égard, la situation de l’esclave à perpétuité était préférable à celle de l’engagé à temps. Le propriétaire de l’esclave était intéressé à ne point le surmener et à lui fournir une nourriture suffisante, comme il faisait pour ses chevaux et son bétail. Je sais bien que l’Administration avait conscience de ce vice du système et qu’elle s’appliquait de son mieux à y remédier. Elle avait réglementé avec un soin paternel et un détail minutieux les rapports de l’engagé et de l’engagiste et leurs obligations réciproques, fixé notamment la nature et le poids de la ration quotidienne de l’Hindou : 214 grammes de morue, 85 centilitres de riz et 20 grammes de sel, le nombre et l’espèce de ses vêtements. Pour les hommes, 2 chemises, 2 pantalons en tissu de coton et un chapeau de paille par an ; pour les femmes, 2 chemises, 2 robes ou jupes et 4 mouchoirs en coton. Elle n’avait pas négligé davantage les soins médicaux. « Un arrêté portant création de deux emplois d’inspecteur de l’immigration et prescrivant quelques dispositions complémentaires sur le régime des immigrants », avait confirmé et complété un arrêté précédent, en vertu duquel toute exploitation ayant vingt immigrants devait être pourvue d’une infirmerie convenablement installée et approvisionnée, et justifier d’un abonnement avec un médecin. L’arrêté complémentaire spécifiait que l’infirmerie devait offrir un espace minimum de 12 mètres cubes par malade, être divisée en deux compartiments pour la séparation des sexes, et suffisamment approvisionnée de médicaments, dont l’arrêté donnait la nomenclature pour l’usage externe et interne, sans oublier un matériel comprenant une balance dite trébuchet, avec ses poids et subdivisions de grammes, des ventouses en verre, des seringues à injections et à clystère. Eh bien, toute cette sollicitude administrative ne suffisait pas à corriger le vice du système. L’engagiste abusait de l’engagé avec une impunité presque assurée, et l’engagé se vengeait à sa manière par le vol et l’incendie. La plus grande partie du contingent de la criminalité était fournie par les Hindous. Je lis dans le discours du rapporteur de cette question au Conseil général, que les condamnations prononcées contre les immigrants, du 1er janvier au 31 décembre 1884, ne se sont pas élevées à moins de quatre-vingt-onze ans et onze mois de prison. Du reste, il est impossible de ne pas être frappé de la physionomie sombre et concentrée de l’engagé hindou, et du contraste qu’elle offre avec la mine insouciante et gaie du nègre employé à la tâche.

« Cependant le nègre n’a pas, lui non plus, à se louer de l’immigration coloniale, et c’est ici qu’apparaît le second vice, l’iniquité criante du système. Cette importation régulière et continue de bras étrangers (elle n’a subi d’interruption que dans les années 1863, 1864 et 1873) a eu pour effet naturel de faire baisser son salaire. Dans les meilleures années, le prix de la tâche, consistant dans la plantation ou le sarclage de 400 pieds de cannes, n’a pas dépassé 1 fr. 50 ; il est tombé actuellement à 75 centimes. Un ouvrier vigoureux peut, à la rigueur, faire une tâche et demie par jour, et gagner ainsi 1 fr. 12 ; mais c’est l’exception. Cependant, le nègre n’aurait aucun droit de se plaindre si ce prix était déterminé par le libre mouvement de l’offre et de la demande des bras ; mais il n’en est pas ainsi. C’est au moyen d’une contribution prélevée pour la plus grosse part sur son propre salaire que les immigrants ont été introduits dans la colonie. Je dis pour la plus grosse part. L’impôt direct qui frappe la propriété immobilière et mobilière ne figure pas, en effet, pour un quart dans le budget de la Martinique (838 000 fr. sur 4 583 000 fr. en 1886). Il convient d’y ajouter toutefois le produit d’un droit de sortie de 2 ½ pour 100, réduit, depuis, à 1 pour 100, sur le sucre, destiné à tenir lieu de l’impôt foncier ; mais, même avec cette adjonction, on n’arrive pas à la moitié du budget. Ce sont les impôts de consommation qui fournissent, à la Martinique comme ailleurs, la meilleure part des ressources du Trésor, et ces impôts sont payés par la généralité des consommateurs, y compris les plus pauvres. Ils frappent — et rudement, en emportant la pièce — presque tous les articles entre lesquels le nègre répartit, bien ou mal, car il n’est guère bon économe, ses 75 centimes par jour. J’ai pris la peine de faire le compte de la somme que soustraient à ces 75 centimes les droits sur la morue et la farine, qui constituent le fond de sa subsistance, sur les cotonnades et les autres articles du vêtement, car si peu et si mal que ce soit, il faut être vêtu, même sous les tropiques ; sur le tafia et le tabac, dont il a le tort d’user parfois avec excès, mais que celui qui est sans péché lui jette la première pierre ! et en tenant compte du renchérissement supplémentaire déterminé par l’avance des droits, je suis arrivé à un total de 15 à 20 centimes, équivalant à un impôt sur le revenu de 25 pour 100. Or, la totalité des impôts qui pèsent ici sur la propriété immobilière et mobilière n’équivaut pas à 5 pour 100. On peut affirmer en définitive que le nègre plus ou moins libéré de la Martinique a payé plus de la moitié de la somme de 10 millions qui a servi à introduire ses concurrents et à faire baisser son salaire. Sans être négrophile, ne peut-on pas trouver quelque chose à redire à ce protectionnisme colonial 1 ? »

Nous avons examiné comment le système des engagements pourrait être remplacé au double avantage des travailleurs et de ceux qui les emploient, dans une étude sur l’Abolition de l’Esclavage africain. Voir les Notions fondamentales d’Économie politique, Appendice, p. 451.



Note

1. A Panama, chap. IX, La Martinique.


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