Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Appendice.

Note V

P. 142. — La Bourse du Travail de Liège.


Quoique ne disposant que de ressources extrêmement limitées, la Bourse du Travail de Liège rend déjà des services notables aux ouvriers et aux patrons. Nous empruntons à une brochure publiée à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1889 quelques détails sur sa fondation et son organisation.

Le point de départ de la Bourse du Travail de Liège a été on ne peut plus modeste. Dans l’origine, elle n’était en réalité qu’un simple bureau de placement, auquel, nous devons bien le reconnaître, les patrons ne s’adressèrent pas toujours avec la plus grande confiance. Des essais d’abord timorés, mais qui donnèrent les meilleurs résultats, surent mettre fin à toutes craintes et appelèrent l’intervention plus fréquente des chefs d’industrie. Quelques mois d’existence suffirent pour donner à notre Bourse du Travail une vigueur qui permit de considérer son avenir comme assuré. Aujourd’hui (1889), notre œuvre entre dans une nouvelle phase, et ce sans l’avoir ouvertement provoquée. Certaines maisons qui se servent depuis un certain temps de notre intermédiaire, non seulement s’adressent à nous pour tous leurs besoins, mais souvent viennent effectuer elles-mêmes ou font effectuer à notre Bourse, par des contremaîtres délégués, l’embauchement des travailleurs qui leur sont nécessaires ; d’autres nous font connaître les prix auxquels elles ont l’intention de traiter. Ces deux catégories de maisons conduisent donc insensiblement notre œuvre au vrai but qu’elle doit atteindre pour répondre à son titre de Bourse ou Marché du Travail.

Un autre élément que nous pouvons également considérer comme assurance de vitalité pour les institutions du genre de la nôtre, c’est l’exclusion complète de tout caractère politique. Ces institutions, par leur nature essentiellement humanitaire, ont besoin du concours de tous ; ce n’est que par l’union de toutes les forces réunies qu’elles peuvent être appelées à un avenir assuré. C’est ce qui a décidé les organisateurs de notre Bourse à la créer en dehors de tous partis.

L’exposé qui va suivre prouvera si les mesures qui ont été prises par eux ont ou non été sages.

I. — Institutions créatrices, ressources.

L’initiative d’établir une Bourse du Travail à Liège est due à l’Œuvre des Chauffoirs publics de la même ville. Cette dernière institution, après s’être rendu compte, par voie de circulaires-questionnaires, de l’accueil que pourrait rencontrer, chez les patrons, un établissement dont le but serait de concentrer l’offre et la demande de travail, fit présenter à la Chambre de Commerce de Liège un projet tendant à satisfaire à ce besoin.

La Chambre approuva entièrement l’idée des promoteurs et vota un subside pour les aider dans leur tâche. Encouragés par cet appui, les auteurs du projet firent ensuite des démarches auprès de la « Bourse industrielle », des Conseils de la province, de la commune et du Gouvernement, afin d’obtenir également leur bienveillant concours.

La Bourse industrielle, le Conseil provincial et le Conseil communal accueillirent favorablement ces démarches ; quant au Gouvernement il n’a pas cru, jusqu’à ce jour, devoir faire droit à leur demande.

Les subsides annuels accordés à la Bourse se divisent comme suit :

Subsidede la Bourse industrielle100fr.
de l’Œuvre des Chauffoirs publics300
de la Chambre de commerce de Liège100
de la Ville1 000
de la Province500
Total.2 000fr.

Indépendamment de ces subsides, l’Œuvre reçoit du Musée commercial le local qui lui est nécessaire et dont la location est évaluée à 500 francs. Il est évident que les faibles ressources dont la Bourse dispose ne répondent pas à tous ses besoins, mais la voie de prospérité dans laquelle elle est entrée permet d’espérer qu’elle rencontrera, dans un avenir prochain, une générosité plus grande de la part des autorités sous la protection desquelles elle s’est placée.

II. — Mouvement.

L’utilité de la Bourse du Travail est devenue aujourd’hui une chose incontestable. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil sur la progression qui a marqué son mouvement depuis le jour de sa création. Les demandes de travail, qui, en février 1888, n’avaient été que de 384, se sont élevées successivement, pour les mois suivants, à : 615, 882, 803, 735, 434, 336, 388, 641, 779, 328, 297, 160, 214.

On remarque qu’une diminution notable dans la demande se manifeste pendant les mois de juin, juillet et août. Cette diminution trouve sa justification dans deux causes : 1° le grand nombre de bras qu’a réclamés l’agriculture en retard dans ses travaux ; 2° le placement que quantité d’ouvriers ont trouvé, grâce au concours de la Bourse. Le mois de septembre, au contraire, reprend le mouvement ascendant, mouvement qui s’accentue plus particulièrement pendant les mois d’octobre et de novembre, c’est-à-dire au fur et à mesure que l’on se rapproche de la période hivernale. Cette fluctuation trouve sa raison d’être dans l’existence ou la non-existence de certaines industries particulières, telles que : les travaux agricoles, la construction, la briqueterie, etc., qui ne s’exercent qu’à certaines époques déterminées de l’année.

Les mois de décembre et de janvier accusent aussi une diminution dans la demande. Cette diminution s’explique encore par la reprise des affaires, notamment dans la grosse industrie mécanique, la serrurerie, l’armurerie et le charbonnage, lesquels ont donné lieu, à un moment donné, comme on le verra par la suite, à une offre correspondant en quelque sorte exactement à la demande.

L’offre de travail ne plaide pas moins que la demande de travail la cause de la Bourse.

Pour le mois de février 1888, 11 patrons seulement s’étaient adressés à cette dernière. Les mois de mars à décembre 1888 ont vu ces chiffres s’élever successivement à 36, 71, 111, 123, 93, 82, 178, 94, 111, 85. Pour l’année 1889, les mois de janvier, février et mars ont donné les résultats suivants : 126, 130, 162.

Ces offres ont occasionné respectivement un placement de 27, 70, 144, 250, 315, 122, 97, 356, 107, 237, 175, 310, 280 et 407 travailleurs. Ce qui donne un total de 2 897 placements.

Tout d’abord certaines personnes avaient soulevé des doutes sur la valeur morale ou industrielle des ouvriers qui se présenteraient à la Bourse du Travail. Une expérience de quelques mois a suffi pour démontrer combien seraient peu fondées des craintes à ce sujet. Nombre de maisons, parmi lesquelles on compte les plus importantes de la ville, se sont si bien trouvées de l’intermédiaire de la Bourse, qu’elles en ont fait leur bureau spécial pour se procurer, comme nous l’avons dit plus haut, au fur et à mesure du besoin, les ouvriers que leurs affaires réclament.

Dans ces conditions, on peut donc dire que la Bourse du Travail a fait ses preuves ; qu’elle n’est plus un simple essai, mais une institution fondée qui porte en elle tous les germes d’une vitalité assurée.

III. — Organisation et mécanisme.

La Commission organisatrice de la Bourse du Travail était, dans l’origine, composée de sept membres, dont cinq nommés par la Chambre de Commerce, et deux par l’Œuvre des Chauffoirs publics. Aujourd’hui, cette Commission s’est adjoint quatre membres ouvriers, choisis dans les principaux métiers ; et l’Administration communale lui a, de son côté, délégué un membre la représentant. La Commission administrative se trouve donc arrêtée définitivement à douze membres.

La Commission administrative a dans ses attributions l’administration générale de la Bourse ; le travail mécanique et la tenue des écritures sont confiés à deux employés dont l’un porte, le titre de « directeur ». La Commission nomme dans son sein : un président, un vice-président, un secrétaire et un trésorier.

Le matériel comprend notamment deux registres spéciaux destinés à l’inscription, l’un de l’offre, l’autre de la demande de travail. Ces registres sont divisés en colonnes relatant, le premier : le numéro d’ordre, la date de l’inscription, le nom et le prénom de l’ouvrier, sa profession, son domicile, la date et le lieu de sa naissance, son état civil, sa circulation, les fonctions qu’il peut remplir subsidiairement, les pièces dont il est porteur, les maisons où il a été envoyé, l’indication du placement et les observations s’il y a lieu. A ces deux registres est joint un livre auxiliaire servant d’index des professions classées par ordre alphabétique.

Pour faciliter la marche des opérations, le bureau dispose d’une série de trois cartes. La première (carte A) est double, elle est confiée à l’ouvrier, qui doit la remettre au patron. Elle renseigne sur la première moitié : le numéro d’inscription du porteur, ses nom et prénoms, le lieu et l’année de sa naissance, la mention s’il est ou non en possession de certificats et la désignation de l’emploi qu’il postule ; sur la seconde moitié, qui doit être retournée au bureau par le patron : le numéro d’ordre du porteur, l’avis d’agréation ou de non-agréation du postulant, ainsi que du maintien ou du non-maintien de la vacance de l’emploi. L’opération qui doit renseigner le bureau sur les points énumérés consiste simplement à biffer, en laissant subsister celles qui rendent la pensée, deux des quatre mentions ci-après imprimées sur la demi-carte à retourner :

Je l’ai engagé.
Je ne l’ai pas engagé.
L’emploi est toujours vacant.
L’emploi n’est plus vacant.

La seconde carte (carte B) sert, en cas de besoin, à informer les intéressés, des maisons où ils peuvent trouver de l’occupation ; la troisième carte (carte C), à informer le bureau de l’occupation que l’ouvrier a pu trouver, lorsqu’il s’en procure hors ville. Cette dernière carte, qui fait double emploi avec la deuxième moitié de la carte A, doit être remise à la poste par l’ouvrier lui-même ; elle est affranchie.

Ces détails connus, nous pouvons développer le système employé pour le placement. Lorsqu’un ouvrier se présente au bureau, il est aussitôt inscrit et il lui est remis un numéro d’ordre, correspondant à celui de son inscription, qu’il doit conserver tout au moins en mémoire. Si une place à sa convenance est vacante, il reçoit une carte du modèle A qu’il remet au patron et dont la moitié, comme nous l’avons dit plus haut, doit être retournée au bureau par ce dernier, après avoir subi l’opération ci-dessus indiquée. Si la présentation a lieu hors ville, l’ouvrier reçoit en plus une carte B qu’il doit remettre lui-même à la poste en cas de placement.

Indépendamment de cette distribution particulière une distribution générale du travail a lieu vers midi et demi, c’est-à-dire lorsque les trois grands journaux de la ville sont parus.

Devant les ouvriers assemblés, et dont le nombre, certains jours de la semaine — plus particulièrement le jeudi et le samedi — s’élève parfois jusque cent et cent cinquante, il est fait l’appel de toutes les places vacantes dont l’offre est faite tant directement au bureau que par la voie des journaux, chacun choisit ce qui lui convient et il est ensuite procédé comme il a été dit précédemment.

S’il se trouve que parmi les ouvriers présents, il n’en est pas répondant aux offres reçues, le livre-index permet de retrouver ceux de la partie que l’on a lieu de supposer sans emploi. Une carte du modèle B leur est alors envoyée.

Comme mode de publicité la Bourse du Travail a employé dans l’origine celui qui, dans les cas de l’espèce, vient généralement à l’esprit : l’annonce dans les journaux et l’affichage. Seulement ce système avait son côté défectueux : il manquait de permanence. Depuis lors il a été modifié. Il est remplacé aujourd’hui par des tableaux d’offres et de demandes d’emploi affichés dans les différents quartiers de la ville et dont le contenu est réglé quotidiennement avec le mouvement de la Bourse, ainsi que par une annonce hebdomadaire dans les trois grands journaux.

On avait cru avoir à craindre dans l’origine la malveillance des agences de placement contre ce mode de propagande, mais, jusqu’aujourd’hui, aucun acte répréhensible n’a été commis.

Le système admis jusqu’à ce jour est certainement encore susceptible d’améliorations. Néanmoins, on doit reconnaître que, pour une œuvre à peine née, la Bourse du Travail possède déjà une organisation relativement complète et de nature à répondre à la grande généralité des besoins. C’est pour elle un élément sérieux de succès, et d’un succès d’autant plus assuré qu’il s’accentue chaque jour.

Il serait à souhaiter, dans l’intérêt social, que les autres villes, tant de la Belgique que de l’étranger, s’inspirant des principes qui ont présidé à l’institution de la Bourse du Travail de Liège, suivissent l’exemple donné par ses fondateurs.

Un jour alors, verrait-on peut-être rayonner, sur les différents points du continent, une vraie puissance toujours prête à exercer son action bienfaitrice sur la situation économique.

COMITÉ :

Président, Vice-Président, Secrétaire, Trésorier,

Edm. Van den Boom. A. Rosenthal. G. Durand. J. Bovier.

Membres : H. Bounameaux, Charles, J. Claes, N. Guérin, E. Hargot. L.-J. Haut, Maréchal, Pirard-Grosjean.

Le Directeur : Jos. Lesuisse.

(La Bourse du Travail de Liège. Son Origine et son Organisation. Broch. Liège, imp. Poidatz frères.)


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