Les Problèmes fondamentaux de l'économie politique

Études sur la méthode, l'objet et la substance de l'économie politique et de la sociologie

par Ludwig von Mises

Texte établi à partir d'une traduction anonyme inédite
(1933 pour la première édition allemande de l'ouvrage)

Nota : dans la préface de l'édition anglaise, Mises signale qu'il a d'abord employé (en 1929) le terme de sociologie, pour lui substituer par la suite celui de praxéologie.

 

Chapitre premier — Objet et délimitation de la science générale de l'action humaine

A. Caractère et évolution des sciences sociales

 

1. Les germes premiers de la sociologie dans les sciences historiques et normatives

On trouve dans les récits de l'histoire les premiers germes des sciences sociales. Une théorie aujourd'hui dépassée de la connaissance prétendait que l'historien devait aborder son objet sans théorie et faire le simple exposé des événements tels qu'ils se sont passés. Il avait à représenter et à décrire la réalité du passé, et il y réussissait d'autant mieux qu'il considérait sans parti pris et sans idée préconçue les événements et les sources qui lui en ouvrent le sens. On ne comprit que très tard que l'histoire ne saurait offrir une image ou une répétition du passé, mais qu'elle le représente, au contraire, c'est-à-dire qu'elle le transforme, et que cette représentation et cette transformation ne valent pas sans des idées préalables que l'historien doit avoir à l'esprit, avant de se mettre au travail 1. Il peut bien lui arriver, au cours de son travail, de se former de nouvelles idées, nées de la matière même dont il s'occupe ; mais l'idée est toujours logiquement antérieure à la compréhension de l'individuel, du singulier et de l'unique. On ne peut parler de guerre ou de paix sans avoir, avant même de se tourner vers les sources, une notion de la guerre et de la paix. On ne peut, dans un cas particulier, parler de causes et de conséquences si l'on ne dispose d'une théorie qui pose comme universelles certaines liaisons de cause à effet. Si la proposition : « le roi triompha des rebelles et garda ainsi le pouvoir » rencontre notre assentiment, alors qu'au contraire celle-ci : « le roi triompha des rebelles et ainsi perdit le pouvoir » ne nous satisfait pas, en raison de la contradiction qu'elle implique, la cause en est que la première correspond à nos théories des conséquences d'une victoire militaire, alors que la seconde y contredit.

Le travail de l'historien suppose toujours un certain nombre de notions universelles sur l'activité humaine. Les connaissances qui composent l'outillage intellectuel de l'historien peuvent bien paraître parfois banales à l'observateur superficiel. Qu'on les considère de plus près, on y trouvera fréquemment l'expression nécessaire d'un édifice intellectuel comprenant la totalité de l'action humaine et du devenir social. Si l'on emploie, par exemple, une expression comme « le besoin de sol, » « le manque de terre, » ou quelque autre de la sorte, on développe, ce faisant, une théorie qui, pensée logiquement jusqu'au bout, conduit à la loi des rendements décroissants ou de façon plus générale à la loi du rendement. Car, sans cette loi, le propriétaire terrien qui veut accroître le produit net de ses biens n'aurait pas besoin d'un accroissement de ses terres. Il pourrait, en intensifiant le travail et par des moyens appropriés de production, obtenir, sur le terrain le plus réduit, le résultat qu'il veut atteindre par l'agrandissement de la superficie dont il dispose. L'étendue des surfaces cultivables à sa disposition lui serait alors indifférente.

Ce n'est pas seulement dans l'histoire et dans les autres sciences qui se servent des catégories historiques que nous trouvons des affirmations d'un caractère général touchant l'action humaine. Dans les sciences normatives également — éthique et philosophie du droit — et dans la théorie systématique du droit, bon nombre de notions et d'associations de notions tirent leur origine d'une telle connaissance. La philosophie du droit, la philosophie de l'État et la science politique se proposent comme objet d'étude spécifique d'établir une connaissance universelle du social. Si elles n'ont pu élaborer une science générale de l'activité humaine, la faute n'en fut pas seulement au fait qu'elles se sont, ce faisant, souvent égarées vers d'autres buts, et que, — comme la philosophie de l'histoire, — au lieu de chercher à dégager l'universel du changement des phénomènes particuliers, elles aient voulu s'attaquer d'emblée au sens objectif du donné. Décisif fut, sur ce point, le fait qu'elles recoururent de prime abord à une méthode stérile ; elles ne prirent pas leur point de départ dans l'individu et dans son action, mais voulurent saisir d'emblée le tout historique sous l'aspect d'une totalité, reconnaître le chemin de l'humanité depuis son début premier jusqu'à la fin de toutes choses — non l'action humaine en tant que régie par les lois inéluctables du comportement.

En se tournant vers l'individu, la psychologie découvre le point de départ associé à la recherche. Toutefois sa route mène nécessairement ailleurs que celle de la praxéologie. L'objet de celle-ci est l'action et le résultat de l'action. L'objet de la psychologie, ce sont les processus intérieurs dont le résultat, dans l'homme, est l'action. La frontière, qui délimite l'endroit où le travail de la psychologie s'arrête, marque en même temps la place où celui de la science sociale commence.

2. L'économie politique

Les notions dispersées que l'on avait de la science sociale ne se constituèrent comme science que grâce au développement de l'économie politique, qui est l'œuvre du XVIIIe siècle. On découvre à cette époque le déterminisme des phénomènes du marché, et l'on édifie ainsi la « catallactique, » la doctrine de l'économie des échanges qui constitue la pièce maîtresse de l'économie politique ; en même temps, on développe la théorie de la division du travail ; on en saisit le sens et la portée grâce à la loi de coopération sociale de Ricardo ; on se met ainsi en mesure d'entendre l'évolution sociale.

Le développement de l'économie politique et de la sociologie rationaliste de Cantillon et Hume à Bentham et Ricardo a plus radicalement transformé la pensée humaine que toute autre théorie scientifique qui l'ait précédé ou suivi. On avait cru jusqu'alors que l'activité humaine ne rencontrait pas d'autres barrières que celles qui lui sont opposées par les lois de la nature. On ignorait l'existence d'autres frontières infranchissables au pouvoir humain. On reconnut alors qu'il existe dans le social également un déterminisme qui résiste à la force et à la violence et à quoi celles-ci, si elles visent au succès, sont obligées de se soumettre tout comme aux lois de la nature.

La portée de cette découverte fut inappréciable pour l'activité humaine. Elle engendra le libéralisme en tant que doctrine et l'économie libérale, libérant ainsi les forces humaines qui, dans le capitalisme, édifièrent une œuvre par quoi le monde se trouva révolutionné. Mais ce fut précisément la portée pratique des doctrines de la nouvelle science qui devait lui devenir fatale. Tout adversaire de l'économie libérale devait nécessairement s'en prendre à elle, et lui contester son caractère scientifique. La politique lui donna des ennemis.

L'historien ne doit jamais perdre de vue que l'événement le plus important et le plus gros de conséquences de tout le siècle dernier, cette lutte même engagée contre la praxéologie universelle et contre celle de ses parties qui était jusqu'alors la plus rigoureusement édifiée, l'économie politique, fut soutenue, dès le début, par une volonté politique et non pas au nom de conceptions scientifiques. Cependant la praxéologie n'a pas à tenir compte de ces arrière-plans politiques ; elle ne peut retenir que les arguments qui lui ont été opposés. Car on lui a également opposé des arguments ; elle a été également combattue de façon objective, on a fourni contre elle des raisons. Elle reste problématique dans son essence tant que l'on n'est pas arrivé à éclairer sa nature propre et les caractères de ses propositions.

3. Le programme de la sociologie et la recherche des lois historiques

Parallèlement aux travaux qui ont posé la première pierre d'une science de l'action humaine, étaient formulés d'ambitieux programmes, exigeant la constitution d'une science sociale. Hume, Smith, Ricardo, Bentham et bien d'autres établirent des lois dans lesquelles nous devons reconnaître le point de départ historique et la base des connaissances sociologiques. Auguste Comte, qui par ailleurs n'enrichit en rien nos connaissances du social, créa le nom de sociologie. Avec lui et après lui, bon nombre de penseurs réclamèrent une théorie du social ; la plupart ne voyaient pas ce qui avait été accompli pour une telle science, et étaient incapables d'indiquer les chemins pour y parvenir. Beaucoup se perdirent en futilités dont l'exemple le plus effrayant s'exprime dans les extravagances organicistes. D'autres fabriquaient une science de leur cru, à l'appui de leurs plans politiques. D'autres encore, comme Comte lui-même, enrichissaient de nouveaux systèmes la philosophie de l'histoire, et les baptisaient sociologie.

Les proclamateurs d'une nouvelle ère scientifique qui prétendaient mettre sur pied une nouvelle science du social ne firent pas cependant qu'échouer en ce domaine qu'ils présentaient comme le champ propre de leur activité. Ils visèrent qui plus est, sans plus d'égard, à ruiner de toutes pièces l'histoire et toutes les sciences qui travaillent selon la méthode historique. Pénétrés de l'idée que toute science véritable doit être en fait une science de la nature sur le modèle de la mécanique newtonienne, ils exigèrent de l'histoire qu'elle se décide enfin à s'élever au rang d'une science exacte par l'établissement de « lois historiques. »

Windelband, Rickert et leurs disciples ont repoussé ces prétentions du naturalisme et mis en lumière le caractère propre et particulier de la recherche historique. Leurs conceptions ont cependant a souffert du fait qu'ils n'ont pas aperçu la possibilité d'une connaissance universelle sur les causes de l'action humaine. Pour eux, le social ne relève que de l'histoire et de la méthode historique 2. Ils n'apercevaient les résultats de l'économie politique et de la sociologie qu'à travers les verres de l'école historique, ils ne pouvaient ainsi que rester asservis à l'historicisme. Ils ne virent pas qu'une attitude intellectuelle correspondant, dans le domaine de la praxéologie, à cet empirisme qu'ils combattaient du point de vue épistémologique, se rencontrait bien souvent avec leur historicisme même.

4. Le point de vue de l'historicisme

Il n'est, pour l'historicisme, dans le domaine de la science de l'action humaine, qu'histoire et méthode historique. C'est pour lui peine inutile que de viser à formuler ici des propositions universelles, c'est-à-dire des propositions valables en dehors de toute considération de temps, de lieu, de race, de peuple et de culture. Sociologie et économie politique ne sauraient produire autre chose qu'une expérience de l'histoire, susceptible d'être démentie par une nouvelle expérience. La seule méthode répondant au caractère de la sociologie est ainsi celle des sciences morales, dont l'instrument est le « comprendre » (Verstehen), le comprendre spécifique des sciences morales. Il n'est pas de connaissance valable en dehors et plus loin qu'une ou, en mettant les choses au mieux, plusieurs époques définies de l'histoire.

C'est là une attitude qu'on ne peut penser logiquement jusqu'au bout. A le tenter, on doit, tôt ou tard, aboutir à un point où l'on se voit contraint de reconnaître qu'il est, dans notre connaissance en cette matière, des choses antérieures à l'expérience et valables en dehors du lieu et du temps. Sombart lui-même, qui représente aujourd'hui de la façon la plus intransigeante le point de vue de l'économie politique fondée sur ce Verstehen doit avouer qu' « il existe, dans le domaine de la culture, en particulier dans celui des sociétés humaines, des relations ayant l'aspect d'une nécessité rationnelle. » « Elles constituent, dit-il, ce que nous appelons "légalité directrice"(Sinngesetzmässigkeit), et les propositions déduites a priori de cette direction sont ce que nous appelons leurs lois. » 3 Ce faisant, Sombart reconnaît, sans il est vrai le vouloir ou le remarquer, toutes les conditions exigées pour établir la nécessité d'une science universelle de l'action humaine radicalement différente des sciences historiques de l'action humaine. Existe-t-il de telles propositions et de telles lois, il doit alors nécessairement en exister une science et cette science doit précéder logiquement toute autre occupation avec ces problèmes. Il est inadmissible d'accepter simplement ces propositions sous la forme qu'elles revêtent dans les conceptions ascientifiques de la vie quotidienne. Il est absurde de vouloir interdire à la pensée scientifique de s'attaquer à un domaine, et d'exiger le respect pour des erreurs traditionnelles et une pensée contradictoire et sans rigueur. Aussi bien Sombart n'apporte-t-il d'autre argument à l'appui de son refus d'une science économique universelle que quelques remarques ironiques. Il est, dit-il, « parfois très réjouissant de voir comment, derrière une pompeuse mise en scène ne se cache que du néant et du vide, qui se révèlent maintenant à nos yeux dans leur pitoyable misère, et nous invitent presque à la raillerie. » 4 C'est là, sans doute, une tentative fort insuffisante de justifier la méthode que Sombart et les autres tenants de l'historicisme appliquent dans leurs travaux. S'il existe, comme Sombart le reconnaît expressément, « en matière d'économie quelques notions capitales de valeur universelle, applicables à toute économie » 5, on ne saurait alors interdire à la science de s'y intéresser.

Sombart avoue plus : « toute théorie, dit-il en ses propres termes, est pure, c'est-à-dire indépendante du temps et de l'espace » 6. Il s'oppose ainsi aux conceptions de Knies qui attaquait « l'absolutisme de la théorie », c'est-à-dire « sa prétention à fournir dans les études scientifiques d'économie politique des points de vue applicables également à tous les temps, tous les pays et tous les peuples. » 7

On objectera peut-être que c'est enfoncer des portes ouvertes que d'insister sur le fait qu'il existe effectivement, en économie politique, des connaissances universelles. Malheureusement, un tel reproche ne se trouverait pas fondé : les portes sont solidement verrouillées. Quiconque a voulu entreprendre de présenter comme un tout les doctrines de l'historicisme s'est sans doute toujours vu, à quelque moment de son système, obligé de mettre en lumière l'impossibilité d'organiser en un système les conceptions historicistes. Mais la portée de l'historicisme ne se trouve pas dans les essais malheureux de le présenter en système. Par nature, il est le contraire d'un système : refus et négation du principe de la possibilité de construire un système. Son activité ne va pas à construire en sa totalité un édifice intellectuel : elle se laisse reconnaître dans des aperçus critiques, la justification des programmes économiques et sociaux, et entre les lignes de ses exposés historiques, descriptifs et statistiques. La politique et la science des dernières décennies étaient tout entières sous le signe de l'historicisme. Si l'on veut se souvenir qu'un auteur qui, de son vivant, jouissait en Allemagne de la plus grande considération comme théoricien des « sciences d'État » a défini le principe d'économie comme un phénomène spécifique du système de production fondé sur la vente et l'achat 8, on sera contraint d'avouer qu'il n'est nullement superflu de souligner expressément l'inconsistance de l'historicisme, avant de procéder à l'exposition du caractère logique de la science de l'action humaine.

5. Le point de vue de l'empirisme

On ne saurait contester qu'il doit exister, et qu'il existe, une théorie a priori de l'action humaine, pas plus qu'on ne conteste que l'action humaine peut être objet d'une représentation historique. L'opposition des représentants conséquents de l'historicisme qui ne veulent pas reconnaître la possibilité d'une théorie absolue, c'est-à-dire libérée du temps et de l'espace ne doit pas plus nous arrêter que la prétention des naturalistes de contester à l'histoire le caractère d'une science, tant qu'elle n'est pas parvenue à établir des « lois historiques. » Le naturalisme soutient qu'il est possible de dégager a posteriori, de l'étude des données historiques, des lois empiriques de l'histoire. On admet sur ce point, tantôt que ces lois valent en dehors des considérations de temps et de lieu, tantôt qu'elles ne sont applicables qu'à des époques, des pays, des races, des peuples déterminés 9. La grande majorité des historiens repoussent également les deux aspects de cette conception. La plupart aussi de ceux des historiens qui se cantonnent sur le terrain de l'historicisme et se refusent à reconnaître que, sans le secours de la doctrine a priori de l'action humaine, l'histoire se trouverait dans le plus grand embarras vis-à-vis de ses données et ne pourrait s'acquitter d'aucune de ces tâches, les repoussent. On ne recherchera pas ici davantage à savoir si l'historicisme ne doit pas, nécessairement, amener à l'une ou l'autre de ces conceptions : pour ceux dont le point de vue est que l'historicisme ne peut être logiquement pensé jusqu'au bout, il apparaîtra vain de s'attacher à une telle recherche. Il importe seulement d'établir qu'une forte opposition existe entre la conception des partisans de l'école historique dans les sciences politiques et la majorité des historiens, — ceux-ci se refusant à reconnaître la possibilité d'établir des lois empiriques à partir des données historiques, ceux-là, au contraire, pensant pouvoir découvrir de telles lois et voulant désigner le système de ces lois des noms de sociologie et d'économie politique. Nous appellerons empirisme le point de vue de ceux qui acceptent la possibilité de dégager des lois empiriques des données de l'histoire. Empirisme et historicisme ne coïncident donc pas. Les historiens, quand ils prennent position en face du problème, font, le plus souvent mais non point du tout toujours, profession de foi en l'historicisme ; à de rares exceptions près (tel par exemple Buckle) ils sont hostiles à l'empirisme. Les tenants de l'école historique et de l'institutionnalisme dans les sciences politiques demeurent sur le terrain de l'historicisme, même s'ils ne peuvent conserver entièrement ce point de vue dès qu'ils commencent à vouloir en donner un exposé logique et à la fonder épistémologiquement ; ils se tiennent presque toujours sur le terrain de l'empirisme. Il y a ainsi le plus souvent un écart très prononcé entre les conceptions des historiens et celles des économistes et des sociologues de l'école historique.

La question qui devra nous occuper maintenant n'est plus de savoir si l'on peut reconnaître, dans l'action humaine le règne d'une régularité, mais bien plutôt de décider si le chemin par lequel nous pourrons accéder à la connaissance d'une telle régularité, peut être celui de l'observation pure et simple des faits, sans égard pour un système a priori de connaissance de l'action humaine. L'histoire économique peut-elle, comme tel est l'avis de Schmoller 10, nous fournir les éléments d'une science économique, les « résultats d'une recherche descriptive de l'histoire économique » peuvent-ils nous donner « la matière d'une théorie, nous conduire à des vérités universelles » ? Nous voulons éviter ici la question, souvent déjà épuisée, de la possibilité des « lois universelles historiques » [11] (donc non économiques) et nous borner à examiner si nous pouvons arriver, par l'observation des faits, et donc a posteriori, à des affirmations comme celles à quoi tend le système de la théorie économique.

Le chemin qui conduit le physicien à la connaissance des lois commence par l'observation. Mais ce n'est que par la proposition d'une hypothèse que s'accomplit un pas décisif. On établit une proposition prétendant à une valeur universelle. Cette proposition ne tire pas uniquement son origine de l'observation et de l'expérience, car celle-ci ne présentent jamais que des phénomènes complexes dans lesquels différents facteurs sont si étroitement unis qu'on ne saurait reconnaître quelle part revient à chacun d'eux en particulier. L'hypothèse est déjà une élaboration intellectuelle de l'expérience, et elle l'est avant tout en ce qui constitue son caractère décisif : comme proposition universelle. L'expérience qui a conduit à formuler la proposition est toujours une expérience limitée, et, avant tout, toujours expérience d'une chose disparue, d'un passé, d'un événement qui s'est produit dans telles conditions de lieu et de temps. Or l'universalité qu'on prétend lui attribuer signifie précisément qu'elle doit être aussi valable pour tout autre développement passé ou à venir. Elle repose sur une induction incomplète. (Aucune proposition générale ne se fonde sur une induction complète ; d'une telle induction ne peut, tout au contraire, sortir que la description d'un événement passé et isolé.)

Les hypothèses doivent se vérifier toujours à nouveau dans l'expérience. En règle générale on peut, par l'expérimentation, les soumettre à un processus particulier de vérification. On rassemble les différentes hypothèses en un système, on déduit de chacune d'elles tout ce qui doit en découler logiquement, et l'on entreprend toujours de nouvelles expériences pour vérifier les résultats de la théorie. On examine si des faits nouveaux répondent aux prévisions que l'hypothèse permet de formuler. Deux conditions sont nécessaires à cet examen : la possibilité de séparer les conditions qui se rencontrent dans l'expérience en cours et l'existence de rapports constants susceptibles d'être établis de façon expérimentale, qui permettent la détermination mathématique de ces quantités. Si nous voulons désigner comme vraie une proposition des sciences expérimentales (avec le degré de certitude ou de vraisemblance dont est capable une loi déterminée de façon empirique) lorsque la transformation des circonstances déterminantes conduit dans tous les cas observés au résultat attendu, nous possédons par là même le moyen de vérifier la vérité des propositions de cet ordre.

A l'égard de l'expérience historique, notre situation est différente. Nous sommes ici hors d'état non seulement d'observer séparément dans l'expérimentation les facteurs particuliers d'une transformation, mais encore de déterminer des constantes d'ordre numérique. Nous ne pouvons observer et éprouver le devenir historique lui-même que comme résultat du concours d'une masse infinie de causes particulières qu'il nous est impossible de distinguer selon la portée qui revient à chacune d'elle. Nulle part nous n'y rencontrons de relations constantes numériquement déterminables. L'idée longtemps soutenue selon laquelle la relation entre la quantité de monnaie et les prix peut s'exprimer par un rapport de proportionnalité directe s'est révélée être erronée ; du même coup l'unique argument à l'appui des théories quantitatives de l'action humaine s'est écroulé. Quiconque prétend tirer de l'expérience des lois du comportement humain devrait arriver à établir en quoi des situations données agissent qualitativement et quantitativement sur l'action. C'est l'habitude de la psychologie que de rechercher de telles relations, et tous ceux pour qui ce doit là être l'objet de la sociologie et de l'économie politique ont pris l'habitude de lui recommander les procédés de la psychologie. Ce faisant, ils n'entendent pas par procédés de la psychologie ce que l'on a, — de façon assez inexacte et même trompeuse — désigné comme « psychologique » dans l'attitude de l'école autrichienne, mais bien plutôt l'utilisation des méthodes et des résultats de la psychologie scientifique même.

Mais la psychologie, en ce domaine, s'est révélée impuissante. Sans doute réussit-elle, en utilisant ses méthodes, à observer, comme le fait la biologie, les réactions inconscientes à une excitation. Mais c'est là tout ce qu'elle peut faire : elle ne saurait nous amener à établir des lois empiriques de l'action. Elle peut établir de quelle façon se sont comportés des hommes donnés dans des situations données du passé ; et elle en déduit que les choses se passeraient également de façon analogue dans l'avenir, si des hommes analogues se trouvaient dans des situations analogues. Elle peut nous renseigner sur ce que fut l'attitude d'écoliers anglais dans ces dernières décennies, lorsque ces écoliers se sont trouvés placés dans une situation définie, lorsqu'ils ont, par exemple, rencontré un invalide faisant acte de mendicité. Mais de telles considérations nous sont d'assez peu d'utilité concernant ce que sera l'attitude d'écoliers anglais dans les décennies à venir, ou celle d'écoliers français ou allemands. Elle ne peut rien établir que d'historique : l'observation des cas particuliers a conduit à tel et tel résultat ; prétendre tirer de ces observations, qui s'appliquaient à des écoliers anglais d'une époque déterminée, des conclusions touchant à des cas non observés de même caractère ethnologique et historique, n'est pas justifié logiquement. L'unique enseignement que nous donne l'observation est qu'une situation identique agit de façon différente sur des hommes différents. Puisqu'il nous a été impossible de ranger les hommes en des classes dont les différents membres réagiraient de la même façon, et comme les mêmes hommes réagissent différemment en des époques différentes, nous n'avons pas davantage réussi à établir une relation évidente entre les différents âges, ou d'autres périodes de situations vitales objectivement déterminables, et différents modes de réaction, il est vain d'espérer parvenir par là à dégager une norme des phénomènes. C'est là le fait auquel on pense lorsqu'on parle du libre-arbitre, de l'irrationalité de ce qui est humain, spirituel et l'historique, de l'individuel dans l'histoire, de l'impossibilité qu'il y a à saisir rationnellement la totalité et la diversité de la vie. On ne fait qu'exprimer le même fait, lorsqu'on fait remarquer qu'il ne nous est pas donné de saisir comment le monde extérieur agit sur notre esprit et notre volonté, et par là sur notre action. D'où suit que la psychologie, dans la mesure où elle a à connaître de ces faits, est histoire ou, selon l'expression qui a cours aujourd'hui en Allemagne dans la théorie scientifique, « science morale » (Geisteswissenschaft).

Quand on veut faire de la compréhension propre aux sciences morales la méthode de l'économie politique, on devrait avant tout se pénétrer du fait cette méthode ne peut en aucun cas conduire à l'établissement de lois empiriques. La compréhension (Verstehen) est précisément le procédé des sciences morales (au sens le plus large du mot) à l'égard de l'individuel, du singulier, de l'historique pur et simple : il consiste à retenir un irrationnel que nous sommes impuissants à saisir à travers des règles et à expliquer par elles 12. Cette vérité ne vaut pas seulement pour le domaine que l'on désigne traditionnellement comme celui de l'histoire en général, mais aussi, et tout autant, pour tous les domaines spéciaux, avant tout pour celui de l'histoire économique. La conception adoptée par les partisans de l'école empirique des sciences politiques allemandes dans leur lutte contre la théorie économique n'est pas soutenue non plus du point de vue de la méthodologie des sciences historiques, telle que l'ont développé Dilthey, Windelband, Rickert et Max Weber.

Chaque fois que l'expérience ne nous présente que des phénomènes complexes relevant de l'action conjointe de différentes causes, on ne saurait établir par expérience des propositions scientifiques a posteriori sans le recours de l'expérimentation, qui isole les facteurs déterminants de la variation. L'expérience historique ne présente jamais à l'observation que des phénomènes complexes, auxquels on ne saurait appliquer la méthode expérimentale. On pourrait, dit-on parfois, remplacer celle-ci par une expérimentation théorique. Mais cette expérimentation en idée a logiquement un tout autre sens que l'expérimentation proprement dite. Elle consiste à éprouver théoriquement une proposition concernant sa compatibilité avec d'autres tenues pour vraies. Si ces autres ne proviennent pas de l'expérience, l'expérimentation théorique est, elle aussi, impuissante à établir un rapport à l'expérience.

6. Le caractère logique de la science générale de l'action humaine

La science de l'action humaine visant à une connaissance universelle existe comme système de la sociologie. L'économie politique en est jusqu'à ce jour le chapitre le plus avance. Empirique, cette science ne l'est dans aucune de ses parties ; elle est science a priori ; comme la logique et la mathématique, elle ne provient pas de l'expérience, mais la précède. Elle est, en un certain sens, la logique du comportement et de l'action 13.

La pensée humaine sert la vie et l'activité, l'action et l'acte de l'homme. Elle n'est pas pensée absolue, mais préparation de l'acte dans la pensée et réflexion sur l'événement. C'est pourquoi la logique et la science générale de l'action sont finalement une. Si nous les séparons, si nous opposons la logique à la théorie de la pratique, il nous faut faire voir où leurs chemins se séparent et où se trouve le domaine particulier de la science de l'action.

Un des problèmes que la réflexion doit maîtriser pour s'acquitter de son devoir est de saisir les conditions qui déterminent l'action humaine. Telle est, quant aux problèmes particuliers, l'œuvre des sciences physiques et aussi, en un certain sens, de l'histoire et des autres disciplines historiques. L'objet de notre science est de saisir l'universel, en détournant son regard du particulier et en s'appliquant à éclairer l'aspect formel des problèmes, à établir des propositions premières, des principes. Elle ne considère pas l'action et ses conditions déterminantes sous leur aspect concret tel que nous le présente la vie de tous les jours, ni sous l'aspect de rapports matériels, comme le font les sciences particulières de la nature et de l'histoire, mais comme des constructions formelles qui nous font appréhender dans leur pureté les contours de l'action humaine.

Pour ce qui est des conditions particulières dans leur réalité concrète, l'expérience seule peut nous les faire connaître. L'existence des lions et des microbes, et les problèmes déterminés que cette existence pose dans certaines circonstances à l'action humaine, ne peuvent être établis que par l'expérience et il serait vain de se livrer, en dehors de l'expérience, à des suppositions sur l'existence ou la non existence de tels ou tels être fabuleux. Le monde extérieur, comme existant, est une donnée de l'expérience, et l'expérience seule peut nous renseigner sur la conduite à suivre dans des situations concrètes données, si nous poursuivons tel ou tel but déterminé.

Mais toute connaissance de ce qu'est notre comportement dans des conditions données nous vient de la raison et non pas de l'expérience Nos connaissances relatives aux catégories fondamentales de l'action, à l'action même, à l'agir économique, à l'acte de préférer et à tous les autres problèmes constituant avec ceux-là le système de l'action humaine, ne proviennent pas de l'expérience. Ce sont des connaissances que nous tirons de nous-mêmes, a priori, et en dehors de tout rapport à une expérience quelconque, tout comme les vérités de la logique et des mathématiques. Et aucune expérience ne saurait amener à l'appréhension de ces problèmes si l'on ne peut les entendre de soi-même.

Comme catégorie a priori, le principe de l'action va de pair avec le principe de causalité. Il est antérieur à toute connaissance d'un comportement quelconque dès que celui-ci dépasse le stade du réflexe inconscient. « Au commencement était l'action. » La notion d'homme est pour nous avant tout celle d'un être agissant. Notre conscience est conscience d'un « moi » capable d'action et agissant ; c'est par leur intentionnalité que nos actions deviennent des éléments de notre expérience interne. Notre réflexion sur l'homme et son comportement, sur notre comportement à l'égard des hommes et du monde qui nous entoure, suppose comme condition la catégorie de l'action.

Nous ne pouvons toutefois saisir cette catégorie fondamentale et le système qu'elle fonde sans saisir en même temps par la pensée les conditions universelles de l'action humaine. Nous ne pouvons, par exemple, saisir les notions d'action économique ou d'économie sans penser en même temps les notions économiques de rapport quantitatif et de bien économique. L'expérience seule peut montrer si quelque chose répond en réalité à ces notions dans les conditions données de notre vie et de notre action. Mais ce n'est pas l'expérience, c'est la réflexion seule, antérieure à l'expérience, qui nous dit la différence entre un bien en général et un bien au sens économique du terme.

Il serait par la même possible d'établir axiomatiquement un système général de l'action englobant, dans son universalité, non seulement tous les contours de l'action dans le monde qui nous est donné, mais encore des formes possibles d'action dans des mondes que nous ne supposerions que de manière hypothétique, et sans aucune expérience y correspondant. Une théorie de la monnaie ne perdrait rien de son sens, quand bien même la seule pratique du troc aurait toujours répondu à la réalité historique. Sans doute cette théorie n'aurait-elle pas de valeur pratique dans un monde où l'on ignorerait la monnaie ; mais ce fait ne changerait rien à la vérité de son contenu. Mais notre science est toujours construite en vue de la vie ; (le désir même d'une connaissance pure et en soi relève encore de la vie ; ) elle ne doit pas être un pur jeu d'idées, et c'est pourquoi, en général, nous renonçons aisément à la satisfaction que nous donnerait un système complet et achevé de l'axiomatique de l'action humaine construit de façon si universelle qu'il engloberait la totalité des catégories possibles des conditions de l'action ; c'est pourquoi nous nous contentons de ce qui se rapporte à celles de ces conditions que nous donne le monde de l'expérience. Mais même en se rapportant ainsi à l'expérience, notre connaissance ne perd rien de son caractère a priori. Les données que l'expérience présente à notre réflexion ne la concernent pas elle-même. Nous ne devons à l'expérience que la distinction des problèmes auxquels nous nous attaquons et de ceux que nous prétendons ignorer, parce que sans intérêt pour notre besoin de connaître. L'expérience ainsi ne se rapporte pas toujours à l'existence ou non-existence de conditions de l'action, mais souvent à l'intérêt seulement que peut présenter un problème. Il n'existe pas, dans l'expérience, de communauté socialiste ; mais étudier l'économie d'une telle communauté est, pour notre temps, un problème du plus haut intérêt.

Il ne serait pas inconcevable de développer une théorie de l'action à partir de la supposition qu'il n'est pas donné aux hommes de s'exprimer entre eux par signes, ou encore que les hommes — immortels et éternellement jeunes — sont affranchis du temps à tout égard et n'ont ainsi pas à en tenir compte dans leur action. Il serait également concevable de former une théorie sur des axiomes si généraux qu'elle engloberait également ces possibilités et toutes les autres ; et il serait concevable de développer un système de praxéologie formelle à l'image, par exemple, de la logique ou de l'axiomatique de la géométrie hilbertienne 14. Si nous renonçons à de tels systèmes, c'est parce que les facteurs qui ne consacrent pas aux données de notre action ne nous intéressent que dans la mesure où leur examen peut servir à notre connaissance de l'action sous ses conditions données.

La méthode qui doit servir au développement et à l'exposé de nos problèmes apparaît de façon particulièrement distincte à propos du problème de l'imputation. Il serait évidemment concevable de faire de la théorie de la valeur et de la formation des prix des facteurs de production (biens de rangs supérieurs, biens de production) un exposé purement général, en n'envisageant d'abord que la seule notion de « moyen de production » sans préciser davantage, et de donner à la théorie une forme telle que les trois facteurs de la production communément reconnus n'y apparaîtraient que comme des cas particuliers. Mais nous procédons autrement. Nous ne nous contentons pas de donner du « facteur de production » en soi une théorie générale de l'imputation ; nous passons aussitôt au problème des trois catégories de facteurs de la production : le travail, le sol et le capital. Cette façon de procéder est totalement justifiée par l'objet même de notre recherche, que nous ne devons jamais perdre de vue. Toutefois, le fait de renoncer ainsi à une détermination axiomatique universelle ne laisse pas d'entraîner des dangers que l'on n'a pas toujours réussi à éviter. On a méconnu, et ceci non seulement dans la théorie marxiste des classes 15, le caractère catégoriel de la synthèse opérée en assignant les différents facteurs concrets de la production sous ces trois têtes de chapitre. On a saisi, il est vrai, dans le fait que des termes différents présentent une utilité différente en vue des fins de l'action, le caractère particulier du sol comme facteur de la production ; la théorie de la rente n'a jamais perdu de vue que le sol prend une valeur particulière selon sa consistance et sa situation. Mais la théorie des salaires n'a pas remarqué le fait qu'il existe tout aussi bien différentes qualités et intensités de travail, et qu'on n'offre ou ne demande jamais, sur le marché du travail, du travail en général, mais toujours, au contraire, une certaine sorte de travail. S'apercevant de cette vérité, la théorie a essayé d'échapper aux conséquences qui en découlent, en posant que l'offre et la demande ne jouent ici essentiellement qu'à propos du travail non qualifié, si bien qu'on pourrait légitimement négliger les autres catégories de travail, les catégories supérieures, comme d'une faible importance quantitative. La théorie des salaires se serait épargné bien des erreurs si elle s'était avisée de l'importance toute particulière que revêt le problème spécial du travail dans la théorie de l'imputation, et de la nécessité, selon les cas, de ne pas débattre du travail en général, mais de telle ou telle catégorie de travail déterminée, offerte ou demandée en un lieu et à une époque également déterminée. La théorie du capital a éprouvé plus de difficultés encore à s'affranchir de la notion abstraite de capital, quand le problème n'est plus celui de catégories différentes — nature, travail, capital — mais bien celui de l'appréciation de capitaux déterminés, offerts ou recherchés à une époque et en un lieu déterminés. De même, la théorie de la répartition et de l'imputation n'a pas pu s'affranchir sans peine de l'emprise de la conception universaliste 16.

Notre science s'applique aux formes et aux aspects de l'action, sous les différentes catégories de conditions qui la déterminent. En établissant ce point, nous ne songeons nullement à tracer le programme d'une science encore à faire. Nous ne prétendons pas que la science de l'action humaine doive se constituer en une science a priori, mais qu'elle est une science a priori. Nous ne voulons pas découvrir une nouvelle méthode, mais seulement caractériser de façon pertinente la méthode dont on s'est servi en fait. Les lois de l'économie politique n'ont pas été induites de l'observation des faits, mais déduites des catégories fondamentales de l'action conçues, tantôt comme principe de la rationalité économique (Wirschaftlichkeit), tantôt comme un principe de valeur, tantôt comme principe des coûts réels. Ces lois ont une origine a priori, et revendiquent ainsi le caractère de certitude apodictique qui revient à de telles propositions.

7. La science générale de l'action humaine comme sociologie et économie politique ; quelques remarques sur l'histoire des doctrines

La science générale de l'action humaine existe comme sociologie et, avant tout, comme économie politique. Les contributions apportées jusqu'ici à cette science sont généralement mises au compte soit de la sociologie, soit de l'économie politique, au sens traditionnel de ces termes.

Le nom que l'on donne à une science est une détermination conventionnelle qui, contrairement à une conception largement répandue, ne saurait à aucun degré exprimer immédiatement — c'est-à-dire sans égard à une pratique effective de cette science — ce qui en constitue l'essence. C'est pourquoi il est inutile d'examiner dans quelle mesure les termes d' « économie politique » et de « sociologie » peuvent légitimement servir à désigner la science générale de l'action humaine. Nous les avons reçus de la tradition, et ils ont été les auxiliaires de la recherche scientifique dans la constitution de systèmes achevés. C'est là la raison pour laquelle ils tirent étymologiquement leur origine du point de départ historique des recherches en ce domaine, et non pas des prémisses logiques de la doctrine constituée ou de son noyau théorique. Malheureusement, on ne s'est pas toujours souvenu de ce fait, d'où les tentatives, toujours répétées, de saisir et de fixer, d'après la dénomination, le domaine et l'objet de la science. Un réalisme grossier attribua à la sociologie les problèmes d'ordre social, à l'économie politique ceux de l'économie ou de l'aspect économique de la civilisation. Et l'on se donna toute la peine du monde pour déterminer ce qu'étaient, en vrai, la société et l'économie.

S'il nous est aujourd'hui possible de soutenir que l'objet de notre science est l'action humaine sans crainte d'éveiller par là plus de protestations que n'en rencontre toute doctrine scientifique, la cause en est dans les recherches de plusieurs générations scientifiques. Des travaux aussi différents que ceux de Cairnes, de Bagehot, de Carl Menger, de Max Weber et de Robbins ont du moins ceci de commun qu'ils révèlent tous cette même tendance. On comprendra sans peine, du point de vue de l'histoire de la science, qu'en affirmant le caractère a priori et non empirique de notre science, nous nous heurtions à une opposition plus forte : car, sur ce point, le terrain a été moins préparé par les recherches antérieures. Les deux cents ans pendant lesquels elle s'est développée furent une époque peu favorable à la prétention d'une science de faire reconnaître un nouveau domaine de connaissance a priori. Les succès des sciences physiques sur le terrain de l'empirisme, et ceux que les disciplines historiques ont obtenus par l'étude approfondie des sources, accaparaient toute l'attention des esprits ; on ne tenait, par là, aucun compte des progrès réalisés parallèlement par les sciences a priori — bien que, sans ces progrès, celui même des recherches empiriques fut demeuré impossible. Une époque qui refusait à la logique même le caractère d'a priori n'était pas mûre pour reconnaître le caractère a priori de la théorie de l'action.

Mais un examen des doctrines de Senior, de Stuart Mill, de Cairnes et de Wieser, révèlera aisément que, malgré la prédominance d'une autre terminologie et d'une conception différente du caractère logique de l'économie politique et de la place qui lui revient parmi les sciences, l'idée d'une économie politique conçue comme science a priori n'était, en fait, pas tellement étrangère aussi bien aux économistes d'obédience classique qu'aux fondateurs de la théorie subjective de la valeur. On ne saurait, il est vrai, oublier ce faisant qu'en raison de la profonde transformation des idées relatives aux problèmes fondamentaux de la logique et de la méthodologie, transformation qui se reflète naturellement dans la terminologie des recherches consacrées à ces problèmes, il faut se garder de tirer, des conceptions formulées par ces auteurs, des conclusions trop catégoriques.

C'est un fait, pour Senior, que l'économie « relève plus du raisonnement que de l'expérience » 17. Il s'exprime comme suit sur la méthode de l'économiste : « Son point de départ est constitué par un petit nombre de propositions générales, résultat de l'observation ou de la réflexion, et ayant à peine besoin de preuves ou même d'être formulées par un jugement conscient : tout homme ou presque les reconnaît, à les entendre formuler, comme familières à sa pensée, ou du moins comme implicitement entendues dans ses connaissances antérieures. » 18 L'observation et la réflexion sont désignées ici comme les sources de la science. Mais Senior affirme en même temps de ces propositions, que l'homme tire de son propre fond, ou bien qu'elles sont l'objet d'une évidence immédiate, ou qu'elles proviennent analytiquement de telles propositions évidentes. Elles ont ainsi une origine a priori, et ne viennent pas de l'expérience, à moins que l'on ne veuille donner à l'intuition a priori le nom d'expérience intérieure.

John Stuart Mill ne reconnaît de science qu'expérimentale et repousse, par principe « une prétendue façon de philosopher, qui ne se reconnaît pas comme fondée sur l'expérience ». Il distingue deux méthodes de la pensée scientifique : la méthode a posteriori « qui, comme base de ses conclusions, exige une expérience pure et simple », et la méthode a priori, entendue comme « raisonnant à partir d'une hypothèse établie ». Il affirme, à cette occasion, de la méthode a priori qu'elle est « n'est pas limitée aux mathématiques, mais qu'elle constitue l'essence de toute science reconnaissant au raisonnement un caractère universel ». L'économie politique se définit « comme une science essentiellement abstraite, dont la méthode est la méthode a priori » 19.

Ce serait trop nous écarter de notre projet qu'entreprendre en détail l'exposé et l'examen critique des points par lesquels les conceptions milliennes de l'a priori et de l'économie politique se séparent des conceptions contemporaines. Pour Mill les axiomes même « constituent simplement une classe, classe il est vrai la plus générale de toutes, des résultats induits à partir de l'expérience » ; logique et mathématiques comptent pour lui également au nombre des sciences expérimentales 20. De même que la géométrie « présuppose une définition arbitraire de la ligne, comme une longueur ne possédant pas de largeur », de même « l'économie politique suppose une définition arbitraire de l'homme, comme d'un être dont l'action vise invariablement à atteindre la plus grande quantité possible d'objet de première nécessité, de commodité ou de luxe au prix de la plus petite dépense possible de travail et d'abnégation de soi-même sous laquelle elles peuvent être obtenues dans l'état actuel de la connaissance » 21. Il nous importe seulement de tenir que Mill place sur le même plan logique, mathématiques et sciences sociales, en tant que la voie qui leur convient à toutes est, au sens où il l'entend, la méthode a priori. Pour les sciences morales, cette voie est la seule méthode possible, l'impossibilité de l'expérimentation excluant le chemin de la « méthode a posteriori » 22.

De même l'opposition statuée par Cairnes entre méthode inductive et méthode déductive, (opposition où se reflètent la terminologie et la problématique de la philosophie de son temps, placée entièrement sous le signe de l'empirisme et du psychologisme), ne correspond nullement au sens qu'a pour nous, aujourd'hui, l'opposition de l'empirique et de l'a priori. Lorsque Cairnes passe au problème de savoir si l'économie politique doit procéder déductivement, ou, selon l'opinion généralement répandue, par induction, et qu'il reconnaît à la méthode déductive une signification décisive pour les recherches économiques, cette expression de méthode déductive est si éloignée des conceptions qu'elle traduit dans la logique et l'épistémologie moderne qu'il serait besoin d'une étude de sens très poussée pour rendre le sens de ses mots dans la langue familière au lecteur moderne. Mais sa conception est cependant, bien qu'exprimée en d'autres termes, beaucoup plus proche de la nôtre qu'on ne pourrait supposer au premier abord. Cairnes souligne que l'attitude des sciences physiques et celle de l'économiste devant l'objet de leurs recherches sont entièrement différentes. Les sciences physiques ne disposent pas d'une autre voie que celle de la recherche inductive — nous dirions empirique — car « l'homme n'a pas de connaissances directes des principes derniers de la physique » 23. Il en va tout autrement de l'économie. « L'économiste, à son point de départ, a connaissance des causes dernières » 24 Nous disposons précisément d'une « connaissance directe... des causes dans notre réflexion sur ce qui se présente à notre esprit et dans les informations que nos sens nous donnent ou, du moins, qu'ils sont en état de nous donner, sur les réalités extérieures » 25. L'économiste se trouve ainsi « à l'origine même de ses recherches,... en possession déjà des principes derniers des phénomènes sur lesquels porte son étude » 26.

Plus directement encore que chez Cairnes apparaît chez Wieser la tendance à concevoir l'économie politique comme une science a priori ; s'il ne parvient pas à cette idée qui serait l'aboutissement logique de sa doctrine, la raison en est dans les conceptions régnantes de son temps en matière d'épistémologie 27. D'après Wieser, l'objet de l'économie politique est d' « éclairer scientifiquement, par une étude exhaustive, le contenu de l'expérience économique commune. » elle trouve, dans la conscience de l'individu agissant,

un trésor d'expériences, qui sont les expériences de tout homme, dès qu'il se livre à une activité économique quelconque, et que tout théoricien trouve ainsi également en lui-même — sans avoir d'abord à les amasser en s'aidant de conceptions scientifiques. Ce sont des expériences relatives aux réalités extérieures, telles que, par exemple, l'existence et la classification des richesses, et aux réalités intérieures, comme les besoins de l'homme, et leurs lois ; des expériences sur l'origine et l'évolution de l'action économique de la masse des hommes.

Le domaine de l'économie politique

recouvre exactement celui de l'expérience commune. Les problèmes qui se posent à la théorie se situent dans les mêmes limites que ceux de l'expérience commune : la théorie s'arrête quand la science se voit dans la nécessité d'assembler de façon historique, statistique (ou de tout autre façon considérée comme valable) les observations sur lesquelles elle se fonde. 28

Il est clair, que cette « expérience commune, » opposée par Wieser au reste de l'expérience, n'est pas celle des sciences physiques. Sans doute Wieser qualifie-t-il sa méthode de psychologique, mais en même temps, il tient à la distinguer expressément de la psychologie : elle consiste, dit-il, en une observation « venant de l'intérieur de ma conscience, » alors qu'au contraire le physicien, la science expérimentale, n'observent leurs faits « que de l'extérieur. » Pour Wieser, l'erreur fondamentale de la méthode de Schumpeter est de croire que la méthode des sciences expérimentales convient à l'économie politique. Or la donnée de celle-ci, dit Wieser, c'est le fait que « certains actes, dans la conscience, sont accomplis avec le sentiment de leur nécessité. » Pourquoi donc « devrait-elle commencer par essayer d'établir une loi, par une longue série d'inductions, alors que tout homme entend distinctement en lui-même les paroles de la loi. » 29

L' « expérience commune » de Wieser, qu'il distingue expressément de toute expérience acquise « par des observations d'ordre historique ou statistique, » n'est aucunement l'expérience au sens des sciences physiques, mais est précisément le contraire d'une telle expérience : ce qui lui est logiquement antérieur, comme condition de toute expérience possible. Quand Wieser cherche à distinguer l'économie politique de l'étude historique descriptive ou statistique de problèmes économiques, en lui assignant comme domaine celui de l'expérience commune, il s'engage dans une direction qui, si on la suit logiquement jusqu'au bout, doit amener à reconnaître le caractère a priori de l'économie politique. On ne peut, il est vrai, s'étonner que Wieser n'ait pas songé, pour son compte, à formuler cette conclusion. Car il n'a pas pu se libérer du psychologisme épistémologique de Mill, qui va jusqu'à attribuer un caractère empirique aux lois mêmes de la pensée 30.



Notes

1. Cf. Rickert, Kulturwissenschaft und Naturwissenschaft, 3e édition, Tübingen, 1915, pp. 28 sqq.

2. ci-dessous, p. 70.

3. Sombart, Die drei Nationalökonomien, Munich et Leipzig, 1930, p. 253.

4. Sombart, op. cit.

5. Sombart, op. cit., p. 247.

6. Sombart, op. cit., p. 298.

7. Cf. Knies, Die politische Ökonomie vom geschichtlichen Standpunkte [L'Économie politique du point de vue de l'histoire], nouvelle édition, Brauschweig, 1883, p. 27.

8. Cf. Lexis, Allgemeine Volkswirtschaftslehre, Berlin et Leipzig, 3e édition, 1926, p. 14.

9. Pour la critique de ce second point de vue, cf. ci-dessous pp. 24 sqq et pp. 117 sqq.

10. Cf. Schmoller, dans son article « Volkswirtschaft, Volkswirtschaftslehre und Methode, » Handwörterbuch der Staatswissenschaften [Dictionnaire des sciences politiques], 5e édition, tome VIII, p. 464.

11. Sur les lois historiques, cf. ci-dessous pp. 104 sqq.

12. Cf. ci-dessous pp. 124 sqq.

13. Beaucoup de grands économistes furent, en même temps, de grands logiciens : Hume, Whately, John Stuart Mill, Stanley Jevons.

14. Cf. Slutsky, « Ein Beitrag zur formal-praxeologischen Grundlegung der Ökonomik, » Annales de la classe des Sciences sociales-économiques, Kiev: Académie Oukraïenne des Sciences, 1926, Volume. IV.

15. Se reporter à ce sujet à notre ouvrage Le Socialisme (Die Gemeinwirtschaft, 2e édition, Iéna, 1932, p. 299 pour l'édition allemande).

16. Sur la conception universaliste, cf. ci-dessous, pp. 143 sqq. Voir également ci-dessous, pp. 201 sqq, une application spéciale des idées esquissées ici à la théorie du capital.

17. (Texte original : « depends more on reasoning than on observation »). Voir Senior, Political Economy, 6e édition, Londres, 1872, p. 5.

18. (Texte original : « His premises consist of a few general propositions, the result of observation, or consciousness, and scarcely requiring proof, or even formal statement, which almost every man, as soon as he hears them, admits, as familiar to his thoughts, or at least as included in his previous knowledge. ») Op. cit., page 3.

19. (Passages originaux : La science empirique : « which requires, as the basis of its conclusions, not experience merely, but specific experience ». La méthode a posteriori : « a supposed mode of philosophizing, which does not profess to be founded upon experience at all ». La méthode a priori : « reasoning from an assumed hypothesis ».et « not a practice confined to mathematics, but is of the essence of all science which admits of general reasoning at all ». L'économie politique : « as essentially an abstract science, and its method as the method a priori ».) John Stuart Mill, Essays on Some Unsettled Questions of Political Economy (3e édition, Londres, 1877), p. 143.

20. John Stuart Mill, Système de logique déductive et inductive. Traduction allemande de Gompetz, Leipzig, 1872, tome I, pp. 272 sqq.

21. La géométrie : « presupposes an arbitrary definition of a line: that which has length, but not breadth ». L'économie politique : « presuppose an arbitrary definition of man, as a being who invariably does that by which he may obtain the greatest amount of necessaries, conveniences and luxuries, with the smallest quantity of labor and physical self-denial with which they can be obtained in the existing state of knowledge ».) « Some Unsettled Questions », op. cit., p. 144.

22. Op. cit., p. 146.

23. Voir (Texte original : « mankind have no direct knowledge of ultimate physical principles. ») Cairnes, The Character and logical Method of Political Economy, 3e édition, Londres, 1888, p. 83.

24. (Texte original : « The economist starts with a knowledge of ultimate causes ») Op. cit., p. 87.

25. (Texte original : L'économiste dispose d'une « direct knowledge... of causes in our consciousness of what passes in our own minds, and in the information which our senses convey, or at least are capable of conveying, to us of external facts ») Op. cit., p. 88.

26. (Texte original : L'économiste est « at the outset of his researches... already in possession of those ultimate principles governing the phenomena which form the subject of his study ») Op. cit., pp. 89 sqq.

27. Les études — si utiles — de Menger souffrent plus encore de cette emprise de l'empirisme et du psychologisme de Stuart Mill. Je souligne à cette occasion que ces expressions (empirisme, historicisme, etc.) n'ont nullement sous ma plume un sens péjoratif. Cf. Husserl, Logische Untersuchugen, 3e édition, Halle, 1922, tome 1, p 52, note.

28. Cf. Wieser, « Theorie der gesellschaftlichen Wirtschaft, » Grundriss der Sozialökonomik, Tübingen, 1914, p. 133

29. Cf. Wieser : « Das Wesen und der Hauptinhalt der theoretischen Nationalökonomie, » Gesammelte Abhandlungen, edité par Hayek (Tübingen, 1929), p. 127.

30. Parmi les recherches modernes sur les problèmes logiques et méthodologiques de la praxéologie, on retiendra les travaux de Englis : Grundlagen des wirtschaftlichen Denkens, traduit par Saudek (Brünn, 1925) ; Begrundung der Teleologie als Form des empirischen Erkennens (Brünn, 1930) et Teleologische Theorie der Staatswirtschaft (Brünn, 1953). Le conflit de la causalité et de la téléologie, dont Englis s'occupe en première ligne, ne relève pas des problèmes que nous traitons ici.


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