Les Problèmes fondamentaux de l'économie politique

Études sur la méthode, l'objet et la substance de l'économie politique et de la sociologie

par Ludwig von Mises

Texte établi à partir d'une traduction anonyme inédite
(1933 pour la première édition allemande de l'ouvrage)

Nota : dans la préface de l'édition anglaise, Mises signale qu'il a d'abord employé (en 1929) le terme de sociologie, pour lui substituer par la suite celui de praxéologie.

 

Chapitre II — Sociologie et histoire

 

7. Loi sociologique et loi historique

La méthode statique est cette méthode de la pensée scientifique qui étudie, toutes choses égales par ailleurs, les conséquences résultant de la modification d'un seul facteur 74. Tous les résultats ou presque atteints pas la sociologie et par la théorie de l'économie politique, qui en est le chapitre le plus avancé, proviennent de l'utilisation de la méthode statique. La supposition, que nous faisons ici, d'une immuabilité parfaite de toutes les autres conditions est une fiction indispensable pour la pensée et la science. La vie est un mouvement perpétuel mais il est nécessaire à la réflexion de construire un état de repos imaginaire 75. De cette façon, nous isolons par la pensée les facteurs singuliers pour pouvoir étudier les conséquences qui résulteraient de leur variation. Le mot de « statique » ne doit pas faire oublier qu'il s'agit en l'espèce d'une méthode dont l'objet est précisément l'étude du changement 76.

Dans l'état actuel de la science, il n'est pas encore possible d'établir si dans le système de l'action humaine des lois dynamiques sont concevables. Une loi dynamique devrait pouvoir établir comment, résultant des forces mêmes se manifestant dans le système statique, des variations devraient se produire même dans le cas où ne se produit aucune transformation des conditions extérieures. On sait que Ricardo et bon nombre d'épigones de la théorie classique, Marx par exemple, se sont voués à de telles entreprises. Des efforts dans ce sens se produisent également au sein de la science moderne. Nous n'avons pas, ici, à y insister davantage. De même, le problème de savoir si, en dehors du cadre plus restreint de l'économie politique, il est possible d'établir des lois sociologiques de caractère dynamique, ne nous retiendra pas davantage. Qu'il nous suffise de retenir le concept de loi dynamique, par opposition à la notion de loi historique.

On a toujours considéré que la tâche de l'histoire en tant que science est l'établissement de lois historiques, c'est-à-dire de lois du devenir historique. Sans doute ces lois n'ont pas satisfait aux exigences que l'on doit formuler à l'égard de toute loi scientifique. Il leur manque l'universalité. Dans le cas de toutes ces lois, comme de celles par exemple de Breysig, dont nous avons ci-dessus donné un échantillon 77, la cause de cette insuffisance provient de l'utilisation qu'on a faite, pour y arriver, de concepts et de constructions de types-idéaux. Ceux-ci étant incapables d'universalité, les lois qui en résultent n'en sont elles-mêmes pas plus capables. Tous les concepts se présentant dans cette trente et unième loi de Breysig que nous avons citée ont valeur de « types-idéaux, » non seulement les notions de « régime de l'Empereur » ou de « régime du peuple » ou d' « essor de l'industrie et du commerce, » mais même celle d'économie, dans le sens où l'entend Breysig.

Les lois des étapes historiques occupent une place particulière. On caractérise par le procédé du « type-idéal » une série de degrés de l'évolution historique, pour alors affirmer que l'histoire consiste dans le progrès continué d'un de ces degrés au suivant. Il est clair que ce n'est là encore nullement faire apparaître une loi historique, tant qu'on ne peut affirmer la nécessité de ce progrès 78. A supposer cette nécessité affirmée, ce serait cette affirmation même, et non la construction des degrés en « types-idéaux » qui constituerait la loi, et ceci uniquement dans la mesure où cette affirmation serait, quant à son contenu, parfaitement indépendante de tels « types idéaux. » Les lois de progression prétendent satisfaire à cette exigence. Elles établissent l'existence d'une ou de plusieurs forces, de l'action ininterrompue desquelles elles font dépendre la direction dans laquelle s'accomplissent les transformations sociales ; que cette évolution se dirige vers le mieux ou vers le pire, qu'elle signifie essor ou décadence, la chose est ici sans importance : la progression dont il s'agit est la progression selon une route nécessaire. Mais il parait hors de doute que toutes les lois de progression que l'on a jusqu'ici établies, quand il ne s'agit pas de simples fictions sans rapport aucun avec le réel et ainsi à rejeter, perdent le caractère de loi rigoureuse du fait qu'elles se trouvent mêlées de concepts de « type-idéal. » Il semble cependant qu'il ne devrait pas être impossible d'en faire ressortir dans sa pureté la loi sociologique sur laquelle elles se fondent et d'en examiner le contenu. Même si nous refusions alors de reconnaître à la loi historique le caractère de loi, nous y découvririons néanmoins une loi de dynamique sociologique.

Tout travail accompli en régime de division du travail est plus productif qu'en dehors de ce régime. Pour une même dépense de travail et de biens de rang supérieur, il produit quantitativement davantage et permet des réalisations que le travailleur isolé ne serait, qualitativement, pas en état d'atteindre. Que cette loi empirique de la technologie et de la physiologie du travail vaille sans exception ou non (dans la mesure où nous sommes en droit, à propos d'une loi empirique, de parler de valeur universelle), la chose est pour nous sans importance, puisque c'est dans tous les cas un fait que l'on ne pourrait que difficilement supposer qu'on puisse faire état d'une circonstance dans laquelle la loi ne vaudrait pas.

La productivité plus grande du travail accompli sous le régime de la division du travail est le premier moteur de la cristallisation sociale, du développement toujours accru du travail social en commun. On a remarqué à bon droit que c'est à cette plus grande productivité de la division du travail par rapport à celle du travail isolé que nous sommes redevables de l'apparition et du développement de la société et ainsi de la civilisation. L'histoire de la sociologie comme science date du jour où l'on a saisi l'importance de la productivité accrue de la division du travail pour la formation des sociétés. Mais la sociologie en général et l'économie politique en particulier n'ont considéré la loi de la division du travail que comme une donnée, même si cette donnée se trouve presque toujours confirmée : elles n'y ont pas vu une partie intégrante de leur propre construction théorique. Il est instructif de voir comment l'école historique a cherché à en tirer une « loi historique. »

Bücher, dans sa théorie des degrés, veut englober en « un point de vue unique introduisant au cœur même des phénomènes essentiels de l'économie politique » « la totalité de l'évolution économique, du moins chez les peuples de l'Europe centrale et occidentale, où il est possible de l'étudier historiquement avec une précision suffisante. » Ce point de vue, il l'aperçoit dans le rapport entre la production et la consommation des richesses, rapport qui se caractérise par la distance que doivent accomplir les richesses, du producteur au consommateur. D'où résulte, selon lui, une division en trois degrés : économie domestique, économie urbaine, économie nationale 79.

Nous ne voulons pas insister une fois de plus sur le fait que chacune de ces étapes n'est et ne peut être caractérisée qu'au moyen de « types-idéaux, » car c'est là le défaut inhérent à toutes ces « lois » historiques. Nous nous contenterons de souligner que la part de bon plaisir qui préside toujours à la construction de « types-idéaux » permet à Bücher de repousser la pensée, fort logique pourtant mais que des motifs politiques semblent bien lui rendre désagréable, que « l'humanité est en voie de s'élever à un degré supérieur que l'on devrait opposer aux trois étapes précédentes sous le nom d'économie universelle » 80. Mais nous ne pouvons entreprendre ici de faire voir par le menu les faiblesses et les défauts de la schématisation de Bücher ; ce qui nous intéresse, c'est uniquement la forme logique et non le contenu concret de a doctrine. Bücher n'établit pas autre chose que la nécessité de distinguer trois stades dans le développement jusqu'à nos jours du devenir historique. Sur la causa movens de l'évolution accomplie jusqu'ici et sur l'évolution future, il n'est en effet pas en état de nous dire quoi que ce soit. On ne voit pas ce qui a pu amener Bücher, à partir de ces phénomènes, à présenter chaque fois l'étape à venir, par rapport à la précédente, comme « suivant celle-ci dans la hiérarchie » (die nächsthöhere) ; on ne voit pas davantage ce qui l'amène à affirmer le passage à venir et nécessaire « de l'économie nationale à une étape supérieure, » d'autant que, comme il l'ajoute expressément, on ne peut pas savoir « quelle sera, dans le détail, la configuration de l'économie future » 81. Bücher aurait dû résister à la séduction du mot « degré » et éviter de parler de « degré supérieur » au lieu de « degré suivant. » Rien, dans sa théorie, ne lui permet d'affirmer la nécessité d'une telle transformation de l'économie, ni qu'une telle transformation ne saurait pas consister en un retour à l'une des formes précédentes.

Une telle « théorie des degrés » ne saurait ainsi nullement être considérée comme une « loi » ; aussi Bücher, avec raison, évite-t-il cette expression 82. Mais peu importe qu'on ait ou non ici affaire à une loi. Ce qui nous intéresse davantage, c'est de savoir si la construction de tels schémas est de quelque utilité pour le développement en étendue et en profondeur de notre connaissance du réel. Il nous fait répondre par la négative. De telles tentatives de faire entrer de force l'histoire économique dans la sécheresse d'un schéma ne sont pas seulement sans valeur, comme ce qui précède l'a fait voir ; elles sont à vrai dire nuisibles. Bücher a ainsi été amené à ne pas voir cette diminution du trajet des richesses du producteur au consommateur qui a résulté, vers la fin de l'Empire romain, d'une régression de la division du travail. Le problème de savoir si l'on doit ou non considérer l'économie des Anciens comme pure économie domestique peut nous sembler assez vain si nous rejetons la schématisation de Bücher comme toute schématisation. Mais on ne saurait passer sous silence le fait que le monde antique s'était avancé plus loin sur la route de la division du travail que les premiers siècles du moyen-âge, ou, pour parler comme Bücher, « que la distance que parcourent les richesses du producteur au consommateur » y était plus importante qu'elle ne le fut par la suite. Car ce serait se condamner à ne rien comprendre à l'une des plus grandes révolutions de l'histoire, le déclin du monde antique. On ne saurait comprendre le phénomène, ni élaborer les « types-idéaux » nécessaires à sa compréhension, en dehors de la loi de la productivité accrue du travail isolé. Parmi les types-idéaux qui peuvent nous servir ici, ceux précisément d'économie domestique (production purement domestique, économie indépendante de l'échange), d'économie urbaine (production en vue d'une clientèle) et d'économie nationale (production de « marchandises ») peuvent se révéler fort utiles. L'erreur décisive, fatale, n'est pas dans le fait de les avoir distingués, mais de les avoir liés en une gradation schématique et d'avoir tenté de fonder celle-ci sur la loi de la division du travail.

Bücher a donc eu parfaitement raison de renoncer à lier le sort de sa théorie des étapes à la loi de la productivité accrue du travail divisé. Sa loi de la division du travail ne porte en effet que sur le résultat objectif qui peut être atteint du fait cette division ; elle n'implique nullement pour autant la présence d'une tendance constante à une division du travail plus poussée. Dans tous les cas, sans doute, où un sujet économique se trouve dans la nécessité de choisir entre un procédé impliquant une plus grande division du travail et un autre impliquant une division moins poussée, il portera son choix sur le premier, à supposer du moins qu'il se soit rendu compte de la plus-value de production que celui-ci peut lui assurer et que cette plus-value contrebalance dans son jugement les conséquences d'autre sorte résultant du passage à une plus grande division du travail. Mais la loi en tant que telle ne saurait naturellement nous dire si et dans quelle mesure le sujet se rend compte de cet avantage et si l'application qu'il en fait est celle que la loi suppose.

La loi peut ainsi nous aider à comprendre et à expliquer une transformation déjà réalisée (transformation, soulignons-le, qui peut aussi bien aller dans le sens d'une moindre division du travail que dans celui d'une division plus grande). Elle ne nous fait nullement voir qu'en fait et pour telle ou telle raison la division du travail doit nécessairement progresser toujours davantage.

C'est là une conclusion à laquelle nous ne pouvons arriver qu'au moyen d'une appréciation historique — c'est-à-dire opérée au moyen des concepts dont se sert l'histoire — de ce que veulent les nations, les groupements et les individus humains, sous l'action des facteurs (qualités innées : héritage de la race, entourage naturel, social et intellectuel) déterminant leur existence. Mais ces facteurs extérieurs, nous ne savons nullement comment ils se transforment, à l'intérieur de l'individu, en vouloir, pour se manifester de nouveau vers l'extérieur sous la forme d'une attitude ; c'est là une chose que nous ne pouvons déterminer qu'a posteriori et par voie de conclusion ; nous ne sommes nullement en état de le déduire à l'avance du caractère de loi que nous aurions reconnue ; aussi ne pouvons-nous à aucun degré conclure de la loi de la division du travail que celle-ci doive nécessairement progresser encore et toujours. Il se peut que la division du travail passe par des périodes passagères ou prolongées de régression. Il se peut que s'installe au pouvoir une idéologie voyant dans le retour à l'autarcie son idéal politique. Sans doute peut-on tenir une telle possibilité pour assez invraisemblables mais toute prévision certaine est impossible pour les raisons que nous venons d'exposer. On ne saurait en tout cas oublier que la politique économique internationale voit aujourd'hui s'affirmer avec force une idéologie hostile à l'idée de la division internationale du travail.

La loi de la division du travail n'appartient pas au système universel des lois a priori de l'action humaine. C'est une donnée, non pas une loi de l'économie politique. Pour cette raison déjà, il apparaît impossible d'y appuyer une « loi de progression » rigoureuse — exempte de « types-idéaux. » L'optimisme de la sociologie libérale de l'époque des Lumières, avec sa confiance dans le progrès, cet optimisme auquel on reproche toujours son manque de « sens historique, » avait une certitude infiniment plus correcte du point de vue de la logique et n'a jamais contesté qu'il ne fondait pas sur des « lois » sa ferme croyance en un progrès social constant mais sur l'idée que le « bien » et la « raison » doivent finir par l'emporter.

Toute théorie des étapes historiques présente les mêmes faiblesses. Les théories de ce genre se fondent en général, sinon toujours, sur des observations et des faits exacts en soi. Mais l'usage qu'elles en font est inadmissible. Lors même que l'expérience à laquelle elle se rapporte ferait voir autre chose qu'une simple séquence du phénomène destinée à ne pas se reproduire, elles dépassent infiniment les bornes de ce qui sera logiquement admissible. Une expérience sociologique que les historiens possédaient déjà pour bonne partie avant que la sociologie ne se soit constituée en une science autonome nous enseigne de quelle importance est la localisation géographique pour le rendement de la production : la variation des conditions qui font apparaître ces localisations comme plus ou moins favorables permet de comprendre historiquement les déplacements des localités et les mouvements de populations.

Par contre, les théories qui prétendent établir des étapes géographiques, outre qu'elles ne traduisent cette loi de localisation que de la façon la plus grossière et la plus insuffisante, qu'elles la déforment grossièrement en prétendant l'améliorer, ne peuvent que rendre plus difficile encore la compréhension de ces problèmes. Pour Hegel :

L'histoire universelle se déplace de l'Est vers l'Ouest, car l'Europe est la fin absolue de l'histoire universelle, l'Asie en est le commencement. Alors que l'Orient est en soi une notion purement relative, il existe pour l'histoire universelle un Orient kat exochu : car, quoique la terre constitue une sphère, l'histoire ne s'y présente pas sous forme d'un cercle qui l'étreindrait : il y a pour l'histoire un Orient bien défini et cet Orient c'est l'Asie. C'est sur l'Asie que se lève le soleil comme réalité physique extérieure, et sur l'Europe qu'il se couche. Mais sur l'Europe se lève par contre le soleil inférieur de la conscience de soi, qui répand une lumière plus haute. 83

Il existe d'après Mougerolle une « loi des altitudes d'après laquelle, au cours de l'histoire, les villes n'ont pas cessé de descendre des montagnes vers les prairies ; et une « loi des latitudes », d'après laquelle la civilisation s'est toujours dirigée des tropiques vers les pôles » 84. Nous retrouvons dans ces « lois » toutes les faiblesses de toute loi des « degrés historiques » : la causa movens des transformations nous demeure mystérieuse et la précision de notions géographiques sur lesquelles elles s'établissent ne saurait nous faire perdre de vue qu'elles se construisent par ailleurs à coup de types-idéaux, aussi indéterminés et par là inutilisables que ceux d' « histoire universelle » ou de « civilisation. » Mais ce qui est plus grave encore c'est qu'elles passent sans plus de formes de l'énoncé de la loi de localisation à l'affirmation non équivoque d'exigences qui y trouvent leur origine.

Becher développe comme suit sa théorie selon laquelle on ne saurait contester la possibilité de lois historiques :

On s'est refusé à admettre des lois historiques comme telles parce qu'elles constitueraient, de par leur nature, des lois dérivées réductibles à d'autres et non des lois fondamentales. Ce refus se fonde sur une conception impropre et trop limitée de la notion de lois : appliquée de façon conséquente aux sciences de la nature, cette conception nous amènerait à refuser le titre de lois à une foule de relations qui ont pour chacun de nous valeur de lois naturelles. Car la plupart des lois que formulent les sciences de la nature, les lois de Kepler par exemple, les lois établies pour la résonance, l'interférence, etc. par la théorie des ondes, les lois de l'optique géométrique sur les miroirs concaves et les lentilles, sont de nature dérivées et non pas fondamentales. Il est possible de les ramener à des lois plus « fondamentales. » De même que les lois naturelles sont loin d'être toutes des lois irréductibles ou fondamentales, de même elles sont loin d'être toutes des lois « élémentaires, » c'est-à-dire valables pour des phénomènes élémentaires et non pour des phénomènes complexes... Mais du moment que de nombreuses « lois » naturelles qui ne sont ni élémentaires ni fondamentales sont désignées sous ce nom, il n'y a aucune raison de le contester aux lois historiques sous prétexte qu'elles ne sont, de par leur nature, ni des lois élémentaires ni des lois fondamentales. 85

Cette argumentation ne va pas à notre avis au fond du problème. Il ne s'agit pas de savoir si l'on doit limiter la dénomination de « loi » aux lois fondamentales ou aux lois élémentaires exclusivement ; car ce n'est là finalement qu'une pure question de terminologie et comme telle indifférente. Il ne serait en soi pas impossible, si inopportune que soit la chose — un défi à toute économie de la pensée — de formuler les lois de l'acoustique en sorte que leurs énoncés s'appliquent aux concerts et non aux ondes sonores. Mais on ne saurait concevoir que l'on introduisit dans ces lois, si elles doivent conserver leur caractère de lois naturelles, des énoncés se rapportant à la qualité et à l'expression du jeu des artistes : elles devraient, de toute façon, se limiter à exprimer ce qui se laisse énoncer en termes de physique.

Ce n'est pas en raison de la complexité des phénomènes historiques et du grand nombre de conditions et de facteurs indépendants les uns des autres qui s'y entrecroisent, que nous ne pouvons donner des lois de leur évolution dans son ensemble. C'est uniquement parce que s'y exercent également des facteurs dont il nous est impossible de déterminer rigoureusement le rôle exact qu'ils y jouent. Pour autant qu'on peut atteindre en principe à la précision de la science, l'appareil conceptuel de la sociologie suffit aux exigences de l'histoire. Au-delà de cette frontière s'étend le domaine de l'historique, qui par l'élaboration de « types-idéaux » remplit le cadre donné par la sociologie des événements du devenir historique.

8. Analyse qualitative et quantitative en économie politique

La sociologie n'épuise pas le sens de l'action humaine. Il lui faut accepter comme données les affirmations individuelles de valeurs. Elle ne peut en donner d'autre prévision que qualitative : elle est impuissante à déterminer à l'avance leur étendue et par là l'étendue des conséquences qui en découlent. C'est là un fait auquel on songeait lorsqu'on voulait apercevoir dans l'étude de l'individuel, de l'irrationnel, de la vie, de la sphère de la liberté, l'objet spécifique de l'histoire 86. Les décisions de valeurs qui se manifestent dans le comportement de l'homme sont pour la sociologie des données qu'il lui est impossible de déterminer à l'avance. C'est pourquoi l'histoire est hors d'état de prévoir l'avenir et c'est pourquoi c'est une illusion de remplacer ou de compléter l'économie politique qualitative par une économie politique quantitative 87. L'économie politique, comme science théorique, ne nous donne d'autres connaissances que qualitatives. Seule l'histoire économique peut nous donner par voie d'induction a posteriori une connaissance quantitative.

La sociologie est une science rigoureuse dans la mesure où elle vise, par l'exactitude des notions avec lesquelles elle opère, à un système défini sans équivoque et démontrable. La question de savoir si la sociologie et en particulier l'économie politique doivent recourir à des représentations mathématiques, est en soi sans intérêt. Les problèmes auxquels la sociologie dans son ensemble et l'économie politique en particulier s'attachent sont d'une telle difficulté que, comparée avec eux, les questions les plus délicates des mathématiques passent aux yeux de nombreux esprits pour jouir d'un caractère d'évidence plus marqué. Que ceux donc qui pensent ne pouvoir renoncer, dans l'énoncé des problèmes économiques, à l'aide que peut leur fournir les modes de pensée et d'expression mathématiques, que ceux-là s'en servent si bon leur semble. Vestigia terrent ! Les résultats auxquels sont parvenus ceux des théoriciens dans lesquels on a coutume de voir les héros de l'économie politique mathématique ont été obtenus sans l'aide des mathématiques : ce n'est qu'après être arrivés à ces résultats que les théoriciens ont cherché à en donner une expression mathématique. L'emploi de formules mathématiques en économie politique a fait jusqu'ici plus de mal que de bien. Le caractère métaphorique de l'emploi, en économie, de notions et de représentations mécaniques — relativement plus aisées à comprendre — a été une cause de malentendu, même si cet emploi a pu se trouver justifié du point de vue didactique, et parfois comme instrument heuristique. Trop souvent en effet on a complètement oublié, à ce sujet, l'attitude critique qui s'impose dans l'usage de toute analogie. Ce qui importe ici avant tout, c'est la position du point de vue qui doit constituer le point de départ de l'exposé mathématique à venir : or la pensée productrice est de ce point toujours non mathématique 88. C'est du choix judicieux du point de départ que dépend la valeur ou la vanité des travaux de mise en forme mathématique qui le suit ; il pourrait sans doute arriver, si des erreurs se produisent au cours de cette mise en forme, qu'elle amène d'un point de départ judicieux à des résultats erronés ; mais elle ne saurait en tout cas jamais corriger l'erreur résultant du point de vue erroné de départ.

Les sciences de la nature de caractère mathématique ne sont, elles non plus, pas redevables de leur théorie à la pensée mathématique, mais à la réflexion non mathématique, à la réflexion première qui produit son point de départ. Si l'emploi des mathématiques dans les sciences de la nature prend une tout autre signification qu'en sociologie et en économie politique, c'est que la physique, elle, réussit à déterminer des relations empiriques constantes qu'elle pose dans ses équations 89. C'est pourquoi la technologie qui dérive de la physique est en état de résoudre les problèmes qu'elle se pose de façon quantitativement déterminée. L'ingénieur arrive à déterminer par ses calculs quelle doit être la construction d'un pont qui doit être soumis à des charges déterminées. Il ne se présente pas en économie politique de relations constantes de ce genre. La théorie quantitative fait voir par exemple que, toutes choses égales par ailleurs, l'augmentation de la quantité de monnaie entraîne la diminution du pouvoir d'achat de la monnaie. Mais si la quantité de monnaie se trouve doublée, le pouvoir d'achat de la monnaie ne se trouve pas réduit de moitié : entre le pouvoir d'achat et la quantité de monnaie, il n'y a pas de relation constante. C'est une erreur que de croire que l'on pourrait, à partir de recherches statistiques sur les rapports de l'offre et de la demande de marchandises déterminées, arriver à des conclusions quantitatives concernant la forme que revêtiront ces rapports dans l'avenir. Tout ce à quoi l'on peut aboutir par de telles recherches n'a d'autre valeur qu'historique. La détermination des poids spécifiques, par contre, a une valeur générale 90.

Sans doute l'économie politique peut-elle également émettre des prévisions, dans le sens où l'on dit des sciences de la nature qu'elles sont en état d'en émettre. Ce que signifie pour le pouvoir d'achat l'augmentation de la masse monétaire, ou ce que seront les conséquences de l'institution de contrôle des prix, l'économie politique le sait à l'avance. C'est pourquoi aucune des conséquences résultant des inflations du temps de guerre ou de la révolution, ou des contrôles des prix en rapport avec ces inflations, n'a surpris les économistes. Mais cette connaissance n'est pas une connaissance quantitative. L'économie politique n'est pas en état de dire, par exemple, de quelle importance sera la diminution de la demande par laquelle le consommateur réagira à une hausse quantitativement déterminée des prix. Pour elle, toute affirmation concrète de valeur par les individus ne peut être qu'une donnée. Et nulle autre science, pas même la psychologie, ne peut faire plus sur ce point.

Certes, l'application des valeurs par les individus répond elle-même à des causes particulières. Nous comprenons, aussi bien, selon quel processus elle se produit. S'il nous est impossible d'évaluer à l'avance dans son ensemble de quelle façon elle se traduira pratiquement, la cause en est que nous nous heurtons ici à la frontière au-delà de laquelle nulle connaissance scientifique n'est possible : il faudrait connaître le rapport au monde extérieur de notre vision du monde pour prévoir à l'avance les affirmations de valeur et la volonté humaines. C'est là ce dont Laplace n'a pas tenu compte, dans son rêve d'une formule universelle du Cosmos.

9. Universalité de la connaissance sociologique

Conçoit-on, avec Kant, la « nature » comme « l'existence des objets dans la mesure où elle est déterminée par des lois universelles » 91, et affirme-t-on ainsi avec Rickert que « la réalité empirique se fait nature quand nous la considérons sous l'aspect de l'universel, histoire quand nous la considérons du point de vue du singulier et de l'individuel » 92, on doit alors nécessairement aboutir à la conclusion que la sociologie, à supposer qu'elle soit possible, doit être considérée comme une science travaillant avec la méthode des sciences de la nature. D'autre part on doit nécessairement résoudre par la négative la question de la possibilité de lois historiques. Il est hors de doute que l'idée que les sciences de la nature sont l'expression parfaites des sciences déterministes a été pour une bonne part celle de tous les esprits qui ont donné de l'exigence d'une science des lois de l'action humaine, la formule selon laquelle on « devrait enfin commencer » à appliquer à l'histoire les méthodes des sciences de la nature. Toutes sortes de malentendus sur la terminologie ont introduit une extrême confusion dans l'étude de tous ces problèmes.

On ne saurait comprendre la terminologie de Kant et de Rickert qu'en tenant compte du fait que l'un et l'autre ont non seulement tout ignoré de la sociologie, mais que la simple possibilité d'une connaissance sociologique n'a jamais sérieusement occupé leur esprit. Pour ce qui est de Kant, la preuve n'a pas besoin d'être faite 93. Concernant Rickert, il suffit de considérer le petit nombre et l'insuffisance des développements qu'il consacre à la sociologie. Sans doute est-il contraint de reconnaître que l'on ne saurait logiquement rien redire « contre une représentation de la réalité sociale utilisant la méthode des sciences de la nature et de la généralisation » 94. Mais il ne songe pas à s'ouvrir, en se familiarisant avec la sociologie elle-même, l'accès aux problèmes logiques de la sociologie — oubliant qu' « on ne saurait s'occuper de la philosophie des sciences qu'à condition de les connaître » 95. Il serait vain de reprocher cette erreur à Rickert, dont les mérites, au sujet de la logique de l'histoire, sont incontestables. Mais on doit retenir et regretter que les thèses de Rickert soient bien moins satisfaisantes que les développements consacrés par Menger, dès l'introduction de son ouvrage, sur l'opposition se manifestant également dans les sciences sociales, entre les sciences historiques, cherchant à saisir les phénomènes dans leur singularité, et les sciences théoriques, cherchant à les appréhender dans ce qu'ils ont d'universel 96.

Le dernier retranchement des farouches adversaires de la sociologie est l'affirmation que la validité des lois de la sociologie ne s'étend qu'à des périodes déterminées. Ce fut le marxisme qui le premier s'avisa de cette issue. Pour l'interventionnisme, soutenu par l'historicisme sur le plan de la politique, toute tentative de dégager le caractère de loi des phénomènes sociaux ne pouvait apparaître que comme dangereuse, car elle eut plus que compromis son affirmation selon laquelle les interventions de l'autorité suffisent à résoudre tous les problèmes. Pour le marxisme, il en allait différemment. Il ne pouvait songer, du moins sur le plan théorique — car sur le terrain politique et pratique les partis marxistes se convertirent peu à peu à l'attitude interventionniste —, à mettre en doute la démonstration fournie par l'économie politique classique de l'absurdité de l'interventionnisme — absurdité résultant du fait que cette attitude va directement à l'encontre des objectifs qu'elle se propose.

Cette théorie de l'économie classique, le marxisme s'en empara, au contraire, d'autant plus volontiers qu'elle lui permettait de soutenir l'inutilité absolue de toute réforme du système social actuel et de faire miroiter aux yeux de tous les mécontents l'état socialiste à venir. Mais le marxisme, d'autre part, avait besoin d'une doctrine lui permettant, puisqu'il ne pouvait le combattre, d'anéantir par des raisonnements objectifs l'argumentation, excessivement gênante pour lui, de l'économie politique sur les possibilités de réalisation de la collectivité socialiste. D'où sa théorie des systèmes économiques. Au cours de l'histoire, les systèmes économiques se succèdent les uns aux autres. Pour le marxisme, comme pour toute théorie des états historiques, cette succession a le sens d'une évolution téléologique : le second système « se situe plus haut » que le premier, etc. Le caractère métaphysique de la position du problème, que les « théories des stades ou des degrés » de List, d'Hildebrand, de Schmoller et de Bücher cherchent du moins à cacher, se proclame ainsi avec une naïveté particulière dans le marxisme, malgré toute l'emphase avec laquelle il affirme son caractère « scientifique. » L'État socialiste est la terre promise, le but et la fin de toute histoire. Mais le socialisme, comme système économique n'étant aujourd'hui pas encore une réalité, il serait utopique (ce qui veut dire, pour le marxisme, qu'il ne serait pas « scientifique ») d'essayer de déterminer dès maintenant ce que pourraient être les lois de son organisation économique et politique. Tout ce qui peut faire la science, c'est étudier la structure des systèmes présents ou passé. Le Capital de Marx a voulu entreprendre cette étude pour le système contemporain, l'économie capitaliste. Par la suite, on a distingué, à l'intérieur de l'ère capitaliste, plusieurs époques particulières, correspondant chacune à un système économique spécial (le capitalisme à ses débuts, à son apogée, sur son déclin et une période de transition) et l'on entreprit la description de la structure économique de chacun de ces systèmes.

Nous n'avons pas à insister ici sur l'insuffisance des études que Sombart, Rosa Luxembourg, Hilferding, Boukharine ont entrepris sur tous ces points 97. Le seul problème qui doit retenir notre attention est celui de savoir si une théorie qui ne vaudrait que sous les conditions définissant une certaine époque historique est encore théorie, dans le sens où nous distinguons la théorie de l'histoire. Il nous suffit de nous rappeler les conclusions auxquelles nous sommes arrivés plus haut concernant le caractère logique des « théories des stades. » Il n'est de division possible à l'intérieur du devenir historique dans son ensemble qu'opérée au moyen des « types-idéaux. » Aussi, l'idée selon laquelle se définit pour chacune de ces époques économiques le « concept » d'une telle époque, puisqu'il se détermine à l'aide de critères dont on n'exige pas qu'ils soient présents dans chacun des cas auxquels il se rapporte, est-il dépourvu à l'avance de toute universalité. Parler d'une « affirmation théorique » qui ne vaudrait qu'à l'intérieur d'une « époque économique » donnée, c'est confondre la théorie véritable avec le simple « type-idéal. »

Supposons que l'on fasse de la prédominance de l' « esprit capitaliste » le critère du capitalisme. On ne prétend pas pour autant que cet « esprit », de quelque façon qu'on le définisse par ailleurs, se soit emparé d'un seul coup de la totalité des esprits de l'époque qu'il définit : on peut parfaitement concevoir qu'un autre « esprit » se soit à la même époque également manifesté ; aussi bien n'affirme-t-on pas le règne incontesté, mais seulement la « prédominance » de l'esprit capitaliste. Mais les lois que l'on établit alors, celles de la formation des prix par exemple, comment s'attendre, dans ce cas, à ce qu'elles valent sans exception ? Là du moins où à côté de l' « esprit capitaliste, » ailleurs prédominant, se manifeste encore ou se manifeste déjà un esprit différent, il se pourrait fort bien, voire il est nécessaire, que les lois de l'établissement des prix se formulent différemment ! N'admettre ainsi qu'une théorie historiquement déterminée, c'est au vrai rendre proprement impossible toute affirmation universelle ; c'est ne reconnaître, sur le terrain de l'action humaine, pas d'autre science que l'histoire, avec son mode spécial d'élaboration de types-idéaux.

Mais cette école, comme toutes les autres tendances de l'historicisme, ne repousse que pro forma l'idée d'une théorie générale ; ce n'est qu'un point de son programme, auquel elle ne se sent nullement liée en pratique. Car, sur ce plan, elle opère, avec la plus grande distance, à l'aide de concepts et d'affirmations qui, logiquement parlant, ne peuvent avoir d'autre valeur que générale. Cet « esprit » déterminé, qui doit caractériser chacune des époques du schéma historique, se révèle, à y regarder de plus près, comme l'idéal de la majorité des hommes du temps, et les particularités de la structure économique comme l'attitude pratique de coopération sociale déterminée à la fois par cet idéal et par les idées régnantes sur la meilleure façon de le réaliser.

On ne saurait objecter ici que l'homo sapiens, comme espèce, a une existence strictement déterminée dans le temps et qu'ainsi une science de l'action humaine en général ne se distingue d'une science de l'action humaine limitée à une certaine période que par son point de vue, et nullement par son caractère logique. Car ce serait méconnaître la signification que la science attache à la notion de généralité, d'universalité, à l'exclusion de toute autre. Général ne peut jamais signifier autre chose que valable dans tous les cas où se présentent les conditions supposées et rigoureusement définies.

Pour déterminer l'objet de la science de l'action humaine, ce qui importe, ce n'est pas de distinguer empiriquement l'homme de ses ancêtres animaux, mais d'opérer une distinction de principe entre ce qui est action humaine et ce qui ne dépasse pas le niveau d'une simple réaction cellulaire.

Conclusion

Autant il était souhaitable et nécessaire de repousser la prétention du naturalisme d'imposer à l'histoire, pour aboutir à ses « lois, » la méthode des sciences de la nature, autant la lutte de l'historicisme contre la science des lois de l'action humaine était absurde et dépourvue de fondement.

L'histoire ne peut s'acquitter de sa tâche si elle renonce à employer une logique rigoureuse. A chaque pas qu'elle fait, il lui faut opérer avec des concepts et des affirmations générales, recourir à la raison — ratio —, faire, qu'elle ne veuille ou non, de la théorie. Mais si c'est ainsi qu'elle doit procéder, et qu'elle procède en réalité, elle ne saurait pousser assez loin le souci de s'assurer le meilleur instrument théorique possible. Elle doit éviter à tout prix d'emprunter les concepts et les jugements à l'aide desquels elle opère au fond naïf de la pensée populaire, il lui faut soumettre ces concepts et ces affirmations à une sévère critique préliminaire. Il lui faut penser jusqu'au bout chacune de ses idées, l'examiner toujours et la soumettre au doute théorique. Il lui faut réunir ses idées en un système. Bref, il lui faut soit faire elle-même de la théorie, soit emprunter la théorie aux sciences qui l'élaborent à l'aide de toutes les ressources dont dispose l'esprit humain.

Il est évident, sans doute, que toute la théorie du monde n'est encore nullement histoire. Mais l'histoire ne peut s'attaquer à son objet propre que là où les ressources de la théorie s'épuisent. C'est là; et là seulement, que commence son domaine, celui du singulier, du temporel, de la totalité comme historique. Pour franchir son propre seuil, il lui faut y avoir été portée par la force de la pensée rationnelle.

Selon Rothacker, « l'attitude compréhensive » spécifique « des sciences morales, » s'effectue sur le plan rationnel de l'explication et du discours, jusqu'à l'instant où un saut dans « un donné irrationnel » lui ouvre la voie qui lui est propre.

« Entendre » une œuvre, ce n'est pas, au sens rigoureux du mot, la « comprendre. » L' « expliquer » n'est pas davantage la « comprendre ». Mais lorsque nous nous trouvons dans l'obligation de chercher à déceler dans une œuvre une vie individuelle qui ne se laisse pas entièrement expliquer, alors nous avons le sentiment de nous trouver en présence d'un effort de « compréhension, » au sens propre du terme. Mais cette attitude « compréhensive » a été précédée par une attitude « rationnelle » dont elle a d'abord « épuisé jusqu'au bout toutes les ressources. » 98

Au début de la querelle des méthodes, Walter Bagehot, qui fut en 1876 le premier à s'élever contre la mise au ban de la théorie par l'historicisme, déclarait qu'un travail d'histoire économique

ne peut nullement tenir lieu d'une théorie préliminaire. Autant vaudrait essayer de remplacer un théorème par le corollaire qui en dépend. Toute l'histoire... est histoire d'une rencontre complexe d'une foule de facteurs. Sans savoir quelle sorte d'effet on doit attendre de chaque cause, on ne saurait expliquer le moindre aspect de l'événement. Ce serait essayer d'expliquer l'explosion d'une chaudière sans la moindre notion des propriétés de la vapeur. Il n'est pas de véritable histoire possible... sans de vastes recherches théoriques préalables. On pourrait aussi bien essayer d'écrire la « vie » d'un navire en y faisant, au passage, la théorie de la construction navale : l'exposé se surchargerait de dissertations complexes et le résultat serait un parfait puzzle. 99

C'est ce que l'historicisme a oublié, en voulant procéder « en dehors de toute théorie » à un amoncellement de documents. D'où l'infécondité des recherches même des meilleurs de ses représentants. L'histoire ne peut être véritablement histoire qu'en s'aidant des instruments que lui livre la science du comportement humain. L'histoire doit s'appuyer sur la théorie ; ce n'est là nullement pour elle se détourner de ses problèmes mais au contraire la meilleure façon de les résoudre historiquement, dans le sens exacte du mot.

On devrait toujours garder présente à l'esprit la formule de Bagehot : « La méthode de l'histoire, bien comprise, n'entre nullement en conflit avec la méthode bien comprise de la théorie. » 100



Notes

74. En distinguant ici statique et dynamique, nous ne le faisons pas (sans pouvoir davantage nous étendre sur la différence) dans le même sens qu'Amonn. Mais il nous faut cependant attirer l'attention sur la signification toute différente que, comme le dit Amonn, revêt ce couple de concepts dans la mécanique et en économie politique. Les notions de statique et de dynamique ne jouent nullement ici le rôle d'une analogie mécanique : il s'agit exclusivement d'établir des catégories appropriées à l'essence de l'économie politique et pour lesquelles la dénomination sous laquelle on les désigne fut empruntée à la mécanique. Cf Amonn, Grundzüge der Volkswohlstandslehre, 1ere partie, Iéna, 1926, p. 275 sqq.

75. Cf. Clark, Essentials of Economic Theory, New York, 1907, p. 130 sqq.

76. C'est une grave erreur que de penser (comme le fait par exemple Flügge, « Institutionalismus in der Nationalökonomie der Vereinigten Staaten », dans les Jahrbücher für Nationalökonomie und Statistik, tome 71, p. 334) qu'on ne saurait, en construisant idéalement un état statique, arriver à comprendre les transformations de l'économie.

77. Cf. ci-dessus, p. 70.

78. Cf. Simmel, Die Probleme der Geschichtsphilosophie, 4e édition, Munich et Leipzig, 1922, p. 107 sqq.

79. Cf. Bücher, Die Entstellung der Volkswirtschaft, Erste Sammlung, 10e édition, Tübingen, 1917, p. 91. La théorie des étapes de Bücher est citée ici en tant que caractéristique de toute une catégorie de théories de ce genre, parmi lesquelles se range également celle de Schmoller, par exemple. Le conflit de la priorité, qui sortit du livre de Bücher, est ici sans importance pour nous.

80. Op. cit., p. 149.

81. Op. cit., p. 150.

82. En revanche, Becker (Geisteswissenschaften und Naturwissenschaften, Munich et Leipzig, 1921, pp. 139 et 171) est enclin à apercevoir dans ces théories des étapes « des lois générales ou, pour parler de façon moins ambitieuse, des règles de l'évolution de l'histoire économique. »

83. Cf. Hegel, op. cit., p. 232.

84. Cf. Mougerolle, Les Problèmes de l'Histoire, Paris, 1886, pp. 98 et 121.

85. Cf. Becker, op. cit., p. 175.

86. On trouve dans les développements de Simmel, op. cit., p. 100 sqq, sur la causalité individuelle une élégante tentative d'exprimer cette singularité de l'historique.

87. Cette illusion est aussi, parmi tant d'autres, celle de Mitchell, « Quantitative Analysis in Economic Theory, » American Economic Review, volume XV, p. 1.

88. Cf. Dingler, Der Zusammenbruch der Wissenschaft, Munich, 1926, p. 63 sqq. ; Schams, Die Casselschen Gleichungen und die mathematische Wirtschaftstheorie, » Jahrbücher für Nationalökonomie und Statistik, troisième série, volume 72, p. 385 sqq ; Painlevé, dans sa préface à l'édition française des Principes de Jevons (Paris, 1909, p. v) repousse à juste titre l'application des mathématiques à l'économie politique.

89. Cf. Cairnes, The Character and Logical Method of Political Economy, op. cit., p. 118 sqq ; Eulenburg, « Sind historische Gesetze möglich ? », Hauptprobleme der Soziologie, Errinerungsgabe für Max Weber, Munich, 1923, tome I, p. 43.

90. C'est pourquoi il serait vain de vouloir contester l'affirmation du texte en faisant remarquer que c'est à la sociologie que les sciences de la nature ont emprunté la méthode statistique qu'elles cherchent maintenant à utiliser pour leur propre objet.

91. Cf. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, § 14. (p. 147 de l'édition allemande de Insel Verlag, tome IV).

92. Cf. Rickert, Die Grenzen der naturwissenschaftlichen Begriffsbildung, 2e édition, Tubingen, 1913, p. 244 ; Rickert, Kulturwissenschaft und Naturwissenschaft, op. cit., p. 60.

93. Sur les conceptions de Kant sur la société, cf. notre Gemeinwirtschaft, op. cit., p. 268 et 399 sqq.

94. Cf. Rickert, Die Grenzen der naturwissenschaftlichen Begriffsbildung, op. cit., p. 196 et de développements analogues p. 174. On ne saurait naturellement que souscrire à la conclusion de Rickert selon laquelle la sociologie ne doit pas prendre la place de l'histoire.

95. Cf. Weyl, « Philosophie der Mathematik und Naturwissenschaftt », Handbuch für Philosophie, Munich et Berlin, p. 3. Wundt a essayé de fonder ses recherches sur une étude poussée de la science sociale. Cf. Wundt, Logik, 3e édition, Stuttgart, tome 5, 1908, pp. 458  sqq. L'époque et l'entourage expliquent son malentendu sur le chapitre de l'économie politique subjectiviste moderne. L'ouvrage de Menger sur la méthode ne pouvait, comme nous l'avons déjà dit, attirer son attention sur cette insuffisance.

96. Cf. Menger, Untersuchungen über die Methode der Sozialwissenschaften und der politischen Ökonomie insbesondere, Leipzig, 1883, p. 3 sqq.

97. Nous avons déjà fait voir (cf. ci-dessus, pp. 9 sqq et pp. 24 sqq) l'impossibilité d'établir scientifiquement une telle théorie.

98. Cf. Rothacker, « Logik und Systematik der Geisteswissenschaften », Handbuch der Philosophie, Munich et Berlin, 1927, p. 123.

99. Cf. Bagehot, The Postulates of English Political Economy, dans ses œuvres, éditées par Barrington, tome VII, Londres, 1915, pp. 103-104. Sans doute dans les pages suivantes Bagehot se laisse-t-il lui-même impressionner par les objections de l'historicisme et sa position devient, de ce fait, indéfendable. Cf. sur ce point John Neville Keynes, The Scope and Method of Political Economy, Londres, 1891, pp. 289 sqq.

100. Cf. Bagehot, op. cit. p. 104.


Partie précédente du chapitre  |  Chapitre suivant  |  Table des matières  |  Page Ludwig von Mises  |  Page d'accueil