Les Problèmes fondamentaux de l'économie politique

Études sur la méthode, l'objet et la substance de l'économie politique et de la sociologie

par Ludwig von Mises

Texte établi à partir d'une traduction anonyme inédite
(1933 pour la première édition allemande de l'ouvrage)

Nota : dans la préface de l'édition anglaise, Mises signale qu'il a d'abord employé (en 1929) le terme de sociologie, pour lui substituer par la suite celui de praxéologie.

 

Préface

 

Le problème épistémologique de l'économie politique

L'économie politique se heurte, quant à sa nature et sa portée, à des malentendus qui n'ont pas uniquement leur origine dans une hostilité, issue d'un pouvoir politique, aux résultats de la science et à leurs conclusions nécessaires.

Le caractère tout spécial de cette science, tant du point de vue logique que de celui de ses procédés, présente à l'épistémologie, qui se borna longtemps aux mathématiques et aux sciences de la nature construites sur le modèle mathématique, des difficultés d'apparence insurmontables. On peut dire, d'ailleurs, que ces difficultés proviennent bien, avant tout, d'un manque étonnant de familiarité avec les données premières de l'économie politique. Lorsqu'un penseur du rang de Bergson, dont l'esprit universel possède peut-être plus que tout autre la science de notre époque, exprime des points de vue qui prouvent que l'idée maîtresse de la théorie subjective de la valeur lui reste étrangère 1, on peut à peu près imaginer comment il en va aujourd'hui des connaissances en économie politique.

Au temps de la toute-puissance de l'empirisme et de la psychologie de Mill, la logique n'était pas préparée à traiter des problèmes que lui pose l'économie politique. L'insuffisance des théories objectivistes de la valeur, qui étaient celles de l'économie politique de l'époque, devait d'ailleurs nécessairement rendre vaine toute tentative d'une solution satisfaisante. Nous n'en devons pas moins à cette époque précisément les contributions les plus heureuses à l'éclaircissement des problèmes épistémologiques de l'économie politique. Senior, John Stuart Mill et Cairnes satisfaisaient au plus haut degré à la condition capitale pour bien traiter de ces problèmes : ils pratiquaient par eux-mêmes l'économie politique. Au milieu de leurs développements, qui se situent dans le cadre du psychologisme logique qui était la dominante de leur temps, apparaissent des idées qui n'ont besoin que d'être fécondées par une doctrine plus parfaite des lois de l'esprit, pour conduire à des résultats tout différents.

L'insuffisance logique de l'empirisme a opposé un plus grand obstacle aux efforts de Carl Menger qu'à ceux des théoriciens anglais que nous venons de nommer. Ses géniales Recherches sur la méthode des sciences sociales sont, aujourd'hui encore, moins satisfaisantes que le livre de Cairnes sur la méthode. Cela tient sans doute au fait que Menger entendait procéder d'une façon plus radicale et que, venant plusieurs dizaines d'années plus tard, il percevait mieux le conflit sur lequel ses prédécesseurs étaient passés sans bien le voir.

Les efforts voués par la suite à éclairer du point de vue logique les problèmes fondamentaux de l'économie politique n'ont qu'assez peu répondu à ces brillants commencements. Les œuvres des tenants de l'école historique ou du socialisme de chaire (Kathedersozialismus) en Allemagne et en Angleterre et celles des institutionnalistes en Amérique ont plus contribué à brouiller nos connaissances qu'à les faire progresser 2.

Nous devons aux études de Windelband, de Rickert et de Max Weber la mise en lumière des problèmes logiques de la science historique. Si ces penseurs n'ont pas aperçu l'existence et la possibilité d'une science universelle de l'action humaine, si, vivant et œuvrant du temps de l'école historique, ils n'ont pas vu qu'il peut exister et qu'il existe une sociologie et une économie politique comme sciences générales de l'action humaine, cela n'enlève rien à leurs travaux sur la logique de la science historique. Ce qui les orienta vers ces problèmes, ce fut l'exigence formulée par le positivisme de rejeter comme non scientifiques les sciences historiques traditionnelles — les « sciences morales » — et de les remplacer par une science des lois historiques. Ils ont montré ce qu'il y avait d'erroné dans cette conception, et ont fait ressortir la particularité logique de la science historique, en s'appuyant sur la doctrine du « comprendre » que les théologiens, les philologues, les historiens avaient contribué à développer.

On n'a pas remarqué, ou peut-être n'a-t-on pas voulu remarquer, que la théorie de Windelband et de Rickert enferme également le désaveu entier de toute tentative de mettre sur pied une « théorie historique » des sciences politiques. Science des lois et science historique sont à leurs yeux logiquement différentes. Une science générale de l'économie politique qui, comme le voulait Schmoller, devrait s'édifier comme théorie empirico-réaliste de l'histoire économique, à partir des éléments de construction dont dispose l'histoire, doit nécessairement leur paraître aussi absurde que la tentative d'atteindre des lois du développement historique, telles, par exemple que celles que Kurt Breysig a essayé d'établir.

Pour Max Weber également l'économie politique et la sociologie se réduisent entièrement à l'histoire. Elles sont, comme celle-ci, des sciences morales, sciences de la culture, et travaillent avec les mêmes instruments logiques ; le plus important de ceux-ci est l'idée de « type, » qui possède la même structure logique dans l'histoire et dans ce que Max Weber considère comme l'économie politique et comme la sociologie. Donnant à la construction d'un « type-idéal » le nom de style économique, de système économique ou de stade de l'économie, on ne change rien par là à son caractère logique. Une telle construction demeure un moyen conceptuel de la recherche historique, non de la recherche théorique. Faire ressortir les moments caractéristiques d'une période historique, et la saisir de la sorte en ses rapports véritables, c'est là, indiscutablement une des tâches de l'histoire. L'expression « style économique » est formée sur le modèle de la langue et des concepts de l'histoire de l'art. Mais il n'est venu jusqu'ici à l'esprit de personne de ranger l'histoire de l'art parmi les sciences théoriques sous prétexte qu'elle classe les données historiques dont elle s'occupe sous les catégories des « styles artistiques. »

Les différences des styles, en art, reposent d'ailleurs sur une classification rationnelle — entreprise, pourrait-on dire selon la méthode des sciences naturelles — des œuvres de l'art. Le chemin qui conduit à les distinguer n'est pas d'abord celui d'un acte spécifique de compréhension mais celui de saisir rationnellement les créations objectives de l'art ; la compréhension proprement dite ne trouve qu'ensuite, et dans ce travail de schématisation rationnelle, son point de départ. S'agit-il de différencier des styles économiques, ces conditions font défaut. Le résultat de l'activité économique est toujours la satisfaction d'un besoin, satisfaction qui ne relève que d'un jugement subjectif et ne se manifeste pas en productions objectives qui seraient susceptibles de classification à la façon de celles de l'art. Il est impossible de distinguer les styles économiques selon, par exemple, les caractéristiques des denrées produites dans les différentes périodes de l'histoire économique, à la façon dont on distingue le gothique de la Renaissance selon les caractéristiques des monuments. Les essais de séparer les styles économiques d'après une « moralité » ou un « esprit » de l'économie ou des points de vue de ce genre, font violence à la réalité. Ils ne s'appuient pas sur des caractères susceptibles de distinction objective-rationnelle et ainsi indiscutables, mais sur un acte de compréhension lié toujours, dans le jugement de ces qualités, à la subjectivité.

Mais tout le monde trouverait parfaitement absurde qu'un historien de l'art émit la prétention de déduire à partir des rapports de style reconnus dans le passé, des lois du style valables pour l'art du présent et du futur. Même si on voulait admettre la possibilité de dégager empiriquement, à partir des données économiques; des lois de l'économie applicables pour une période historique délimitée dans le temps, limitées à une certaine nation ou de toute autre façon, il resterait cependant impossible de désigner ou de prétendre enseigner ces lois comme celles même de l'économie politique. Si différentes que soient les conceptions que l'on se fait de l'essence et du contenu de l'économie politique, on s'accorde du moins à reconnaître qu'on ne peut désigner par ce nom qu'une théorie en état de nous renseigner sur l'économie future, sur celle de demain et d'après-demain. L'idée même de théorie a toujours été et est encore universellement entendue (et c'est ce qui la distingue de l'idée d'histoire) en ce sens qu'elle s'applique comme règle générale valable également pour les événements à venir. On s'intéresse à l'économie politique parce que l'on attend d'elle également une doctrine des lois des développements à venir. Si les tenants de l'école historique se bornaient, conformément à la logique et à la doctrine épistémologique de leur programme, à ne parler que de l'économie du passé, s'ils se refusaient à s'attaquer aux questions de l'économie à venir, ils seraient du moins exempts du reproche d'inconséquence. Mais ils ont la prétention d'écrire et d'enseigner une économie politique et s'immiscent, au nom de la science, dans des discussions et des problèmes d'économie, comme si leur science, telle qu'eux-mêmes la conçoivent, était en état d'énoncer des propositions valables pour l'économie de l'avenir. Il ne s'agit pas ici des problèmes soulevés par la querelle à propos de l'admissibilité des jugements de valeur en matière scientifique mais du problème de savoir si l'économiste de l'école historique est fondé à prendre la parole dans la discussion de questions purement scientifiques (mise à part toute discussion sur l'à-propos des fins dernières de l'action) : de savoir, par exemple, s'il est en droit d'énoncer des propositions sur les conséquences futures d'un projet de modification de la législation des devises. Les historiens de l'art parlent de l'art et des styles du passé et ici il ne se trouverait pas un peintre pour leur prêter l'oreille s'ils se mettaient à parler de la peinture à venir. Mais les économistes de l'école historique parlent de l'avenir plus que du passé. (L'historien ne connaît, foncièrement, que le passé et l'avenir ; le présent n'est, entre les deux, qu'un instant évanescent.) Ils parlent des conséquences du libre-échange et de la protection douanière, des suites de la constitution des cartels, ils nous prédisent que nous devrions en venir à l'économie dirigée, à l'autarcie, et à bien d'autres choses encore. Un historien de l'art s'est-il jamais risqué à nous dire quels devrait être les styles de l'avenir ?

Pour être conséquente, l'école historique devrait se limiter à dire : il existe, sans doute, quelques propositions universelles, valables pour toute économie 3 ; mais c'est là si peu de chose, et de si peu d'importance, qu'il ne vaut pas la peine de s'y attarder. On ne saurait raisonnablement s'attacher qu'aux caractères que l'on peut dégager dans l'histoire économique de la transformation des styles, et aux théories historiques se rapportant à ces styles. De ceux-ci, la science est en droit de parler. Mais il lui revient de ne rien dire de l'économie en général, et, ainsi, de l'économie de demain. Car un « théoricien historique » de l'économie à venir est impossible.

Si l'on range l'économie politique au nombre des sciences historiques « compréhensives » (verstenhende) qui essayent de « dégager le sens », on est contraint du même coup à se borner à adopter l'attitude qui est celle de ces sciences. On est alors en droit — comme on écrit une histoire des lettres allemandes ou même de la littérature universelle — d'écrire une histoire de toute l'économie allemande ou une histoire universelle de toute l'économie passée mais certainement pas une économie politique universelle. Si l'on oppose la « doctrine générale à l'économie politique, » en tant qu'histoire économique universelle, à une prétendue « doctrine spéciale de l'économie politique » qui aurait à connaître les différentes branches de la production, la chose est encore possible, du point de vue de l'école historique. Mais ce même point de vue ne permet pas de délimiter l'économie politique de l'histoire économique.

Le but de nos recherches est d'établir le bien-fondé de la science qui vise aux lois générales de l'action humaine, c'est-à-dire à des lois qui ont la prétention d'être valables sans égard au lieu, au temps, à la race, à la nation, à la classe des hommes qui agissent, et de faire apparaître ainsi quel est le but de la praxéologie universelle, existant comme sociologie et économie politique. Elles ne se proposent pas de tracer le programme d'une science nouvelle, mais d'établir quel est l'objet de la science qui nous est familière. Elles englobent un domaine auquel Windelband, Rickert et Max Weber étaient restés étrangers, mais dont ils n'auraient pas mis en doute le bien-fondé s'il leur avait été donné de le connaître. Elles nient la possibilité d'une théorie empirico-réaliste, c'est-à-dire la possibilité d'établir a posteriori, à partir de l'expérience, de l'histoire, des lois empiriques du développement historique en général ou de l'évolution économique en particulier, aussi bien que des « lois » de « l'action économique » pour une certaine époque historique.

Ce serait ainsi une erreur que de voir dans le résultat de ces recherches une fin de non-recevoir opposée aux théories qui attribuent comme objet particulier aux sciences morales ou aux sciences de la culture humaine l'appréhension de l'historique, du particulier, de ce qui ne se reproduit pas, de l'individuel, de l'irrationnel, et qui voient leur méthodologie dans l'acte de « saisir le sens, » de « comprendre » (verstehen), et leur plus important instrument conceptuel dans la mise au point de « types idéals. » Elles ne veulent pas critiquer la méthode dont se servent ces sciences. Notre critique se dirige bien plutôt contre cette confusion inadmissible des méthodes et cette incertitude des principes logiques qui — en reconnaissant même ce que nous devons aux doctrines de Windelband, de Rickert et de Max Weber — admet la possibilité de tirer a posteriori de l'expérience historique une connaissance « théorique, » — contre cette doctrine qui croit, d'une part, que l'on peut s'attaquer aux données de l'histoire sans posséder d'abord une théorie de l'action en général, et d'autre part, pouvoir donner par induction une théorie empirico-réaliste de l'action.

La valeur des recherches historiques pour la connaissance (entendant également par là toute espèce de description et de statistique économique : celles ci aussi ne s'adressent jamais qu'au passé, si récent même soit-il : aux mains de la connaissance empirique, le présent se fait aussitôt passé) ; la valeur des recherches historiques ne tient nullement au fait, inexistant, que l'on en pourrait tirer des doctrines susceptibles d'être formulées en propositions universelles. Pour méconnaître cette vérité, il faut être resté étranger au sens et à la position particulière des recherches de l'histoire et des sciences morales.

Ce serait également juger de travers l'intention des recherches suivantes que d'y voir une intervention dans un supposé combat de la théorie pure et abstraite — toute théorie doit être pure et abstraite — contre l'histoire et la science expérimentale. L'opposition logique qui subsiste entre elles n'a rien d'une hostilité. Le but de nos recherches est tout au contraire de séparer la théorie a priori et l'histoire, en tant que science d'expérience, et de mettre en lumière l'absurdité des efforts des écoles historiques et institutionnalistes en vue de confondre des logiques inconciliables, efforts qui vont précisément contre l'histoire, parce qu'ils cherchent à en tirer des conclusions pragmatiques pour le présent et l'avenir, quand bien même ces conclusions ne consisteraient, en principe du moins, qu'à repousser l'application au présent et à l'avenir des propositions générales de la théorie.

Le caractère propre de la recherche historique n'est pas de formuler des lois, et sa valeur pour la conscience n'est pas d'être capable de nous fournir de façon immédiate des conclusions applicables à notre action. L'histoire nous enseigne la prudence, mais elle ne donne à personne la capacité de résoudre les problèmes concrets. La pseudo-discipline historique qui s'intitule aujourd'hui sociologie est avant tout une interprétation des événements de l'histoire et une proclamation d'une prétendue évolution inévitable de l'avenir dans le sens de la caduque métaphysique marxiste du progrès ; elle essaye de se défendre contre les critiques de la science sociologique et de l'économie politique, d'une part, contre celles de la recherche historique de l'autre, en se réclamant du fait qu'elle considère les objets sous un angle sociologique, et non pas économique ou historique, ou relevant, en général, de la critique « non-sociologique. » Les prétendument historiques « sciences politiques de l'économie » se protègent des critiques que l'économie politique formule à l'égard de leur programme interventionniste, en invoquant le caractère relatif de toute connaissance économique, caractère qu'elles prétendent avoir établi par leur étude non préconçue de l'histoire économique. Toutes, elles cherchent à jouer de l'irrationnel contre la logique et la pensée discursive de la science.

Pour étudier dans quelle mesure ces objections se trouvent fondées, il nous a paru non seulement nécessaire d'établir de façon positive le caractère logique des propositions économiques et sociologiques, mais encore inévitable de consacrer un exposé critique aux doctrines de quelques représentants de l'historicisme, de l'empirisme et de l'irrationalisme. Telles sont les considérations qui ont déterminé la forme extérieure de notre travail. Celui-ci se divise en une série d'études indépendantes et — sauf la première — déjà publiées 4, qui ont cependant été projetées et conçues comme les parties d'un tout, et qui constituent une œuvre unitaire. Nous avons, ce faisant, cru nécessaire de présenter sous un jour nouveau quelques-unes des idées fondamentales de l'économie politique, pour les libérer des contradictions et des additions étrangères avec lesquelles elles restent d'habitude mélangées dans les exposés qu'on en a donnés jusqu'ici ; il m'a semblé aussi indispensable de faire voir les origines intellectuelles de l'hostilité de principe contre la science économique et, enfin, de montrer par un exemple comment les facteurs historiques interviennent en économie, et quels points auraient dû retenir l'attention d'une école qui, en se tournant vers l'histoire, n'y aurait pas recherché un prétexte pour repousser les résultats théoriques qui ne s'accordent pas avec sa prévention politique, mais un moyen de faire progresser nos connaissances. En procédant de la sorte, il ne nous a pas été toujours possible d'éviter des répétitions : aussi bien les arguments opposés, sous différentes formes, à la possibilité d'une théorie universelle, se laissent-ils, en dernière analyse, toujours ramener aux mêmes erreurs.

Les tenants même de l'école historique ont renoncé, aujourd'hui, à mettre systématiquement en doute l'universalité des propositions de la science économique ; ils ont dû abandonner ce principe de l'historicisme. Ils se bornent à prétendre que seul un nombre fort restreint de phénomènes est susceptible d'être éclairé par ces propositions et à tenir celles-ci pour si évidentes et si banales qu'une science qui voudrait s'en occuper serait, à leurs dires, superflue. Mais d'autre part, la même école prétend — et c'est ici le fondement même de son empirisme — qu'il est possible d'établir, à partir des données de l'histoire économique les lois économiques de périodes historiques définies. Mais ce qu'elle présente ainsi comme des « lois économiques «  se révèle à un examen plus approfondi, comme une simple description d'époques historiques définies et du style de leur économie, et ainsi, de façon caractéristique, comme simple « compréhension » du passé. Elle n'a pu, jusqu'ici, établir aucune proposition comparable à celle de la théorie universelle. Jamais elle n'a pu produire une proposition qui, différente en son contenu des lois de la théorie, puisse nous faire entendre l'évolution des transformations de la monnaie dans l'Athènes antique ou dans le « précapitalisme » du XVIe siècle aussi bien que ces lois mêmes de la théorie — qui, d'après l'école historique, ne sont taillées qu'à la mesure du capitalisme de l'époque libérale.

Vu cet état de choses, on ne saurait comprendre pour quelle raison les partisans de l'école historique évitent si soigneusement de discuter les doctrines de la théorie universelle au nom de ses principes mêmes 5, pourquoi ils se refusèrent obstinément à en tenir compte, et pourquoi ils se servent, plus obstinément encore, du nom d'économie politique, de théorie de l'économie politique, pour les déductions historiques. Cela ne devient compréhensible que si l'on remarque que des points de vue politiques, et non point scientifiques, sont ici déterminants, qu'il s'agit de combattre l'économie politique, parce que l'on ne sait comment défendre autrement un programme politique indéfendable contre une critique fâcheuse, parce qu'elle s'appuie sur les données de la science. En Europe, l'école historico-empirico-réaliste, en Amérique l'école institutionnaliste sont les précurseurs de cette économie destructive qui a amené le monde à l'état où il se trouve de nos jours, et qui anéantira sans aucun doute la civilisation moderne, si elle garde sa prédominance sur les esprits.

Ce livre, qui s'attache à étudier, loin de toute politique, les problèmes de l'économie en les saisissant à leur base, ne traite pas de ces arrière-plans politiques. Mais peut-être n'est-il pas déplacé, en un temps qui évite si soigneusement l'étude de tout objet ne semblant pas, au premier abord, susceptible d'application pratique immédiate, de constater que les problèmes abstraits de la logique et de la méthodologie entretiennent les relations les plus étroites avec la vie de chaque individu et le destin de toute notre civilisation. Et il n'est sans doute pas moins important de faire remarquer qu'on ne saurait maîtriser aucun problème de sociologie ou d'économie politique — si simple qu'il puisse paraître à un œil superficiel — sans être d'abord remonté jusqu'aux fondements logiques de la science de l'action humaine.



Notes

1. Bergson, sur l'échange : « et l'on ne peut le pratiquer sans s'être demandé si les deux objets échangés sont bien de même valeur, c'est-à-dire échangeables contre un même troisième. » (Les Deux Sources de la Morale et de la Religion, Paris, 1932, p. 68.)

2. Ce n'est que lorsque le livre était déjà sous presse que je pris connaissance du volume du Jahrbuch de Schmoller honorant le 70e anniversaire de Sombart (volume 6, 56e année) et dont la première partie est consacrée au sujet « Théorie et Histoire ». Le traitement des questions de méthodologie et de logique suit les voies de l'historicisme et de l'empirisme et passe sous silence les arguments qui s'opposent à l'École historique. C'est également le cas de la contribution la plus importante, qui est celle de Spiethoff (Die Allgemeine Volkswirtschaftslehre als geschichtliche Theorie) et qui présente de manière brillante la méthodologie de cette école. Comme les autres collaborateurs de ce numéro, Spiethoff n'étudie que les idées des partisans de l'École historique — il ne semble même pas connaître l'important travail de Robbins. Quand Spiethoff écrit : « La théorie de l'économie de marché capitaliste part de l'idée que les individus sont conduits par l'égoïsme. Nous savons que l'amour du prochain est également pratiqué et que d'autres mobiles sont aussi en vigueur, mais nous considérons qu'au total ceci est insignifiant et qu'en tenir compte est secondaire » (p. 900). Il montre ainsi que la théorie qu'il a en tête est très éloignée de ce qu'enseigne la théorie économique subjectiviste moderne et qu'il considère que le status controversia est le même que dans les années 1880 et 1890. Spiethoff ne voit pas que l'économie politique ne s'occupe pas de la théorie de la gestion mais de l'activité économique des hommes. Il ne comprend pas que la théorie a priori, universellement valable, n'est pas une « construction irréelle » (bien qu'elle soit une construction abstraite) et qu'il ne peut y avoir de théorie autre qu'a priori et universellement valable (c'est-à-dire indépendante du lieu, du temps, du pays, de la race, etc.) parce qu'il est en effet impossible à l'esprit humain de déduire, à partir de l'expérience historique, des propositions théoriques a posteriori. Les recherches du présent ouvrage examineront en détail et de manière critique les conceptions de Spiethoff et de l'École historique, pour les rejeter.

3. Un historicisme conséquent ne devrait même pas, au demeurant, admettre cette idée. Voir ci-dessous, pp. 5 sqq.

4. Je remercie les éditeurs Duncker & Humboldt de m'avoir donné l'autorisation de reproduire le matériel publié dans le numéro 183 des publications du Verein für Sozialpolitik.

5. On ne peut considérer comme critique suffisante le fait que Sombart appelle Gossen « l'idiot génial ». (Cf.  Sombart, Die drei Nationalökonomien, Munich, 1930, p. 4.


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