Les Problèmes fondamentaux de l'économie politique

Études sur la méthode, l'objet et la substance de l'économie politique et de la sociologie

par Ludwig von Mises

Texte établi à partir d'une traduction anonyme inédite
(1933 pour la première édition allemande de l'ouvrage)

Nota : dans la préface de l'édition anglaise, Mises signale qu'il a d'abord employé (en 1929) le terme de sociologie, pour lui substituer par la suite celui de praxéologie.

 

Préface [absente de l'édition originale]

 

Précision : Le texte de préface ci-dessous, qui se trouve dans la traduction manuscrite (anonyme) reprise ici, ne figure pas dans l'édition allemande de 1933 et ne correspond pas à celle de l'édition anglaise. Je ne sais si Mises, qui a corrigé certains passages de la version manuscrite, avait écrit ce texte spécialement pour l'édition française. [Hervé de Quengo].

Les problèmes méthodologiques de l'économie politique et les conflits de l'heure présente

§ 1 — L'étude des fondements et des principes de la recherche sociologique et économique, et tout particulièrement des problèmes méthodologiques de la sociologie et de l'économie politique, soulève souvent aujourd'hui une méfiance considérable. L'heure n'est point, pense-t-on, à de telles études, qui portent plutôt le caractère de la philosophie et de l'abstraction. Ce dont il est besoin, c'est de s'attaquer directement aux problèmes pratiques que la vie nous pose chaque jour, de consacrer ses études aux relations concrètes des faits, de considérer le réel, afin de fournir à l'action une réponse à toutes ces questions qui ne peuvent rester plus longtemps en suspens. Quand la maison est en flammes, il convient de combattre l'incendie, et non pas de se livrer à des études de théorie. Le temps sera venu pour de telles études lorsque la paix et l'aisance générale donneront aux hommes le loisir qui y est indispensable.

Mais parler de la sorte, c'est méconnaître totalement, tant le caractère de la crise actuelle des esprits et de la société, que le sens et la propriété de l'étude des fondements et de la méthode des sciences sociales.

La crise de la civilisation occidentale, que nous n'éprouvons pas sans frémir, et dont les néfastes conséquences englobent également tous les individus, n'est pas d'origine matérielle ; elle ne s'est pas abattue sur les hommes comme sur une calamité naturelle, comme un aveugle destin dont on ne saurait se défendre. Jamais, au cours de l'histoire, ne s'est rencontrée une époque qui, dans ses conditions matérielles, soit plus propice que la nôtre à la prospérité générale. Le progrès des sciences physiques nous a permis de porter à un tel point de perfection les techniques de la production que le travail est devenu de beaucoup plus productif qu'il ne l'a jamais été. Les deux cent dernières années ont entraîné en accroissement de la richesse que l'on aurait autrefois qualifié de fabuleux. Dans les grandes nations européennes, et dans les contrées d'outre-mer dont la population est faite des descendants d'Européens émigrés, même l'individu qui, en comparaison de ses concitoyens, se trouve relativement défavorisé, jouit d'un niveau de vie, qui, il n'y a que deux ou trois générations, serait apparu comme un luxe. De plus, il est absolument hors de doute que les masses pourraient vivre de façon beaucoup plus satisfaisantes encore, et qu'il serait possible de faire encore disparaître bien des besoins et des misères, si l'on ne consacrait pas une partie considérable de la production à fabriquer des armes de meurtre et des instruments de destruction, au lieu de denrées utiles à la vie et au confort, et si la politique des différentes nations, en matière d'économie, ne se croyait pas obligée de viser avant tout à protéger les producteurs moins capables contre la concurrence des producteurs plus puissants. La crise n'est pas une crise de la production matérielle, mais une crise des esprits et des âmes. Ce qui nous fait défaut, ce ne sont point les moyens matériels de conserver la vie et de la rendre plus belle, c'est un ordre de société qui nous rendrait possible d'utiliser notre puissance technique et nos réserves de moyens de production à augmenter la prospérité et le bonheur.

La richesse matérielle, principe de notre aisance, n'est pas née en dehors de l'action transformative des hommes. La charte sociale du moyen-âge et des premiers siècles des temps modernes s'opposait tout autant au progrès technique qu'à la pensée libre et au développement des sciences. L'initiative de l'individu était entravée de tous côtés. Dans l'agriculture et l'industrie, des procédés qui nous semblent aujourd'hui primitifs et insuffisants étaient prescrits comme règles. Toute entorse à ces façons de faire apparaissait comme offense aux lois divines et humaines, comme rébellion d'un égoïsme malpropre, et était impitoyablement réprimée. Il fallut que se produisît une révolution profonde de l'idéologie pour ouvrir la vie à une amélioration des techniques de production. Il fallait que la pensée politique, sociale, économique s'engageât sur de nouvelles routes. Ce fut l'œuvre des grands théoriciens français, anglais et écossais de l'économie politique et de la sociologie au cours du XVIIIe et du XIXe siècle. En libérant l'esprit des préjugés que lui imposait le système de tutelle, ils ont créé les conditions sociales nécessaires à l'incroyable progrès technique de l'époque du machinisme. Le libéralisme économique qui travaille de concert avec le libéralisme politique au développement des convictions démocratiques a apporté au monde une transformation plus radicale qu'avant lui aucune doctrine, ou les guerres conquérantes d'aucun chef d'armée.

Aucune institution sociale, aucune contrée ne restera indifférente à l'influence de cette transformation capitale, la plus considérable de toutes celles qu'a connues l'histoire. Non seulement la production de biens matériels fut l'objet d'une organisation nouvelle, mais aussi les mœurs et les coutumes, toutes les relations entre les individus et entre les peuples, toutes les institutions juridiques et constitutionnelles. Et cette rénovation ne se borna pas à cette petite fraction de l'humanité qui, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, avait eu, en Europe, dans le cercle de la culture occidentale, une sorte d'existence pour soi. La nouvelle idéologie pénétra de tous côtés, et s'étendit à des peuples qui, pendant des siècles, pendant des millénaires même, avaient vécu repliés sur eux-mêmes. Partout les capitaux d'origine européenne aidèrent à adapter la production aux données de la technique moderne. Pour la première fois dans l'histoire, s'accomplit une révolution qui ne se limita pas, géographiquement ou ethniquement, à une partie seulement de la terre. Les civilisations particulières, dont l'histoire s'était jusqu'alors développée de façon étanche, se fondirent en l'unité d'une grande culture œcuménique. Du fait de la division du travail entre nations, les produits des contrées lointaines servent à la satisfaction de la demande. Tous les continents et toutes les zones contribuent à nourrir et à vêtir l'Européen occidental moyen. Les idées occidentales ont pénétré les provinces les plus reculées de la Chine et l'Inde. Toutes les races humaines se pressent dans les universités d'Europe, d'Amérique, et, dans la presque totalité des pays, l'enseignement est suffisamment développé pour permettre à ceux aussi qui désirent poursuivre leurs études dans leur pays d'origine, d'accéder à la totalité du patrimoine culturel du siècle. Les innovations telles que l'automobile, le film, la T.S.F., s'emparent du monde avec une extravagante rapidité. Des hommes dont les parents, il n'y a que vingt ou quarante ans, recourraient, en cas de maladie, à l'assistance de charlatans ignorants et superstitieux, sont traités aujourd'hui par des médecins rompus aux méthodes les plus modernes de leur art. Il n'y a guère que cent ans, les voyages restaient le privilège d'un petit nombre. Goethe n'a jamais vu Vienne, Paris ou Londres ; Schiller n'a pas connu les Alpes qu'il a chantées dans Guillaume Tell, bien qu'elles ne soient guère éloignées de sa patrie souabe. Tout le monde peut aujourd'hui partir vers les terres lointaines. Mais celui qui ne quitte pas son foyer, peut également, par les journaux et les revues, par les livres, par la T.S.F., par le film, se tenir au courant de tout ce qui se passe dans le vaste monde.

Nous comprenons aisément le joyeux optimisme dont nos pères et nos grands-pères étaient emplis, à la vue de cette naissance d'une nouvelle ère. Ils voyaient l'homme s'affranchir des entraves qui l'avaient empêché d'organiser la planète pour le bonheur de l'espèce. Ils voyaient disparaître des préjugés séculaires, tomber des privilèges, s'évanouir l'organisation de l'humanité en castes et en classes ; les obstacles qui empêchaient l'homme véritablement capable de mettre en œuvre ses dons, à la fois pour son bien personnel et pour celui d'autrui, étaient enlevés de sa route. On s'occupait à parer à l'arbitraire des gouvernements. L'État moderne sous sa forme constitutionnelle ordonnait législation et administration de telle sorte que l'individu pouvait se sentir libre, et n'avait rien à craindre de la défaveur des dirigeants. Les bûchers s'étaient éteints, où l'on avait brûlé Jean Huss, Michel Servet, Giordanno Bruno et tant d'autres parmi les penseurs les plus libres, ainsi que des milliers de femmes accusées de sorcellerie. On renonçait à emprisonner des hommes, à les torturer ou à les mettre à mort pour une raison de foi ou d'opinion. Et déjà l'on se croyait à l'aube d'une ère de paix éternelle.

Les événements ont pris un cours autre que ne l'avait escompté le libéralisme optimiste du XIXe siècle. Nous sommes retombés à un état que cet optimisme eut qualifié de barbare. Tous les idéaux du XIXe siècle sont aujourd'hui objet de mépris. La jeunesse qui s'avance aujourd'hui avec un élan d'ouragan refuse tout ce que le XVIIIe et le XIXe siècles jugeaient être noble et grand. On pense en avoir dit assez sur le libéralisme et la démocratie quand on les présente comme les erreurs inconcevables d'une époque de décadence. La liberté, qui depuis la polis grecque apparaissait comme le souverain bien en matière politique, est aujourd'hui méprisée, rejetée, selon le mot de Lénine, au rang d'un « préjugé bourgeois. » La plus grande partie de l'Europe vit aujourd'hui sous un système d'esclavage où le droit n'est plus reconnu. Avec un enthousiasme sans pareil, les masses acclament des chefs qui exigent d'elles une soumission totale. La force brutale se voit glorifiée partout. Qui se refuse à plier est jeté en prison, brutalisé et mis à mort. La croyance à la paix est matière d'excommunication. Le nom de pacifiste est un crime. L'état totalitaire ne voit dans ses sujets que des soldats ou des producteurs de matériel de guerre, dans l'économie que le système de mise au point des moyens d'entreprises guerrières. L'état totalitaire s'arme pour la guerre totale, qui ne se terminera plus par la conclusion d'une paix, mais par la mise en esclavage totale, voire même par la destruction pure et simple du vaincu.

Perplexes et impuissants, les amis de la paix et de la liberté assistent à ce progrès de la barbarie. Ils voient passer à l'ennemi les bataillons serrés de la jeunesse ; ils ne comprennent plus le monde, ni comment il va. Ils ne peuvent concevoir que l'on ne sache mieux utiliser les ressources que le progrès technique met à la disposition de l'homme, qu'à en faire des armes de meurtre. Ils devinent la catastrophe que cette politique de violence prépare, mais ils sont impuissants à la prévenir. Ils gémissent et se plaignent, sans plus.

Il n'est rien de plus erroné que l'idée si répandue que ce grand conflit est un heurt où l'esprit rencontre la force. S'il en était ainsi, l'issue du combat serait dès maintenant décidée. Car la force n'a jamais rien pu, et ne pourra jamais rien, contre l'esprit. Mais derrière les troupes qui se jettent à l'assaut de tout ce que nous considérons comme la civilisation il y a la puissance d'idées. Le grand conflit est un conflit des idées. Contre les idées qui ont créé la civilisation moderne, d'autres idées se présentent.

Les fondements spirituels du mouvement qui veut remplacer l'État bourgeois constitutionnel — un ordre social fondé sur la propriété individuelle des moyens de production —, par l'État total du socialisme, la sécurité bourgeoise par la vie dangereuse, la coopération pacifique des hommes par la guerre totale, la liberté par la contrainte et la raison par des mythes, ces fondements ont été établis dans les siècles derniers par des intellectuels et des écrivains. Des hommes de plume ont ouvert la route du pouvoir à ceux qui, aujourd'hui, cherchent à répandre la terreur par la violence brutale, ne cessent de railler l'intelligence et l'intellectualisme, brûlent les livres et emprisonnent leurs ennemis. Il n'est aucune idée, dans ce qui a transformé le monde au cours des derniers vingt-cinq ans, qui n'ait son origine dans des livres rédigés bien longtemps avant que les coups de feu de Sarajevo n'aient déclenché l'avalanche. Le succès de ces livres ne leur venait pas d'une réfutation des doctrines libérales et des théories économiques ou sociologiques sur lesquelles celles-là s'appuyaient. Aussi bien ces critiques ne surent-ils produire aucune objection de valeur, capable d'ébranler en ses pièces maîtresses le système de l'économie politique et de la sociologie rationnelles ; ils ne tardèrent pas à abandonner leurs vaines tentatives de découvrir des points faibles dans les propositions de ces sciences, ou de les remplacer par des systèmes mieux accordés aux exigences logiques et à la réalité des phénomènes. Leur succès, ils l'ont dû uniquement au fait qu'ils se sont attaqués aux fondements philosophiques et méthodologiques des sciences de l'action humaine et des rapports inter-humains. Ils ont combattu la logique et la raison, ils ont prêché le culte de l'irrationnel et de l'absurde.

Deux mondes s'opposent aujourd'hui, dont les représentants sont à ce point étrangers les uns aux autres qu'ils sont hors d'état d'entendre leurs paroles réciproques. Les uns voient dans la raison et la logique le propre et le plus haut privilège de l'homme, et pensent qu'il n'est rien d'aussi généralement humain que la rigueur de la pensée et une pratique qui corresponde à cette pensée. Mais les autres croient que le mythe est supérieur à la raison, et voient dans le rationalisme la misérable erreur d'une époque de décadence. Ceux-là édifient par les moyens de la pensée discursive un système achevé de la science de l'action humaine, de la praxéologie, et se sentent inattaquables sur une telle position, parce que leur théorie économico-politique et leur sociologie résiste à toute critique logique. Ceux-ci refusent à la raison et à la logique le pouvoir de saisir la vie et l'action humaines. Le monde, disent-ils, est irrationnel et ne peut-être ni entendu ni compris par la pensée. Ils vont même plus loin encore, et nient que la structure logique de la pensée et de l'action soit identique et une dans tous les temps et pour tous les hommes. La logique selon la doctrine marxiste revêt, comme toute pensée, un caractère de classe ; il n'est pas de logique universelle, il n'y a que les logiques des différentes classes sociales. La pensée, selon les racistes, n'a pas de valeur humaine universelle : elle est différente selon les races particulières.

Devant un pareil assaut contre les bases mêmes de la science, l'attitude qui, pour la défense du point de vue scientifique, voudra se borner à la façon d'aborder tel ou tel problème particulier, est évidemment insuffisante. On ne réfute pas de telles attaques en invitant l'adversaire à mettre au jour, dans le système de la science, au moyen de la logique et de la pensée discursive, un défaut, une erreur ou une contradiction. Car cet adversaire met précisément en doute la compétence même de la logique, qui porte nécessairement, selon lui, le caractère d'une race, d'une classe ou d'une époque. Il ne dit pas : « Vos doctrines sont une erreur », mais : « Votre point de vue est indéfendable, parce que vous prétendez travailler avec la raison et la logique. » Ils ne consentent pas un instant à faire, par exemple, une critique immanente de la théorie ricardienne des avantages comparatifs. Ils disent, s'ils appartiennent à l'école historique : cette doctrine correspond aux intérêts de l'Angleterre dans la première moitié du XIXe siècle ; elle est sans valeur pour les autres peuples et d'autres temps. En tant que marxistes, ils y voient un mode de pensée bourgeoise, l' « idéologie » de la bourgeoisie anglaise. Sont-ils racistes, ils n'y découvrent que les doctrines d'un Juif anglais agioteur. Ils s'amusent de la — prétendue — naïveté de ceux qui veulent faire de la science objective.

Ce fut une énorme erreur de la praxéologie que de ne pas s'être livrée à un examen complet de ces critiques. Sans doute peut-on évoquer bien des choses à sa décharge. Il pouvait sembler plus tentant de travailler, sans se laisser troubler davantage, à l'élaboration du système scientifique, que de s'expliquer avec des objections qui manquaient manifestement autant de fond que d'objectivité et qui, pensées jusqu'au bout, ne pouvaient que se retourner contre le point de vue même de la critique. Mais il n'est pas du pouvoir de la science de tenir compte ou non, à son gré, d'une critique dirigée contre elle. Même la critique la plus insuffisante a besoin d'être réfutée, non seulement eu égard aux critiques mêmes mais par une exigence de conscience scientifique. Car il se pourrait que les objections, même insuffisantes et contradictoires, aient touché un point faible, en un sens autre que celui auquel pensait la critique. Le progrès de la praxéologie qui, à la différence des sciences naturelles, ne peut s'appuyer sur l'expérience issue de l'expérimentation, est l'œuvre d'un processus spirituel qui, dans le cerveau même du penseur individuel, ne peut se développer que comme une suite d'objections et de réfutations de ces objections. On ne saurait négliger aucune critique, d'où qu'elle vienne : aucune n'est dépourvue de fondement qu'elle ne mérite d'être réfutée. Mais, et avant tout, on ne saurait dédaigner aucune critique sous prétexte qu'elle semble « philosophique, » « épistémologique » ou « transcendante. »

Dans de telles disputes, il s'agit bien en effet de principes et de philosophie Mais ce serait une grave erreur d'imaginer que ces objets n'intéressent que le philosophe. Ils touchent à toute science de l'homme et de son action : non seulement à l'économie politique et à la sociologie, mais tout autant à l'histoire et à toutes les disciplines historiques. Mais, de plus, ils intéressent encore l'homme même de l'action, et chaque individu humain. Car, de l'issue de ce conflit idéologique dépend l'évolution des rapports inter-humains et l'avenir même de la civilisation.

§ 2 — Parmi les courants de pensée qui ont déshabitué l'homme du rationalisme scientifique, il revient au Romantisme une place de tout premier plan. Le romantisme aperçoit le bien dans tout ce qui est lointain et voit le mal dans la réalité qui l'entoure. Ce préjugé est, pour le romantique, un empêchement insurmontable de contempler le monde sans prévention. Le passé lui apparaît à travers une auréole bienheureuse, et tout aussi bien le futur, pour peu qu'il doive revêtir la forme de ses désirs. Mais le présent n'est que corruption et décadence.

Les romantiques reprochent à l'économie politique et à la sociologie leur attitude rationaliste. On ne saurait, disent-ils, considérer les choses humaines sous l'angle de la raison, car le monde est, dans sa réalité, irrationnel. Pour saisir l'irrationnel, il est besoin de l'intuition et de l'intelligence sympathique, le raisonnement et le simple entendement sont ici voués à un échec.

Mais cette critique laisse résolument intacte les astreintes de la praxéologie moderne. L'économie politique d'aujourd'hui, qui se fonde sur les bases nouvelles données par Carl Menger, Jevons et Walras — la théorie de la valeur, ne s'occupe à aucun degré des fins de l'action humaine, mais uniquement des moyens mis en œuvre pour parvenir à ces buts. On peut dire des fins qu'elles sont irrationnelles. Mais l'action qui vise à les atteindre — cette action qui seule est l'objet de l'économie politique et de la sociologie — a toujours un caractère rationnel. Il se peut que l'erreur, l'ignorance ou d'autres faiblesses humaines empêchent cette action de procéder convenablement et de s'engager sur la route qui mène réellement vers les buts auxquels on vise, et qu'ainsi le succès lui soit, en partie ou totalement, refusé. Mais cela ne change rien à son caractère. L'action humaine est rationnelle, parce qu'elle veut consciemment s'appliquer à des buts. Même le romantique à la recherche de l'oiseau bleu agit de façon rationnelle, car son action aussi reste marquée des exigences nécessaires auxquelles toute action humaine est liée.

Ce sont là des vérités qu'on a eu de la peine à comprendre parce qu'on a méconnu l'essence de la théorie économique. On a cru que celle-ci ne s'occupe que d'un seul aspect de l'action humaine, à savoir du soi-disant aspect « économique, » ou, en d'autres termes, que son intérêt ne va qu'à l'entité toute théorique de l'homo œconomicus. Mais aussitôt que l'on veut procéder à la détermination plus précise de cet être « économique, » on se heurte nécessairement à des difficultés insurmontables. Car l'homme agissant est une unité indivisible : il est, au sens le plus strict du mot, un individu. Il aspire à chaque instant aux choses qui lui semblent les plus importantes et les plus pressantes. Et, ce faisant, il place sur le même plan l'idéal et le matériel. Du fait qu'il préfère un but à un autre, il établit entre les deux une relation qui en fait les éléments d'un seul et même processus d'appréciation. Agir, c'est préférer et ajourner, et le choix ne décide pas, d'une part entre différents aspects matériels et économiques, d'autre part entre différents points de vue « idéels » et « non-économiques, » mais toujours entre des fins de toutes sortes.

Une fois qu'on a reconnu ceci, toutes les objections qui ont été produites contre l'économie politique d'un point de vue soi-disant « supérieur » ou « moralement supérieur » se dissipent. Et le reproche qu'on lui a fait de ne pas assez aller « en profondeur » apparaît également comme injustifié. L'économie politique s'occupe de l'action humaine et de ses conséquences, non des motifs qui déclenchent l'action. Si elle étudie l'évolution des prix du vin, elle ne se demande ni pourquoi les hommes boivent du vin, ni s'il est bon de boire du vin, ni s'il est moral de boire du vin. Elle prend comme donnée la consommation du vin, et se demande uniquement de quelle façon le comportement des acheteurs réagit sur le marché et la production.

§ 3 — On croit que le rationalisme a surestimé la signification des choses économiques. Les hommes, pense-t-on, ont besoin avant tout de mythes et d'idéaux. L'éclat romantique de la vie dangereuse leur est de plus d'importance que le bien-être et le bonheur. Ce serait là la raison pour laquelle ils ont répudié le matérialisme du XIXe siècle et ont accueilli avec une ferveur religieuse des théories qui exigent un abandon des intérêts de l'individu en faveur d'un idéal, que ce soit la nation, la race ou la classe.

Mais c'est méconnaître totalement l'essence de ces mouvements hostiles au libéralisme et au rationalisme que de penser qu'ils promettent à leurs adhérents autre chose qu'une plus grande aisance, et que leurs adhérents attendent d'eux autre chose que de tenir cette promesse. Le socialisme dit aux masses : les modes de la production capitaliste entravent le développement des forces productives. Nous voulons les remplacer par un système de production plus fécond et assurer ainsi à chacun de vous un plus grand bien-être. Les syndicats ouvriers promettent à leurs adhérents de plus hauts salaires. Les partis agraires veulent une augmentation du prix des produits de la terre ; les artisans et le petit commerce des revenus plus élevés par l'élimination de la concurrence des grandes entreprises plus productives. Les nationalistes considèrent les tarifs douaniers et toutes les mesures protectionnistes comme un moyen d'élever le bien-être de leurs compatriotes. S'ils ont des intentions guerrières et imposent à leurs concitoyens des privations, celles-ci ne signifient, dans leur esprit, que des sacrifices provisoires. Car ils voient le but de la guerre dans l'augmentation de la prospérité nationale. Ils veulent conquérir des territoires et des colonies riches en matières premières et laissent espérer à leur peuple une vie dans l'abondance. Les chefs vantent leurs mythes et leurs nouveaux empires comme panacée de toutes les misères matérielles. « Vous êtes pauvres, disent-ils, nous voulons vous rendre riches au moyen d'un nouvel ordre social. »

La mise au ban de la théorie économique par tous ces partis trouve sa raison dans le fait que les critiques qu'elle formule à leur égard atteignent leur programme en son point le plus important et le plus faible à la fois. Ils savent qu'ils ne peuvent se défendre contre ces critiques, qu'il leur est impossible de leur opposer une contre-critique. Ne pouvant réfuter en détail les doctrines de l'économie politique, ils cherchent à nier la possibilité d'une science de l'économie politique. Ils refusent une valeur universelle à la pensée qui établit les contradictions de leurs doctrines et l'inutilité des moyens qu'ils recommandent : les résultats auxquels celle-ci parvient ne vaudraient que pour certaines classes, certaines races, certains peuples, certaines époques.

Il n'est pas aujourd'hui de tâche plus pressante pour l'économie politique que l'examen de ces objections et de ces critiques. Ce qui est avant tout nécessaire, c'est une étude approfondie des problèmes de principe et de méthode.


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