De l'Enseignement obligatoire

 

 

Deuxième partie : discussion

Conclusion de M. Frédéric Passy

" L'instruction n'est pas l'enseignement impératif, forcé, mécanique, auquel on soumet des intelligences qui restent passives ; c'est l'influence vivifiante que des âmes biens douées exercent sur l'esprit de la jeunesse." Channing.

 

Il est temps récapituler et de conclure. Non que j'imagine avoir épuisé le sujet, et que les considérations qui précèdent soient les seules, à mon avis, qui rendent inacceptable le système de l'Obligation. Il y a, au contraire, une multitude d'aspects sous lesquels, dans un travail complet, la question devrait être encore envisagée ; et il me serait aisé, si je le croyais à propos, d'ajouter, aux pages que j'ai remplies déjà, un nombre de pages bien autrement considérable. Mais des articles ne sont pas des livres ; et si, dans l'accomplissement difficile de la tâche importante que j'achève, il est une condition que j'aie particulièrement été désireux de remplir, ce n'est pas tout de dire, mais de ne dire que le nécessaire. C'est pour cela que je me suis appliqué, autant que je l'ai pu, à remonter aux premiers principes, et que j'ai constamment cherché à poser le problème, afin de n'avoir pas à y revenir, dans ses termes les plus larges et les plus généraux.

 

Une seule idée, en réalité, renferme toute la substance de mon argumentation, et une seule proposition l'exprime : L'Enseignement obligatoire est injuste. Injuste à l'égard de la société, qu'il investit de pouvoirs exorbitants et qu'il grève de charges abusives. Injuste à l'égard du père, qu'il dépouille de ses droits et qu'il dispense de ses devoirs. Injuste à l'égard de l'enfant, qu'il gratifie de faveurs artificielles et qu'il prive de ses garanties naturelles. Injuste à l'égard de l'individu, dont il viole la liberté ; à l'égard de la famille, dont il brise le lien ; à l'égard de l'humanité, dont il trouble le développement ; à l'égard de Dieu, dont il méconnaît la Providence. La responsabilité, personnelle ou collective, est le pivot sur lequel la sagesse suprême a établi le monde ; et l'intrusion de la loi dans le domaine de la morale est la perversion de la responsabilité.

Je le dis sans retour, je n'ai pas cherché, dans les trois articles qui composent ma réplique, à établir autre chose que cela ; mais cela, du moins, je crois l'avoir établi de manière à défier toute argumentation contraire. Si, au lieu du progrès de la richesse intellectuelle, il s'agissait du progrès de la richesse matérielle ; si même, au lieu d'une forme spéciale de l'activité humaine, il s'agissait de l'ensemble de cette activité et des lois générales qui président à son développement ; pas une voix, j'en ai la conviction, de tant de voix qui se sont élevées contre la mienne, n'aurait fait entendre la moindre réclamation. Et si, sur ce point spécial, et malgré la contradiction manifeste, les opinions sont différentes ; si beaucoup de personnes, parmi celles qui m'ont fait l'honneur de me lire avec le plus de bienveillance, résistent encore à l'enchaînement inflexible des déductions, méconnaissant leur prémisse quand elle se représente à elles sous forme de conclusion, ou ne l'acceptant un instant que pour l'oublier aussitôt ; - c'est que la plupart d'entre elles, qu'elles me permettent de le dire, sont sous l'influence d'une sorte de fascination matérielle qui ne leur laisse pas la liberté de leurs appréciations. Ce n'est pas leur esprit qui, sciemment et à dessein, désavoue la responsabilité ; c'est le coeur qui, dans un trouble plein d'angoisses, appelle la contrainte.

 

 

Quand des hommes, à l'âme généreuse et sympathique, mais accoutumés à vivre au milieu des commodités sans nombre que procure de nos jours l'aisance héréditaire ou le travail heureux, se trouvent tout à coup transportés dans la sombre demeure où souffre le pauvre ; quand, jetant avec étonnements leurs regards autour d'eux, ils voient de toutes parts un nombre immense de leurs semblables privés presque absolument de ce qu'ils considèrent comme les douceurs et les nécessités même de la vie, mal nourris, mal vêtus, mal logés, appelant l'avenir parce que le présent est dur, et s'attachant au présent parce que l'avenir est incertain ; - à l'aspect de tant d'imperfections et de misères, il est rare que le calme ne leur fasse pas défaut et qu'un cri de découragement et ‘indignation ne sorte pas de leur bouche. En vain la raison leur dit-elle qu'à ces membres dénués la société fournit chaque jour des ressources incalculables et des richesses inouïes ; qu'à ces existences incomplètes et fragiles le progrès commun ajoute incessamment de nouveaux éléments de résistance et de développement ; et que, si le travail ne procure pas encore à tous une part suffisante, c'est à l'accroissement et au perfectionnement du travail qu'il faut demander d'achever la rédemption qu'il a commencée : leur émotion repousse ces considérations trop froides ; et leur pitié impatiente réclame des pouvoirs publics, sous peine de malédiction, des remèdes immédiats et des transformations décisives. De même quand des hommes, parvenus aux sommets les plus lumineux de la science, habitués au mouvement rapide de l'opinion et au commerce direct des intelligences les plus actives, viennent à jeter derrière eux un coup d'oeil sur les lointaines profondeurs de l'ignorance et sur la foule qui s'y débat encore, ils ne peuvent se défendre d'une impression de surprise et d'effroi. C'est un abîme qui se révèle au-dessous d'eux, et l'abîme donne le vertige. A la distance où ils les aperçoivent, leurs compagnons attardés leur paraissent ensevelis dans une nuit sans aurore, perdus dans un labyrinthe sans issue, arrêtés au pied d'un mur à pic. Ils croient qu'ils ne marchent pas, qu'ils n'ont jamais marché, qu'ils ne marcheront jamais, si une main puissante, se tendant vers eux du haut des régions supérieures, ne leur communique de vive force le mouvement et ne leur montre le but en leur aplanissant la voie.

 

 

C'est une illusion naturelle, il serait injuste de la méconnaître, puisqu'elle est générale ; mais c'est une illusion. L'humanité n'avance pas d'un même pas ; mais nulle part elle n'est vouée à l'immobilité, et les traînards même suivent les traces des éclaireurs. Les rayons du soleil ne frappent pas tous les fronts ; mais nul oeil n'est plongé dans la nuit absolue, et nul chaos n'attend, pour engendrer la lumière, le moment solennel d'un fiat lux officiel. Il y a plus : ces régions qui, vues d'en haut, semblent si sombres, se trouvent souvent, quand on y est descendu, éclairées d'une clarté déjà vive ; et quand, au lieu de mesurer la distance qui sépare les premiers rangs des derniers, on mesure la distance qui les sépare tous du point de départ commun, on est forcé de reconnaître que les plus lents ont fait bien du chemin. Pour les biens de l'esprit, comme pour les biens du corps, c'est la comparaison qui fait sentir la privation ; c'est le contraste qui éblouit le regard : et, quand on éloigne cette impression, tout change d'aspect. Si l'on s'étonne alors, ce n'est pas du dénûment des pauvres, mais de leur richesse [1] ; et si quelque chose confond dans les ignorants, ce n'est pas ce qu'ils ont manqué d'apprendre, mais ce qu'ils savent.

Un homme qui n'est assurément pas suspect d'indifférence pour l'avancement intellectuel et moral de l'humanité, - car nul n'a consacré à cette cause sainte un talent plus élevé et un zèle plus pur, - l'illustre et admirable Channing, prêchant aux ouvriers, aux pauvres, aux incultes, le grand devoir et le grand bienfait de "l'éducation personnelle," a proclamé cent fois cette vérité, point de départ de toutes ses exhortations, base première, il faut bien le dire, de toute espérance raisonnable ; car si le passé n'avais jamais rien donné, de quel droit pourrait-on attendre quelque chose de l'avenir ?... "Il en est beaucoup parmi eux, dit-il en propres termes en parlant des artisans de nos jours, qui en savent plus du monde extérieur que les philosophes de l'antiquité ; et le Christianisme leur a découvert les mystères du monde spirituel que les rois et les prophètes n'eurent pas le privilège de comprendre [2]." Et quand Channing exalte en ces termes la science des ignorants, il ne parle pas, ainsi qu'on pourrait le croire, de ces artisans plus heureux, comme il s'en trouve en effet un grand nombre dans son pays, qui ont pu puiser dans de nombreuses lectures des connaissances précises et variées, et dont on peut dire à juste titre qu'ils ont étudié : il parle de la masse commune des hommes qui travaillent de leurs mains, de ceux qui ne lisent pas ou ne lisent guère ; car il s'élève, presqu'au même moment, avec une grande véhémence, contre cette "erreur générale qui nous fait confondre le progrès intellectuel avec la science des livres" comme s'il y avait "une espèce de magie dans une page imprimée :" il déclare qu'à ses yeux "une grande partie de nos lecture est inutile, il dirait presque pernicieuse :" et il ajoute que "les plus grandes sources de vérité, de lumière, d'élévation d'esprit, ne sont pas les bibliothèques, mais notre expérience intérieure et extérieure [3]."" "L'éducation la plus relevée," suivant lui, est à la portée du pauvre non moins que du riche," et "LE BIEN LE PLUS ESSENTIEL EST LE PLUS LIBÉRALEMENT RÉPANDU [4]."

Mais, quand bien même, - et je suis loin de prétendre qu'on eût tout à fait tort, - on ne voudrait tenir compte que des visibles de la diffusion des connaissances ; quand on prendrait exclusivement, pour mesure de l'état intellectuel des sociétés, le nombre des établissement d'éducation, l'abondance des ressources offertes aux hommes désireux de cultiver leur esprit, ou simplement le chiffre des individus capables de lire un journal ou de signer un nom : la conclusion serait la même ; la tendance naturelle de l'humanité vers la lumière éclaterait de toutes parts sous cette forme comme sous toute autre ; et la crainte singulière de voir l'esprit humain, faute du fouet ou de la férule officiels, s'endormir dans l'apathie ou se retourner vers l'erreur, serait démentie par les faits les plus universels et les plus concluants.

Au XIVe siècle, dit M. Dunoyer dans son livre sur la Liberté du Travail [5], il y avait à Paris 40 maîtres et 20 maîtresses d'école ; aujourd'hui il y en a 900 [6]. Il y a quarante ans, dit-il encore, sept millions à peine de nos concitoyens savaient lire ; aujourd'hui ce nombre est doublé. On ne trouvait à Londres, en 1770, que quatre loueurs de livres ; 37 ans plus tard il y en avait plus de deux mille. On pourrait, sans grands frais d'érudition, multiplier de pareilles citations ; et partout, avec des différences plus ou moins marquées, on constaterait le même mouvement. Mais à quoi bon insister sur une vérité qui saute aux yeux, et à qui, même parmi mes adversaires les plus décidés, est-il besoin de démontrer que le monde n'est pas stationnaire ; que les hommes, dans tous les pays et dans toutes les conditions, sont moins ignorants qu'ils ne l'étaient hier, que demain ils le seront moins qu'ils ne le sont aujourd'hui ; et que, partout où une classe dominatrice, érigeant l'obscurantisme en théorie, n'a pas prohibé l'instruction et donné elle-même l'exemple du culte de l'ignorance, l'intelligence s'est ouverte, les connaissances se sont multipliées, le goût s'est répandu, et la valeur moyenne de l'individu, manifestée par tous les actes de la vie privée et de la vie sociale, s'est développée et accrue sans interruption d'une génération à l'autre [7] ? Or, si ce mouvement s'est produit de toutes parts, avec tant de puissance et d'uniformité, n'est-il pas à croire qu'il est dans la nature de l'homme : et, s'il est dans la nature de l'homme, n'est-il pas à croire qu'il continuera à se produire ? Si le double stimulant de la curiosité et du besoin a suffi, sans l'aiguillon grossier de la honte et du châtiment légal, à provoquer en tous lieux de si merveilleux et si constants efforts, ne serait-il pas étrange que rien ne se pût faire désormais, chez les peuples les plus avancés, sans cette impulsion ? Autant dire que l'enfant, qui de lui-même s'est dressé sur ses jambes et a appris à porter son corps où l'appelait son désir, cessera de marcher quand l'âge aura développé ses organes, et que, pour l'empêcher de périr de faim en face des aliments rassemblés et préparés par lui, il faudra lui rendre le service de le pousser vers la table par les épaules.

 

 

Les faits sont donc d'accord avec le raisonnement. Les enseignements de l'histoire, comme les intuitions de la conscience et le cri de la dignité intérieure, prêchent à l'homme la confiance et l'espoir en même temps que la volonté et l'effort : et contester la puissance de la spontanéité humaine, c'est nier tout ce qui existe. C'est nier l'humanité même. L'humanité n'est rien que par l'activité individuelle ; et tout ce qu'elle possède, jusqu'aux gouvernements qui se croient les créateurs de toutes choses, c'est l'activité individuelle qui l'a créé. Ce ne sont pas les gouvernements qui ont inventé l'écriture, le calcul, le dessin ou l'imprimerie, pas plus que ce ne sont eux qui ont inventé la charrue, le marteau, le métier ou la vapeur. Ce ne sont pas les gouvernements non plus qui perfectionneront ces inventions merveilleuses ou en propageront les bienfaits. Ce ne sont pas eux, quoi qu'on en dise, (et pour m'en tenir à mon sujet), qui ont "fondé l'instruction primaire parmi nous [8]." C'est le sentiment public, plus ou moins éclairé, plus ou moins heureux dans le choix de ses moyens, se faisant jour par la bouche d'un ministre et non naissant à sa voix. Il y avait, dans toutes les classes de la société, des hommes sachant lire ou cherchant à apprendre à lire à leurs enfants, avant que la loi de 1833 en France, celle de 1842 en Belgique, ou telle autre loi dans tel pays, vinssent "instituer" dans ces pays "le mouvement ascendant [9] ;" et c'est parce que le besoin existait et se faisait sentir que la pensée est venue de prendre des mesures pour le satisfaire. Ne comprendrons-nous jamais une chose si simple, et ne la ferons-nous jamais comprendre à ceux qui se donnent tant de peine pour répéter à nos dépens la fable de la Mouche du Coche ? Ne saurons-nous jamais ni nous respecter ni nous faire respecter ?

En vérité, quand je trouve, dans des documents officiels, dans des exposés de motifs et dans des rapports adressés à l'élite de la nation Française, à la Chambre des Pairs ou à la Chambre des Députés, des phrases comme celles que je viens de citer, quand j'entends dire, par un homme d'État jaloux de l'honneur de son pays et fier de son siècle, "qu'on ne peut pas assez admirer qu'un si puissant instrument de civilisation et de progrès ait pu TOUT A COUP ÊTRE INVENTE et constitué parmi nous [10]," je pense involontairement au bon Rollin racontant sérieusement que "Pélasge apprit aux Grecs... A MANGER DU GLAND ;" et s'il est une chose que je ne puisse assez admirer, c'est la simplicité du "peuple le plus spirituel de l'univers," et la naïveté avec laquelle, sous prétexte d'éloge, il se laisse régulièrement décerner, à tout propos, un brevet perpétuel de crétinisme. Que du moins des hommes réfléchis, accoutumés à résoudre les problèmes les plus difficiles, et faisant profession de ne pas se payer de mots et de savoir distinguer la cause de l'effet, ne joignent pas leur voix à celle du vulgaire, et qu'ils ne l'encouragent pas dans ce mépris déjà excessif de lui-même ! Qu'ils ne lui disent pas qu'il pense parce qu'on a eu l'heureuse inspiration de décréter l'institution d'ateliers pour la pensée, et qu'il couvre son corps parce qu'on a fait des ordonnances sur la confection des étoffes ! Qu'ils lui disent, au contraire, qu'on ne songe à réglementer que ce qui existe, et que, quand un intérêt quelconque préoccupe à ce point les hommes investis de quelque autorité ou de quelque influence, qu'il constitue à leurs yeux un intérêt public, c'est qu'il a commencé par être un intérêt privé ! L'État ne veut que ce qu'on lui fait vouloir, comme il ne peut que ce qu'on le met à même de pouvoir ; et la meilleure preuve, à mon sens, que son intervention n'est pas nécessaire pour développer le goût de l'instruction, c'est l'ardeur même avec laquelle on la demande. Quand une chose est si vivement appréciée qu'on la déclare de toutes parts indispensable à la vie, il est assurément peu à craindre qu'elle soit systématiquement repoussée par ceux qui peuvent l'acquérir. Et, si tous ne réussissent pas à se la procurer, ce n'est pas faute d'un ordre qui les y contraigne, c'est faute de moyens d'y parvenir. Le jour où, sans faire des sacrifices héroïques et sans braver des difficultés redoutables, il sera possible à tout le monde d'apprendre à lire, tout le monde saura lire.

 

 

Que faut-il pour que cette situation se réalise ; et que doivent souhaiter, par conséquent, les hommes que préoccupe si vivement le progrès de l'instruction ? Deux choses évidemment, mais deux choses seulement. Que les entraves apportées à la propagation naturelle des connaissances disparaissent ; et que la propagation des connaissances s'augmente : que la diffusion de la lumière soit plus abondamment émise. La première condition dépend des pouvoirs publics ; la seconde des citoyens : l'une est affaire de justice sociale ; l'autre affaire de bonne volonté privée : l'une suppose l'observation du droit ; l'autre l'accomplissement du devoir. Mais entre l'une et l'autre il existe une corrélation intime ; et là où l'une d'elles sera sérieusement obtenue, l'autre ne fera pas longtemps défaut.

 

Que le développement de l'instruction n'ait pas toujours été vu de bon oeil par tous les gouvernements ; que, tout au moins, il n'ait pas été laissé par eux libre de toute réglementation et de tout contrôle ; c'est ce qu'il est à peine nécessaire de mentionner. Tout le monde sait avec quelle méfiance a été accueillie, dans la plupart des contrées d'Europe, la découverte de l'imprimerie ; à combien de gênes a été soumis l'emploi de cet instrument puissant ; sous quel régime il est encore placé. Tout le monde sait aussi combien les sciences, même les plus modestes et les moins agressives, ont souvent rencontré de préventions dans les régions officielles ; quelles résistances elles ont eu à subir ; avec quelles peines, presque partout, elles sont parvenues à conquérir lentement une faible partie de la place qu'elles auraient dû obtenir dès leur naissance ; et par quelle série d'épreuves, de justifications et de restrictions sont obligés de passer, aujourd'hui encore, ceux qui veulent ou enseigner ou apprendre, ou parler ou écouter, ou écrire ou lire. Tout le monde sait que, tantôt avec des intentions hostiles, tantôt au contraire avec des intentions favorables, la majeure partie des gouvernements ont cru devoir se faire les dispensateurs et les régulateurs de l'instruction que tout, depuis l'alphabet [11] jusqu'à la poésie, depuis la numération élémentaire jusqu'aux mathématiques transcendantes, depuis la civilité la plus puérile jusqu'à la théologie la plus relevée, a été soumis aux approbations et aux visas d'un Saint-Office laïque sans contrôle et sans appel, et que, par suite de cette mise en régie de l'intelligence humaine, les efforts de l'initiative individuelle ont été arrêtés, les voies naturelles fermées, les directions modifiées, le zèle étouffé, la concurrence paralysée, et le même niveau, tenu par la même main, promené incessamment sur toutes les têtes, au grand détriment de la science, du goût, de l'activité, du bien-être et de la tranquillité publique. Tout le monde sait cela : et tout le monde aussi, du moins tout le monde pour lequel il vaut la peine de parler, sait qu'en agissant ainsi les gouvernements ont fait tort aux peuples et à eux-mêmes ; que leurs difficultés les plus sérieuses sont nées de leurs précautions les plus jalouses ; et que le devoir et l'intérêt leur commandent également de répudier au plus tôt ces injustes et funestes errements. Ici, sinon partout, il suffit d'indiquer ces vérités, et nul ne me demandera de prouver ce que j'avance.

 

Mais ce qu'on ne sait pas aussi bien, et ce qu'il n'est peut-être pas hors de propos de rappeler, même ici : c'est que les particuliers, comme les gouvernements, ont leurs obligations en matière d'instruction, et qu'ils ne les ont, la plupart du temps, jusqu'à ce jour, ni bien connues ni bien remplies. Les gouvernements devraient ne rien faire, et ils font : les particuliers devraient faire beaucoup, et ils ne font guère. Des causes diverses contribuent à rendre cette inaction générale. Bien des gens sont formellement ennemis de l'instruction : imbus des préjugés d'un autre âge, élevés dans de fausses doctrines et nourris d'une histoire mensongère, ils redoutent tout ce qui peut développer la valeur morale ou physique de l'homme, convaincus que toute amélioration est un mal, tout progrès une décadence et toute lumière une torche incendiaire. D'autres, moins absolument hostiles au progrès, et souvent curieux pour eux-mêmes de savoir et de bien-être, mais peu confiants pourtant dans la justice de la Providence et dans la puissance de l'humanité, peu rassurés par conséquent sur la légitimité des biens dont ils jouissent et sur la vertu fécondante du travail qui les leur fournit, voient assez volontiers les notions élémentaires de l'écriture et du calcul se répandre autour d'eux, mais volontiers aussi borneraient à ces faibles ressources la participation du grand nombre aux richesses du petit nombre, persuadés qu'il faut à toute société des bars et une tête, et qu'il n'est pas bon que les bras se rapprochent trop de la tête. D'autres, enfin, verraient avec plaisir faire davantage et seraient même heureux de contribuer à le faire ; mais les préoccupations personnelles et la tiédeur de la volonté, les affaires, les intérêts, les études, le souci de la tranquillité et le soin du bien-être, la crainte de se compromettre ou celle d'échouer, le scrupule de la modestie qui se juge peu digne ou l'attrait de la paresse qui retient au foyer, et toutes ces mille considérations qui constituent dans chaque existence le lourd bagage du retardement, arrêtent chaque jour leur bonne volonté prête à agir, ou en réduisent l'effet à quelques faciles et inoffensifs secours, à un encouragement éphémère, à une aumône, à une approbation sans conséquence, à des voeux sincères mais stériles. Ce n'est là, il faut que nous le sachions, ni ce que le Ciel, ni ce que la terre demandent de nous ; et ce n'est pas à aussi bon marché que nous devons nous flatter d'obtenir ni la tranquillité en cette vie ni la miséricorde dans l'autre. Tous, quoi que nous fassions et qui que nous soyons, et dans la sphère la plus humble comme dans la plus élevée, nous avons charge d'âmes et nous avons charge de corps. Tous nous vivons, non pour nous seulement, mais pour nos semblables ; et tous, par une disposition merveilleuse de la Providence qui a su, en toutes choses, imposer le devoir sans porter atteinte au libre arbitre, nous ne vivons raisonnablement pour nous qu'autant que nous vivons utilement pour nos semblables.

J'espère que l'on ne se méprendra pas sur le sens de ces paroles. Personne plus que moi (ai-je besoin de le redire) ne croit à la liberté individuelle, et personne n'est plus éloigné d'en consentir, sous quelque prétexte que ce puisse être, la moindre abdication. Mais liberté oblige ; et c'est, précisément, parce que je ne reconnais, à l'activité d'aucun de nous d'autre règle qu'elle-même, que je crois plus importante la nécessité, pour chacun de nous, de bien employer son activité. C'est parce que je sais la valeur et la puissance de la personnalité humaine que je désire voir la personnalité humaine, dans le dernier de ses dépositaires comme dans le premier, atteindre son plus complet et son plus harmonieux développement. C'est parce que je ne veux pas imposer à mon prochain autre chose que l'abstention, que je veux qu'il se sente tenu à l'action ; et parce que je déclare nulles et inefficaces à son égard les injonctions de la loi qui lui commande le dévouement, que je proclame justes et fécondes les impulsions de la conscience et de l'intérêt que lui conseille la vertu. C'est pour cela que je termine par un appel à la bonne volonté individuelle un travail que j'ai commencé par un anathème à la générosité publique ; et qu'après avoir adjuré mes amis du progrès intellectuel de ne pas remettre aux mains de l'État la cause qu'ils veulent servir, je les adjure maintenant, non moins ardemment, de prendre directement en leurs mains cette grande cause et de faire, par eux-mêmes, pour leur honneur et pour leur bien, ce que ni le bien ni l'honneur ne leur permettent de faire faire par la loi.

Je n'insisterai pas davantage : l'espace et le temps me font défaut à la fois ; il m'en coûte, d'ailleurs, je ne puis le dissimuler, de démontrer si longuement, dans les colonnes d'un journal consacré à l'exposition des principes économiques, la valeur de la liberté et l'impuissance de la réglementation. Mais je montrerai, par deux exemples pris dans les deux systèmes qui font l'objet du débat, combien sont menteuses ces premières apparences qui ont entraîné tant d'excellents esprits, et quels sont, dès maintenant, sous nos yeux, les véritables fruits de l'enseignement obligatoire et de l'enseignement libre. L'Allemagne est la terre classique de l'enseignement obligatoire : c'est là que les lois sont le plus impératives, la pratique le plus stricte, les résultats le plus complets. Aussi l'Allemagne est-elle le modèle qui est le plus habituellement proposé à notre imitation. Quel tableau n'a-t-on pas fait, dans cette dernière discussion encore, de l'avancement des populations allemandes, de leurs connaissances, de leurs goûts studieux, de leur amour des arts et de leur tranquille ouverture d'esprit ? A ce tableau, il est vrai, nous connaissions tous une ombre, trop visible pour échapper à aucun regard, la tendance des Allemands à s'expatrier, indice apparemment de peu de bonheur et de satisfaction dans leur patrie : et de cet empressement à fuir les bienfaits d'un régime si paternel nous concluions, assez naturellement, que ce régime n'est pas parfait, et qu'il ne suffit pas, pour être un gouvernement accompli, de faire régulièrement au peuple, à ses frais, des distributions d'aliments pour la nourriture du corps ou pour celle de l'esprit. Mais on pouvait nous dire que ce n'était pas de ces distributions que venait le mal, et qu'en allant chercher, sur d'autres rivages, des conditions économiques ou politiques différentes, les émigrants allemands emportaient avec eux du moins, comme leur plus précieux capital, et cette éducation de la mère-patrie et le goût de l'étude qu'elle avait développé dans leurs âmes. Eh bien ! C'est le contraire qui est vrai ; et, au lieu d'avoir appris, en recevant l'instruction par force, à aimer et à respecter l'instruction, ils n'ont appris qu'à la détester et à la craindre. Quand, pour la première fois, une colonie d'Allemands fut devenue assez nombreuse aux États-Unis pour former une municipalité et prendre à ce titre l'administration elle-même, la première des résolutions qu'elle adopta fut l'interdiction d'apprendre à lire aux enfants. Il fallut, pour empêcher l'exécution de cette loi étrange et son renouvellement sur d'autres points, l'énergique intervention de la législature américaine [12]. Une telle aberration semble inconcevable. Et pourtant elle est naturelle. L'instruction avait été, en Europe, subie comme une violence du despotisme ; l'ignorance devait être, en Amérique, revendiquée comme un des privilèges de la liberté ; c'est ainsi que l'esclave, accoutumé à voir dans le travail le signe de la servitude, ne connaît, aux premiers jours de son émancipation, qu'une manière de se prouver à lui-même son indépendance, l'oisiveté.

Voici, au contraire, en regard de l'Allemagne, un pays où la loi est, plus que partout ailleurs, demeurée étrangère au développement intellectuel de la nation ; où, si le gouvernement fait parfois quelque chose pour l'instruction, peu de chose après tout, il n'impose rien non plus. C'est l'Angleterre. Là, on peut dire avec une vérité presque entière, quand des hommes s'instruisent, c'est qu'il leur convient de s'instruire ; et, quand des moyens d'instruction sont créés, c'est qu'une demande libre les a fait naître ou qu'un zèle spontané les a fournis [13]. Apprend qui veut ; montre qui veut. S'abstient qui veut et de montrer et d'apprendre. Ne semble-t-il pas, à première vue, que ce pays doive être le séjour privilégié de l'ignorance et de la paresse, et que la masse de la population doive y croupir de toutes parts dans un abaissement inconnu ailleurs ? Ouvrons les yeux cependant : que voyons-nous ? Partout l'instruction en honneur, et partout l'instruction accessible. Un mouvement intellectuel dont rien n'approche ailleurs, avec une tranquillité qu'ailleurs rien ne rappelle. Dans le villes, dans les bourgs, dans les villages, jusque dans les moindres hameaux, l'esprit du pauvre ouvert, stimulé, soutenu, par mille encouragements et par mille secours. des expositions permanentes, des cours professionnels, des journaux scientifiques ou moraux, portant partout la connaissance des arts, celle de la nature, celle de l'homme ou celle de la société. L'instruction universelle en un mot [14], et l'instruction voulue, aimée, goûtée, appréciée. Et quand, de ce pays sans cesse débordant de monde, des hommes s'éloignent pour porter au dehors leur activité et leur fortune, l'instruction et le goût de l'instruction les suivent parce que ce n'est pas un bagage étranger, mais une partie d'eux-mêmes : et dans le fond des déserts, au milieu des sauvages, et jusque dans les placers ou dans les champs, le colon, le mineur, le soldat, le convict même entretiennent et renouvellent ce feu sacré de la mère-patrie ; lisent, enseignent, discutent ; et par la lecture, par l'enseignement et par la discussion, étendent chaque jour sur la terre le domaine de l'intelligence avec l'empire de leur race, et font incessamment, dans les hommes et dans les choses, reculer la matière devant l'esprit.

Voilà ce que peut la contrainte. Et voilà ce que peut la liberté.

 

 

Je le dis donc sans hésiter en terminant : la cause de l'Enseignement obligatoire n'est pas la cause de l'instruction, c'est la cause de l'ignorance. On ne décrète pas plus le travail intellectuel que le travail matériel ; et la science, pas plus que la richesse, ne s'improvise par la volonté du législateur. Mais elle croît et fleurit partout où elle peut être cultivée sans entraves : car partout est un penchent irrésistible qui pousse l'homme à connaître ; et la soif de l'esprit n'est pas moins vive et moins insatiable que la faim du corps. N'est-ce pas le même sujet qui les éprouve toutes deux ? Sa nature n'est-elle pas une dans sa complexité ? Et les lois qui président à son développement ne sont-elles pas, comme lui, l'oeuvre harmonieuse d'une même et infaillible sagesse ? L'école économique est unanime, désormais, pour repousser du domaine de la production matérielle, toute intervention, bienveillante ou non, de la puissance législative : il est temps qu'elle soit également unanime pour défendre, contre les agressions ou les faveurs des pouvoirs publics, le domaine de la production immatérielle. Il est temps, si elle ne veut pas rouvrir elle-même, à la bande infatigable des Organisateurs, la brèche qu'elle a eu tant de peine à leur fermer, qu'elle se montre prête à combattre pour l'inviolabilité de la pensée, comme elle a combattu pour l'inviolabilité de la richesse, et qu'elle prenne garde de livrer la tête après avoir défendu les bras. "Notre unique objet, disait Mirabeau en 1789 en repoussant l'intervention de l'État dans l'Enseignement, est de rendre à l'homme l'usage de toutes ses facultés et de le faire jouir de tous ses droits... DANS NOS PRINCIPES, les hommes doivent être ce qu'ils veulent, vouloir ce qui leur convient, et faire toujours exécuter ce dont ils sont librement convenus. Il ne s'agit point de leur faire contracter certaines habitudes, mais de leur laisser prendre toutes celles vers lesquelles l'opinion publique ou des goûts innocents les appelleront ; et ces habitudes ne peuvent manquer de faire le bonheur des particuliers en assurant la prospérité nationale."

 

Je laisse mes lecteurs sous l'impression de ces paroles : et j'ai confiance qu'après les avoir méditées, ils reconnaîtront avec moi que Mirabeau n'a jamais rien dit de plus juste ; que nos principes, comme les siens, nous interdisent de faire contracter, par la force, de bonnes habitudes à nos semblables ; et que nous ne pouvons, sans les renier jusque dans leur essence, nous instituer nous-mêmes, sous quelque prétexte que ce soit, les pasteurs du troupeau du genre humain.

 

POST-SCRIPTUM. - Les pages qui précèdent étaient écrites, elles étaient même entre les mains de l'imprimeur de l'Économiste, lorsque me sont parvenues, avec le numéro du 10 décembre [15], les dernières observations de M. de Molinari. Peut-être, si ces observations m'avaient été connues plus tôt, n'aurais-je pas pensé pouvoir les laisser sans réponse, et me serais-je cru obligé de modifier, en conséquence, quelques parties au moins de ma conclusion. Aujourd'hui, et quoique le dernier article de mon savant adversaire ne soit rien moins qu'un exposé nouveau de sa doctrine, il ne serait plus à propos d'insister : et je ne chercherai pas à rouvrir une discussion que, d'un commun accord, nous avons déclarée, sinon épuisée, du moins suffisamment prolongée. Quelque éloignés que nous soyons de nous entendre, d'ailleurs, un point est acquis au débat, et c'est celui qui me tenait le plus à coeur. M. de Molinari reconnaît l'exactitude de la distinction que j'ai établie contre le domaine de la Morale et celui de la Loi : cela me suffit, car tout le reste est à mes yeux secondaire ; et, cette distinction admise, il est impossible, je le crois du moins, que l'incompétence du législateur en matière d'éducation n'en ressorte pas, avec le temps, pour tout esprit impartial et logique, comme une inévitable conséquence.

Je me borne donc à prendre acte de cette adhésion fondamentale ; et je renvoie, pour le surplus, mon honorable contradicteur et nos lecteurs à mes précédents développements. Ils y trouveront, je l'espère, s'ils veulent l'y chercher, ce que je ne puis dire ici.

J'hésiterais même à retourner ainsi la tête en arrière, et je me garderais, assurément, de demander, à ceux qui ont pris déjà la peine de me lire, de prendre encore la peine de me relire, si je ne trouvais, dans cette dernière réponse même, des raisons trop sérieuses de réclamer d'eux, comme un acte d'équité, ce suprême effort de patience. Mes idées appartiennent au public, et je ne récuse pas son jugement : mais il faut au moins que ce soient les miennes qu'il juge, et qu'il ne prenne pas, par une erreur trop commune, pour des paroles originales, des traductions plus ou moins libres. Or comment, s'ils n'avaient le soin de se reporter au texte primitif, des étrangers pourraient-ils éviter de semblables méprises, lorsque l'auteur même, qui sans doute sait mieux que tout autre ce qu'il a voulu dire, est parfois exposé à y tomber ? J'ai vu le moment (je le dis en toute humilité) où, grâce à la vive et mordante ironie de M. de Molinari, j'allais rire de bonne foi à mes dépens ; et la vertueuse indignation de M. E. de Laveleye a failli me faire éprouver pour moi-même une sincère horreur. Il n'a fallu rien moins, pour me disculper à mes yeux d'avoir justifié les plus coupables abus de la puissance paternelle, que la propre vue des lignes dans lesquelles j'ai condamné ces abus : ce n'est qu'en les lisant, dans la première et libre expression de ma pensée, que "le père ne peut ni tuer, ni blesser son enfant, ni altérer sciemment sa santé, son intelligence ou ses moeurs," et que, "s'il le faut, le magistrat averti doit intervenir," que je me suis senti le coeur net de toute excitation au meurtre et à la violence ; et, pour me bien convaincre que ma "doctrine barbare, empruntée au droit romain," ne refusait pas absolument à l'enfant toute "personnalité" et tous "droits," j'ai dû transcrire, jusqu'à trois fois, et en pesant minutieusement tous les termes, le passage dans lequel, après avoir appelé "les lois romaines," dans leurs dispositions relatives à la puissance paternelle, des "lois immorales et iniques," j'ai ajouté que "l'enfant est une personne, en ce sens qu'il a, comme toute personne, action contre l'injustice et la violence, de quelque côté qu'elles viennent," et réclamé expressément pour lui, au nom "des lois éternelles de l'équité," le bénéfice du "droit de légitime défense [16]." Tout compte fait, je ne puis que savoir gré à mes adversaires de m'avoir forcé à une vérification qui me raffermit ; mais ils ne trouveront pas étrange, après cet exemple, que je demande à nos lecteurs de la faire eux-mêmes et sur tous les points. Je leur demande, du reste, pour mes adversaires comme pour moi ; car je ne me crois pas plus infaillible qu'eux, et je n'ai pas plus envie de les faire condamner sur mes interprétations que je ne me soucie d'être condamné sur les leurs. Qui de nous peut répondre, dans l'entraînement de la lutte, d'être toujours équitable et impartial, et de ne jamais verser du côté où il penche ? et la Fontaine n'a-t-il pas fait l'histoire de tout le monde quand il nous a conté, avec sa fine bonhomie, la rapide multiplication de certain oeuf imaginaire ?

Les réflexions que je viens de faire sont en dehors de la discussion, et je ne pouvais me dispenser de les faire. Ce que j'aurais à ajouter maintenant serait de la discussion, et je n'en dois plus faire. Je pose donc ici la plume, en m'excusant de l'avoir tenue si longtemps. Mais je la pose, comme je l'ai prise, avec une conviction profonde de la vérité de la cause que j'ai défendue, avec un vif regret de voir cette cause combattue, comme elle l'est, par tant d'hommes de talent et de coeur. Je pense, comme je le pensais, que ni la richesse, ni l'instruction (qui est une richesse), ne peuvent être l'objet de mesures réglementaires ; que ce n'est pas de l'impulsion extérieure de la loi, mais de l'impulsion intérieure de l'intérêt et de la conscience, que peut venir l'amélioration matérielle ou morale du sort des hommes ; et que, s'il en est, dans le nombre, chez lesquels ces mobiles n'agissent pas avec assez d'énergie, ce n'est pas à l'action impérative des gouvernements, mais au zèle éclairé des citoyens qu'il faut demander de suppléer, par une excitation salutaire, à ce qui leur manque. Je pense que, si le père devait à son fils, quelles que soient sa position et ses ressources, ce qu'on a appelé, par un mot plus ambitieux que juste, "le pain de l'âme [17]," il lui devrait à plus forte raison le pain du corps ; et que, s'il lui devait le pain du corps et celui de l'âme, il lui devrait le travail qui les procure, l'économie qui les épargne, la sagesse qui les distribue, c'est-à-dire que sa vie entière, morale, physique, intellectuelle, serait à la discrétion du législateur, et que l'obligation décrétée sur un point conduirait à décréter l'obligation sur tous les autres. Je pense, enfin, que de telles doctrines sont des doctrines de découragement et de violence, qui marquent peu de respect pour la dignité de l'homme et peu de foi dans sa force, et qui ne seraient pas longtemps soutenues si nous voulions une fois bien comprendre ce que c'est que l'âme humaine, à quels ménagements elle a droit et quels devoirs elle impose. "Les hommes," a dit avec un rare bonheur un des plus généreux écrivains de notre époque [18], " que les hommes sont des forces intelligentes et volontaires, et pour les conduire il n'y a qu'une chose au monde, les faire vouloir." Mais pour les faire vouloir il faut vouloir soi-même, vouloir avec persévérance, avec chaleur, avec dévouement, il faut se donner à ceux qu'on veut gagner. On aime mieux leur ordonner d'agir. On remplace en conséquence le conseil par la prescription, l'effort individuel par la mesure légale, "l'inspiration par la permanence et la sympathie par le devoir social [19]." On organise, en un mot, tout ce qu'on trouve trop long d'attendre de la sagesse et du dévouement individuels, la charité intellectuelle ou la charité matérielle, la répartition des biens de l'âme ou celle des biens du corps. Mais dans toutes ces choses, et dans bien d'autres, "organiser, c'est détruire [20] ;" car on n'aligne les hommes, comme les arbres, qu'en les taillant : et l'on aura beau nous vanter les bienfaits de la tutelle et nous décrire les prodiges de la baguette sociale, nous ne cesserons pas de dire que "la tutelle est le pire moyen pour préparer l'indépendance, et que rien au monde de hâtif et de contraint n'est fécond [21]" et durable.

 

Notes

[1] Voir à ce sujet, dans le Manuel de morale et d'économie politique, de M. Rapet, la Journée d'un pauvre homme.

[2] Channing, Oeuvres sociales, édition de M. E. Laboulaye, p. 123.

[3] Id. Id., p. 117.

[4] Id. Id., p. 223 et suiv. - Je transcris les phrases les plus saillantes de ce passage, qui me paraît capital. "Nous somme tous, je le crains, dit Channing, aveuglés sur ce sujet par les erreurs et les préjugés de notre éducation. Nous sommes dispensés à nous imaginer que la seule éducation importante pour l'homme est celle qui lui vient des bibliothèques, des institutions littéraires, des riches établissements, c'est-à-dire des choses qui ne sont pas à la portée des pauvres... Or c'est un préjugé dont nous devrions rougir. J'affirme que l'éducation la plus relevée est à la portée du pauvre non moins que du riche. J'affirme que le riche peut faire partager au pauvre ses biens les plus précieux. Il n'y a rien dans l'indigence qui exclue les plus nobles progrès. Le Père commun, dans son impartialité, a destiné à tous les hommes ses dons les plus excellents. Les richesses exclusives, ou celles dont quelques privilégiés seulement peuvent jouir, sont choses sans valeur si on les compare à ce qui est donné à tous les hommes... Il est temps de nous débarrasser de nos idées puériles sur le progrès humain ; il est temps d'apprendre que des avantages qui sont le monopole de quelques préférés ne sont pas nécessaires au développement de la nature humaine, et que l'âme, pour s'élever, n'a besoin que de moyens qui sont accessibles à tous..."

"C'est chose ordinaire que de mesurer l'éducation des hommes par leur savoir ; et c'est certainement un élément et un moyen important de progrès : mais le savoir est varié, il diffère chez les individus suivant l'objet qui les occupe, et c'est d'après cet objet qu'on doit en apprécier la valeur. Ce n'est point l'étendue, mais la nature du savoir, qui donne la mesure de l'éducation. De vrai c'est la folie que de parler d'un savoir étendu. Le plus grand philosophe est d'hier et ne sait rien : Newton disait qu'il n'avait recueilli que quelques petits cailloux sur les bords d'un Océan sans limites... Il faut donc mesurer le progrès de l'individu non par l'étendue, mais par la nature de ses études ; et l'étude qui seule élève l'homme est à la portée de tous. La vérité morale et religieuse, tel est le trésor de l'intelligence ; et on est toujours pauvre sans cela. Elle est au-dessus de la vérité physique, autant que l'esprit est au-dessus de la matière, ou le ciel au-dessus de la terre..."

"Malheureux pauvres ! exclus des bibliothèques, des laboratoires et des établissements scientifiques ! Devant la sagesse de ce monde, il ne vous sert à rien que votre nature manifestée dans votre âme et dans celle des autres, que la parole et les oeuvres de Dieu, que l'Océan, la terre et les cieux vous soient ouverts ; que vous puissiez connaître les divines perfections, le caractère du Christ, les devoirs de la vie, les vertus, les généreux sacrifices, les belles et saintes émotions, qui sont la révélation et le gage du Ciel. Tout cela n'est rien ; tout cela ne peut vous élever au rang d'hommes instruits, parce que les mystères du télescope, du microscope, de la machine pneumatique et du creuset ne vous ont pas été révélés. Je voudrais qu'ils vous fussent révélés. Je crois que le temps approche où la bienfaisance chrétienne se plaira à répandre toutes les vérités, tous les arts, dans tous les rangs de la société. Mais en attendant, ne perdez pas courage : Un seul rayon de vérité morale et religieuse vaut toute la sagesse des écoles. Une seule leçon du Christ vous élèvera plus haut que des années d'étude sous des maîtres qui sont trop éclairés pour suivre le Guide céleste."

[5] T. II, p. 218.

[6] Ce chiffre est certainement devenu trop faible depuis la publication du livre de M. Dunoyer.

[7] La Belgique fait-elle malheureusement exception à ce progrès général, et l'état de la population y est-il tel, véritablement, que toute espérance d'amélioration spontanée semble impossible ? Les partisans de l'instruction obligatoire l'affirment. Ils connaissent leur pays mieux que moi, et je ne pus avoir la prétention de rectifier leurs appréciations. Je voudrais seulement leur demander quelques explications sur leurs propres chiffres, qui ne me paraissent pas tout à fait en harmonie avec la conclusion qu'ils en tirent. Dans le passage cité plus haut (p. 118) de la brochure de M. H. Deheselle, il est dit, d'après M. Ducpétiaux, "que 1 milicien sur 4 possède complètement les notions élémentaires de l'écriture, de la lecture et du calcul ; que 1 sur 2 sait lire et écrire ; que 42% enfin sont dénués de toute instruction." Ces chiffres s'accordent assez bien avec ceux donnés par M. de Molinari, p. 52, pour l'année 1856 *. D'après ceux-ci, en effet, sur 25 139 miliciens, on en trouve 7 992 sachant lire, écrire et calculer ; 6 005 sachant lire et écrire ; 2 217 sachant lire seulement ; et 8 925 ne sachant rien : si l'ignorance absolue paraît ici un peu moindre, c'est que les provinces arriérées ne figurent pas dans le relevé de M. de Molinari. Un quart des hommes de dix-huit ans sachant bien lire, écrire et compter, un quart environ sachant lire et écrire, un petit nombre lisant tant bien que mal, et près de moitié ne sachant rien ; voilà, d'après la statistique, l'état actuel des jeunes gens en Belgique. Que cet état ne soit pas satisfaisant, on ne peut le nier : mais va-t-il en s'empirant ou en s'améliorant ? voilà ce qu'il importe de savoir. Les Belges soutiennent qu'il va en s'empirant, et M. Deheselle déclare, après M. Ducpétiaux, que "la jeune génération est plus ignorante que son aînée." M. de Molinari est du même avis. Cependant M. de Molinari rapporte qu'en 1846 le nombre des miliciens absolument illettrés, dans la Flandre occidentale (la seul province pour laquelle il fasse ce rapprochement) était de 2 360 sur 5 883 ; il est aujourd'hui de 2 088 sur 5 910 : il a donc diminué en dix ans, dans cette province, de 4 1/2 % environ. M. Deheselle et M. Ducpétiaux donnent de leur côté, pour le relevé de l'état intellectuel des ouvriers (deux sexes compris), 65% d'ignorance absolue, 25% d'instruction imparfaite, et 10% seulement, un dixième, d'instruction primaire complète. est-il besoin d'être statisticien pour voir que ces chiffres attestent, en faveur des miliciens sur la masse de ouvriers, c'est-à-dire en faveur de la jeune génération actuelle sur l'ensemble des générations existantes, un progrès sensible, puisque la proportion de l'ignorance absolue, qui est de 65% pour les uns se réduit à 42 pour les autres ; tandis que celle de l'instruction imparfaite monte de 25% à 50, et que celle de l'instruction primaire complète s'élève de un dixième à un quart ? Je sais qu'il ne serait pas exact de prendre ces proportions comme présentant véritablement l'état comparatif de la jeunesse à l'ensemble de la nation, par conséquent la mesure du progrès, et que les données précédentes ne peuvent fournir cette mesure avec précision, parce que dans un cas il s'agit des hommes seulement, tandis que dans l'autre il s'agit des deux sexes ; parce qu'aussi parmi les miliciens figurent toutes les classes de la société, et que les plus éclairés manquent dans l'autre tableau. Il n'en est pas moins vrai qu'elles ne peuvent laisser de doute sur le progrès de l'instruction, puisque, même en supposant les femmes presque totalement illettrées, l'avantage resterait encore à la jeune génération, puisqu'aussi le chiffre moins élevé de l'ignorance compète ne peut être expliqué que par un progrès des dernières classes.

La comparaison serait encore plus à l'avantage de la génération actuelle si l'on prenait les chiffres cités par M. de Molinari, d'après M. Ducpétiaux, dans ses dernières observations. Ces chiffres (V. p. 167) sont encore moins favorables à la masse de la population, puisqu'ils ne constatent, à Gand notamment, que 5% à peine d'instruction sérieuse, 10 d'instruction telle quelle, et 80% d'ignorance absolue. Comparez ces chiffres ave ceux de la milice dans la Flandre orientale en 1856, et prononcez.

* Quelques erreurs m'ayant échappé dans l'impression de ces chiffres, je les reproduis ici pour erratum et en les groupant de manière à en faire apercevoir les rapports.

Inscrits Sachant lire, écrire et calculer Sachant lire et écrire Sachant lire seulement Complètement illettrés
Flandre occident.5 9101 3231 6758242 688
Brabant 6 6172 7121 3862652 254
Limbourg 4 647497549184417
Anvers 3 3731 6408782421 013
Flandre orient. 7 3921 8201 5177023 153
Totaux 25 1397 9926 0052 2778 925

[8] Exposé de motifs et projet de loi présentés à la Chambre des députés, le 5 mai 1846, par M. de Salvandy, p. 3.

[9] Id., p. 11.

[10] Id., p. 3. - Je reproduis ici la paragraphe tout entier. "La loi de 1833 a rendu au pays le plus grand service qu'il pût attendre d'un gouvernement éclairé et libéral. Elle a réellement fondé l'instruction populaire parmi nous ; elle a créé un état de choses qui a rapidement développé, au sein des toutes les classes de la population, les éléments des connaissances nécessaires à tous les hommes pour leur bien-être et leur dignité. Elle a préparé l'époque prochaine, nous l'espérons, où la plus irrémédiable des inégalités, celle qui sépare l'instruction de l'ignorance, aura disparu du milieu de nous. Et l'on ne peut assez admirer qu'au milieu des orages d'une révolution qui n'avait pas encore marqué ses limites et affermi ses destinées, un si puissant instrument, etc."

Voilà un généreux enthousiasme. Mais j'avoue qu'il ne me persuade qu'à demi, et que j'ai peine à croire que "l'inégalité qui sépare l'instruction de l'ignorance soit, plus que celle qui sépare la richesse de la pauvreté, destinée à "disparaître PROCHAINEMENT du milieu de nous ; encore moins que l'une ni l'autre doivent être supprimées par le législateur.

Plus loin M. de Slavandy propose de faire payer la rétribution scolaire par douzièmes, et non par mois de présence réelle à l'école, afin de rendre la fréquentation des écoles plus régulières (c'est une forme d'obligation comme une autre). - Il s'occupe ensuite d'assurer aux instituteurs "le strict nécessaire partout, le superflu nulle part" (1 fr. 50 par jour, pp. 10 et 13, c'est assez strict en effet) ; et il termine en disant que le projet de loi a pour but "d'assurer de plus en plus à la masse du peuple de France le plein usage du premier des instruments que Dieu ait donné à l'homme, l'intelligence développée et assainie par l'éducation."

[11] Je pourrais citer, en ce moment même, des pays où c'est un acte punissable d'apprendre à lire à un enfant et où la géographie est interdite à moins d'autorisation spéciale.

[12] Je tiens ce fait de mon savant oncle, M. H. Passy.

[13] "En Angleterre, la liberté de l'enseignement est entière." (Ch. Vergé, art. INSTRUCTION, du Dict. d'Econ. polit.) Je dois dire, pour être tout à fait exact, qu'aux yeux de bons juges cette liberté n'est pas aussi complète qu'on le dit, et que les privilèges des universités, par exemple, ont une influence fâcheuse et retardatrice sur l'éducation non des riches seulement, mais des pauvres aussi. Quoi qu'il en soit, la liberté est incomparablement plus grande en Angleterre que partout ailleurs, et nous ne pouvons comparer que du plus et du moins. Nulle part il ne nous est donné de voir ni la liberté absolue, ni l'absence absolue de la liberté.

[14] V. à ce sujet, le discours récent de lord Brougham, sur la littérature populaire, où sont constatés les progrès vraiment merveilleux de cette littérature. Plusieurs journaux, excellents, ont des centaines de mille abonnés et des millions de lecteurs. On trouvera ci-après les chiffres exacts dans un article du Journal des Débats du 30 novembre qui contient l'analyse et l'appréciation du discours de lord Brougham, et qui m'a paru mériter d'être reproduit.

[15] 1858.

[16] V. second article, p. 102.

[17] M. Ximènes Serrano, à la Société d'Économie politique de Madrid *.

* J'ai le regret d'apprendre, au moment où je corrige les épreuves de cette page, que M. Serrano vient d'être enlevé par une mort prématurée.

[18] M. Modeste, dans le livre du Paupérisme, p. 478.

[19] Id., p. 479.

[20] Id., p. 488.

[21] Id., p. 538. - V. ci-après ce passage au plus long.


Précédent  |  Suite  |  Table des matières  |  Page d'accueil