De l'Enseignement obligatoire

 

 

Deuxième partie : discussion

Dernières observations de M. G. de Molinari

 

I.

 

Il est temps de clore cette discussion. Notre honorable et éloquent adversaire a présenté, avec l'élévation de pensée et de style qui lui est propre, la thèse de l'enseignement non obligatoire : nous nous sommes attaché à développer la thèse opposée. Il ne nous reste plus, à l'un comme à l'autre, qu'à résumer, en marquant bien les points sur lesquels porte notre dissentiment.

 

Notre honorable contradicteur a pris soin, au début de la discussion, de distinguer le domaine de la morale de celui de la loi. Nous avons à peine besoin de déclarer que nous admettons pleinement cette distinction. La morale prescrit le bien, tandis que la loi doit se borner simplement à empêcher le mal, en respectant autant que possible la liberté humaine. Quelquefois, trop souvent, la loi agit d'une manière préventive, c'est-à-dire qu'elle interdit en tout ou en partie l'usage d'une liberté pour empêcher un mal que l'abus possible de cette liberté peut engendrer. Cette manière de procéder de la loi est la plus coûteuse et la plus grossière, en ce qu'elle restreint, au grand dommage de tous, la sphère de l'activité humaine ; en ce qu'elle empêche les actions utiles de se produire en même temps que les actions nuisibles, en ce qu'elle détruit le bon grain avec l'ivraie. D'autres fois, la loi se borne à réprimer les abus de la liberté ; et cette répression a pour résultat naturel de prévenir, dans une mesure plus ou moins forte, selon que la peine est plus ou moins bien proportionnée avec le dommage infligé et surtout plus ou moins certaine [1], le renouvellement des actes nuisibles.

Ainsi donc, tandis que la morale apparaît comme la règle souveraine que l'homme doit consulter avant d'user de sa liberté, autrement dit comme le code de la justice naturelle, la loi se borne à connaître des actes nuisibles qu'engendre l'inobservation de ce code de la justice naturelle, et à les réprimer. Le domaine de la loi est, comme on le voit, extrêmement restreint, en comparaison de celui de la morale ; et l'on peut ajouter que ce domaine se resserrera de plus en plus, à mesure que les hommes sauront mieux à quel point tout manquement aux règles de la justice naturelle leur est dommageable, à quel point ils nuisent aux autres et ils se nuisent à eux-mêmes en s'écartant des prescriptions de ce code divin. Un jour arrivera sans doute, lorsque la morale aura été suffisamment étudiée et enseignée d'après la méthode expérimentale, lorsque l'étendue du dommage causé par chaque manquement aux règles de la justice naturelle et les incidences de ce dommage seront bien connues, en d'autres termes, lorsque la morale sera descendue des nuées pour prendre sa place parmi les sciences positives comme le voulait Bentham ; un jour arrivera, disons-nous, où les hommes comprendront assez bien la nécessité d'obéir à ses prescriptions, pour que les délits et les crimes n'apparaissent plus que comme des actes affligeants d'idiotisme ou d'insanité intellectuelle. L'échafaud et la prison deviendront inutiles, l'hôpital des fous suffira, et la pratique raisonnée et universelle de la morale positive permettra d'économiser presque entièrement le coûteux appareil de la répression légale.

Mais nous n'en sommes point encore arrivés là. Les hommes sont, hélas ! fort éloignés de comprendre à quel point leur intérêt bien entendu leur commande d'observer eux-mêmes la justice. Il faut donc que la loi positive intervienne, sinon chaque fois qu'ils y manquent, du moins chaque fois que la Communauté peut recueillir un bénéfice de son intervention, - chaque fois que les frais et les nuisances qu'il est dans la nature de cette intervention d'occasionner, demeurent suffisamment au-dessous du dommage causé par le manquement aux règles de la justice naturelle pour que l'opération de la répression, entreprise au nom, avec les capitaux et dans l'intérêt de tous, couvre ses frais, et procure à tous un bénéfice raisonnable.

Cela étant, il s'agit de savoir : 1° si le père manque à la justice en s'abstenant ou en négligeant de donner ou de faire donner une certaine somme d'instruction à son enfant ; 2° si ce manquement est assez grave et assez nuisible pour nécessiter l'intervention répressive de la loi.

 

Pour résoudre la première question, c'est-à-dire pour décider s'il est injuste de ne point donner à un enfant une certaine somme d'instruction, déterminée par les exigences de l'état social où il sera appelé à prendre place, qu'avons-nous à faire ? Nous avons à rechercher, et à rechercher uniquement, s'il y a ici, oui ou non, une obligation positive ; si un homme qui donne le jour à un enfant se trouve par là même obligé à fournir à cet enfant les moyens de devenir un homme ; en d'autres termes, si l'acte de la génération, - acte libre, puisqu'il s'agit de l'homme et non du bétail, - engendre, une responsabilité ; s'il en résulte une dette des parents envers l'enfant ; et, dans l'affirmative, si, les frais de l'instruction élémentaire doivent être compris dans cette dette.

Sur cette question fondamentale, le désaccord entre notre honorable adversaire et nous, est, nous avons le regret de le dire, aussi complet que possible. Nous affirmons qu'il y a obligation, dette contractée par les parents envers l'enfant, en vertu du fait libre de la génération. M. Frédéric Passy le nie. Nous ajoutons que, dans l'état social actuel, les frais de l'instruction élémentaire doivent être compris dans cette dette. M. Frédéric Passy le nie encore. Nous sommes d'avis enfin que la société peut utilement faire intervenir la loi et la puissance publique pour assurer l'accomplissement de cette obligation, l'acquittement de cette dette. M Frédéric Passy, conséquent avec lui-même, persiste, bien entendu, à le nier.

Voici l'objection capitale qu'il nous oppose. C'est qu'on ne peut s'obliger, s'engager qu'envers une autre personne, et que l'enfant n'est pas une personne distincte du père et ayant des droits qui lui soient propres. Aux yeux de notre honorable adversaire, l'enfant n'est, en quelque sorte, qu'une dépendance des êtres qui lui ont donné le jour. "La puissance paternelle, dit-il, est un fait naturel ; l'enfant, jusqu'à ce qu'il ait acquis la plénitude de son être, est une dépendance de l'être de ses parents ; il n'a point, il ne peut avoir de droits actifs contre eux, parce qu'il n'est pas en état d'en exercer par lui-même et que lui en reconnaître, c'est les conférer à la Société, c'est-à-dire à tout le monde." D'après cette théorie, l'enfant est donc à la merci de la puissance paternelle, il n'a aucun droit actif contre ses parents, et par conséquent il ne lui est rien dû par eux, dans l'acception juridique du mot. En sorte que le nourrir, l'élever, l'instruire, ce n'est de leur part qu'un acte de convenance ou de bienveillance, comme on voudra. Ils pourraient s'en abstenir, sans que la loi eût rien à y voir, "comme on peut s'abstenir de donner une aumône à un pauvre dans un cas de nécessité indispensable, d'aller chercher un médecin pour un malade sur le point de périr." En d'autres termes, les relations des parents avec leurs enfants appartiennent au domaine de la bienfaisance, et non point au domaine de la justice.

Dans cet ordre d'idées, l'enseignement obligatoire doit naturellement apparaître comme une véritable monstruosité. Car le père ne doit rien à son enfant ; il n'est pas plus son débiteur que le riche n'est le débiteur du pauvre, et en l'obligeant à acquitter comme une dette ce qui n'est qu'un pur effet de sa bonté, de sa libéralité, on porte atteinte à sa liberté, à sa propriété ; on soumet, pour ainsi dire, la paternité au régime de la charité légale.

Nous concevons donc parfaitement que notre honorable adversaire se montre hostile à l'enseignement obligatoire. Nous nous rallierons certainement à son opinion si, comme lui, nous pensions que les pères n'ont envers leurs enfants que des devoirs de charité et non des devoirs de justice. Car nous sommes autant que lui les adversaires de la charité légale.

Mais nous le supplions d'examiner avec attention les conséquences de sa théorie, et nous sommes persuadé qu'il reculera devant elles. Ainsi, il n'admet point que l'enfant soit une personne ayant une existence et des droits distincts de ceux des auteurs de ses jours. Il le considère comme une simple "dépendance de l'être de ses parents." Mais, s'il en est ainsi, les parents n'ont-ils pas le droit de disposer à leur guise de cette dépendance d'eux-mêmes ? S'il ne leur convient point, par exemple, d'élever un enfant, n'ont-ils pas le droit de le laisser périr ? En vain on dira que la vie des enfants est sous la protection des lois qui garantissent la vie de tous les membres de la société : ces lois ne peuvent être invoquées en leur faveur. Car l'enfant ne saurait être considéré comme un membre distinct de la société, ce n'est pas un être ayant une personnalité et des droits qui lui soient propres, et en supposant que des parents jugeassent convenable de se retrancher un enfant, soit par le motif qu'il est contrefait ou vicieux, soit parce que la naissance ou l'existence de cet enfant serait de nature à leur porter un préjudice quelconque, la loi n'aurait pas à intervenir pour les en empêcher. L'homme est, en effet, propriétaire de sa personne et des dépendances qui y sont attachées, il a le droit d'en disposer selon sa convenance, et la société serait aussi peu autorisée à punir l'avortement et l'infanticide que la tentative de suicide.

Voilà où conduit la doctrine de notre honorable adversaire, doctrine qu'il a empruntée au Droit romain, en essayant, à la vérité, d'y infuser une dose édulcorante de charité chrétienne. Mais ces deux corps ne se combinent point, comme dirait un chimiste : la charité n'a point la puissance de modifier le droit. Si le père est le maître de son enfant comme il est le maître de sa propre personne, il peut en disposer à sa guise. Les autres membres de la société dont il fait partie auront beau lui dire que la bienveillance, la charité, la pitié, la religion, lui commandent d'élever ses enfants et de bien les traiter ; il est libre de n'être ni bienveillant, ni charitable, ni humain, ni religieux ; et, s'il lui plaît de les tuer, personne n'aura rien à y voir, - à moins qu'on ne s'avise de donner force de loi aux conseils de la bienveillance, aux inspirations de la charité et de la pitié, aux préceptes de la religion ; à moins qu'on ne fasse de la bienveillance, de la charité, de la pitié et de la religion légales.

Tout ce qu'on peut faire en suivant cette doctrine, c'est de recommander avec insistance aux pères d'être bons et miséricordieux envers leurs enfants ; mais, s'ils manquent à ces devoirs de bienveillance et de charité, on n'est nullement autorisé à les punir, et parmi les réformes à introduire dans le Code pénal il faut placer en première ligne la suppression des pénalités édictées contre l'avortement et l'infanticide. Nous ignorons si notre honorable adversaire a jamais été membre d'un jury ; mais s'il s'est trouvé dans ce cas et s'il a eu à prononcer sur ce tels crimes, il n'a pu rendre un verdict de culpabilité sans mettre sa conscience en contradiction avec sa doctrine. Nous sommes bien convaincu qu'il aura passé outre, mais combien d'hommes ont le sentiment du juste et de l'honnête assez développé pour que les erreurs de leur esprit demeurent sans influence sur les verdicts de leur conscience ? Ne suffit-il pas de lire les comptes rendus des tribunaux pour se convaincre du funeste relâchement qui s'est introduit dans la recherche et dans la punition des crimes dont nous parlons ? C'est à peine, par exemple, si la pratique de l'avortement, devenue presque usuelle dans certains grands centres de population et de corruption, donne lieu à des poursuites. Quant à l'infanticide, on lui accorde presque toujours le bénéfice des circonstances atténuantes. récemment encore un tribunal, que nous ne nommerons pas, se bornait à condamner à six mois de prison une fille qui avait étouffé et dépecé son enfant. Si cette misérable s'était avisée d'aller tuer et dépecer un porc, avec circonstance aggravante de bris de clôture dans la propriété d'autrui, elle n'en aurait pas été quitte pour si peu. Voilà les fruits de la doctrine romaine sur la puissance paternelle. Cette doctrine barbare, notre honorable adversaire ne peut, quoi qu'il fasse, la répudier pour ce qui touche à la vie des enfants, tout en l'acceptant pour ce qui concerne leur éducation. La logique lui commande de la répudier ou de l'accepter tout entière. Il n'y a pas de moyen terme.

 

II.

Nous la répudions, quant à nous, de toutes nos forces. Nous croyons que les rapports des parents avec leurs enfants sont, avant tout, des rapports de justice. Nous croyons que le fait de donner le jour à un enfant (que ce soit dans le mariage ou en dehors du mariage, peu importe !) [2] implique la création d'une obligation naturelle, aussi positive et aussi respectable, partant aussi digne de la sanction de la loi, que toute obligation conventionnelle ; nous croyons que les parents contractent, en donnant le jour à un enfant, une dette envers lui, dette qui s'élève au montant des frais nécessaires pour en faire un homme, en calculant ces frais au minimum.

Voici comment nous motivons cette théorie de l'obligation paternelle, qui se substitue à celle de la puissance paternelle à mesure que l'empire de la justice prend davantage, dans les relations sociales, la place de l'empire de la force.

 

Le fait de la reproduction est libre. Aucune loi, au moins chez les peuples modernes, n'intervient pour la rendre obligatoire. Dans certains pays, on l'encourage encore par des primes ; mais, en général, on a compris, même dans les pays de bureaucratie qu'il n'était pas nécessaire d'employer soit la contrainte, soit un stimulant quelconque, pour obliger ou encourager les hommes à s'acquitter de cette tâche. On est donc parfaitement libre, même en Belgique et en France, de donner ou de ne pas donner le jour à un enfant.

Quelle est la conséquence de cette liberté de la reproduction ? C'est que la responsabilité qui en dérive doit retomber tout entière sur ceux qui en font usage ; c'est qu'ils ne peuvent être aucunement autorisés à la faire retomber sur autrui, sur la société par exemple.

Cela étant bien entendu, voyons en quoi peut consister cette responsabilité.

Deux êtres s'unissent. Un troisième être le fruit de cette union. Si cette nouvelle créature humaine naissait, comme la Minerve issue du cerveau de Jupiter, avec son plein développement physique et moral, les parents n'auraient aucun souci à prendre d'elle, et leur responsabilité serait, dans ce cas, à peu près nulle. Mais la nature n'a pas voulu que l'homme se formât d'un seul jet, d'une seule coulée comme une statue de bronze ou comme l'antique Sagesse issue du cerveau divin ; elle a voulu que l'oeuvre de la production humaine fût lente et successive ; elle a voulu, - et bénie soit sa volonté ! - que l'enfant précédât l'homme. Or qu'est-ce qu'un enfant, et à quelles conditions peut-il subsister et devenir un homme ? L'enfant, c'est l'homme à l'état de germe ; mais ce germe ne peut, toujours en vertu des lois de la nature, subsister et se développer de lui-même. Abandonnez-le, il périt. Il lui faut un tuteur, qui se charge de l'entretenir, de l'élever, de le former, qui prenne en un mot la responsabilité de son existence, jusqu'à ce qu'il soit en état de l'assumer lui-même. La tutelle est comme on le voit, le complément naturel et nécessaire de la conception et de la naissance. Elle sert à achever, - mais lentement, difficilement et à grands frais, - une oeuvre conçue dans la joie comme toutes les oeuvres de ce monde, et, comme elles aussi, enfantée dans la douleur.

En donnant le jour à un enfant on n'accomplit qu'une portion, et de beaucoup la plus aisée, de l'oeuvre de la reproduction humaine. L'enfant mis au monde, il s'agit de remplir, vis-à-vis de lui, les obligations de la tutelle, et c'est dans l'accomplissement de ces obligations que se résout la responsabilité attachée à la paternité.

Supposons cependant que des parents dénaturés veulent s'exonérer de cette charge, supposons qu'après avoir mis un enfant au monde, ils ne jugent pas à propos de se charger des soins et des frais de la tutelle, qu'arrivera-t-il ?

Il arrivera de deux choses l'une : ou que l'enfant abandonné par eux mourra, ou qu'il sera recueilli et élevé par la charité publique ou privée.

Dans le premier cas, l'abandon équivaudra à une condamnation à mort, autrement dit à un assassinat.

Dans le second cas, l'abandon se résoudra en une simple escroquerie, ou, mieux encore, en une affaire de chantage. On sait qu'il existe des âmes charitables et bonnes, auxquelles la mort ou les mauvais traitement infligés aux enfants inspirent une horreur particulière. Que fait-on ? On exploite ce bon sentiment, et l'on place ces âmes charitables dans l'alternative que voici : ou de laisser périr un être débile et sans appui, que tous leurs généreux instincts leur commandent d'assister, ou de s'imposer le fardeau de la tutelle de cet abandonné. N'est-ce pas une véritable escroquerie, ou, si l'on veut, une violence morale exercée sur les bons sentiments d'autrui, une variété particulière de chantage ? Aussi la loi, qui a pour mission spéciale de punir les atteintes à la vie et à la propriété d'autrui, sévit-elle avec raison contre l'abandon des enfants, en graduant les peines selon les circonstances de l'abandon, selon que le caractère de l'assassinat ou celui de l'escroquerie y domine davantage. (Art. 349 à 353 du Code pénal.)

A la vérité, la charité publique est intervenue pour empêcher ce délit de se produire. Des hospices d'enfants trouvés avec des tours ont été ouverts aux frais du public pour recueillir les malheureuses créatures envers lesquelles des parents dénaturés refusent d'acquitter les obligations onéreuses de la tutelle. La loi n'a pas à s'occuper directement de cette délégation de tutelle, laquelle doit demeurer parfaitement libre. Mais son intervention n'est pas moins nécessaire à d'autres égards. Les parents qui déposent un enfant dans un hospice reçoivent la charité jusqu'à concurrence du montant des frais d'élève de cet enfant. Quand il s'agit de charité publique, c'est-à-dire de charité faite aux dépens de tous, pauvres et riches, la loi devrait intervenir évidemment pour constater si les parents sont véritablement indigents, et, dans la négative, les soumettre à une pénalité, comme ayant commis un acte de fraude, en s'attribuant en vue d'un bénéfice une qualité qu'ils n'avaient point. Enfin, la loi doit intervenir encore pour s'assurer si ceux qui ont assumé sur eux les obligations de la tutelle des enfants trouvés ou abandonnés remplissent ces obligations dans toute leur étendue, si leur charité n'est pas meurtrière ou dommageable pour ceux qui en sont l'objet.

La loi intervient donc et, dans ce système, elle intervient avec raison, lorsque les parents trouvent bon de s'exonérer du fardeau de la tutelle en abandonnant leurs enfants. Car cet abandon se résout dans certains cas en un véritable arrêt de mort prononcé contre l'enfant, en d'autres cas en un dommage formel, positif, causé à ceux qui assument sur eux le fardeau de la tutelle de l'enfant abandonné ; enfin, dans le cas même où ils s'en chargent de leur plein gré, sans qu'aucune violence morale ait été exercée sur eux, la loi est encore fondée à intervenir, soit pour rechercher s'il n'y a pas fraude, simulation d'indigence de la part des parents, ou incurie dommageable de la part de ceux qui se chargent, à leur place, de la tutelle de l'enfant.

Mais, supposons qu'il n'y ait pas abandon ; supposons que les parents consentent à achever eux-mêmes l'oeuvre qu'ils ont librement commencé, supposons qu'ils se chargent, comme c'est leur devoir, de la tutelle de leur enfant, la loi n'a-t-elle pas à s'occuper de la manière dont ils en remplissent les obligations ?

Nous venons voir que la formation d'un enfant implique de certaines dépenses, de certains frais, qui doivent être nécessairement déboursés ; qu'en admettant que les parents refusent d'acquitter cette dette, elle doit être acquittée par d'autres, sinon l'enfant meurt. Maintenant, supposons que les parents, tout en conservant la tutelle de leur enfant, n'en remplissent pas complètement et loyalement les obligations ; supposons qu'ils imposent à l'enfant des privations matérielles et qu'ils l'accablent d'un travail hâtif de manière à nuire à sa santé et à entraver son développement physique, supposons encore qu'ils s'abstiennent de lui fournir les aliments nécessaires au développement de ses facultés intellectuelles, qu'en résultera-t-il ? Il en résultera évidemment encore un dommage infligé directement à l'enfant et, indirectement, à la société dont il est appelé à faire partie. On peut toutefois laissé de côté le dommage infligé à la société par les manquements aux obligations de la tutelle paternelle pour ne s'occuper que du dommage infligé à l'enfant. Ce dommage résultant soit de l'insuffisance des aliments matériels, d'un travail hâtif et abusif, ou de la privation des aliments intellectuels, ce dommage n'est-il pas positif ? ne constitue-t-il pas une nuisance appréciable ? Notre honorable adversaire établit ici une distinction : il admet qu'on poursuive et qu'on punisse le père qui inflige des mauvais traitements à son enfant qui le laisse périr d'inanition, et, selon toute apparence aussi, quoiqu'il ne se prononce pas à cet égard, le père qui abrège la vie de son enfant en lui imposant le fardeau d'un travail hâtif ; mais il n'admet point que le père qui s'abstient de donner à son enfant l'alimentation intellectuelle soit passible d'une peine quelconque, parce qu'à son avis s'abstenir de faire le bien, ce n'est pas faire le mal. sans doute, et notre honorable adversaire aurait raison si la tutelle avec ses charges naturelles ne constituait point une obligation, une dette à acquitter. Mais, s'il y a obligation, s'il y a dette, comme nous croyons l'avoir prouvé, l'abstention équivaut à l'action. Si j'ai souscrit un billet, et que je m'abstienne de le payer, mon abstention ne cause-t-elle pas un dommage, aussi bien que si j'avais effectivement agi pour m'approprier la somme dont il s'agit ? D'ailleurs, si cette distinction subtile entre l'action et l'abstention était fondée, ne devrait-on pas l'appliquer aux aliments du corps aussi bien qu'à ceux de l'esprit ? d'où il résulterait que le père qui aurait tué son enfant à coups de couteau serait passible d'une peine, tandis que celui qui se serait borné à le laisser mourir de faim échapperait à l'action répressive de la loi.

Si donc la tutelle est une charge dont les parents ne peuvent s'exonérer en abandonnant leur enfant, en vue de le laisser mourir ou d'obliger les autres membres de la société à en supporter les frais ; s'ils sont tenus d'acquitter cette dette ; la loi, qui les punit lorsqu'ils la répudient ouvertement, n'est-elle pas fondée à examiner de quelle façon ils s'en acquittent ? N'est-elle pas fondée à rechercher s'ils la paient en totalité et sans fraude ? Si on lui refuse le droit d'intervenir dans ce cas, ne serait-il pas plus logique de lui refuser d'intervenir aussi dans l'autre ? De deux choses l'une, encore une fois, ou l'obligation de la tutelle existe ou elle n'existe point : si oui, la loi peut et doit exiger qu'elle soit complètement remplie ; si elle n'existe point, l'intervention de la loi n'est admissible dans aucune mesure, et il faut proclamer la liberté de l'avortement et de l'infanticide ; il faut, comme en Chine, laisser librement exposer les enfants, voire même permettre qu'on les utilise en les donnant en pâture aux porcs.

 

III.

Mais, objecte encore notre honorable adversaire, cette obligation, en admettant qu'elle existe, est indéterminée de sa nature. On ne peut la spécifier exactement : elle varie d'ailleurs suivant la situation des pères, suivant les circonstances sociales, etc. Or, la loi n'a pas à s'occuper des obligations non déterminées.

Nous ne croyons point, pour notre part, qu'au strict point de vue de la justice la situation des pères puisse être prise comme un élément d'appréciation de l'étendue de leurs obligations envers leurs enfants. Que l'enfant reçoive les soins et l'éducation nécessaire pour en faire un homme utile, c'est-à-dire un homme qui puisse vivre et couvrir ses frais d'existence, fut-ce au plus bas degré de l'échelle sociale, voilà le minimum que la loi peut exiger, rien de plus. Or, ce minimum, n'est-il point facile de le spécifier ?

On spécifie bien, ne l'oublions pas, les obligations de la tutelle artificielle. Pourquoi ne parviendrait-on pas à spécifier celles de la tutelle naturelle ? Lorsque des enfants viennent à être privés de leur père, la loi a soin de pourvoir à ce qu'il leur soit donné un tuteur ; et, s'il arrive que ce tuteur ne s'acquitte point convenablement de la mission qui lui a été dévolue, la loi intervient en faveur des pupilles. S'il néglige, par exemple, de leur faire donner une éducation suffisante, elle le contraint à y pourvoir. Or, pourquoi, ce qui est praticable et pratiqué dans le cas de la tutelle artificielle, ne le serait-il point dans le cas de la tutelle naturelle ? si, le père mort, la loi peut spécifier et spécifie les obligations de la tutelle, pourquoi ne le pourrait-elle pas, le père étant vivant ? Pourquoi enfin ne contraindrait-elle point le tuteur naturel à remplir ses obligations comme elle contraint le tuteur artificiel à remplir les siennes ?

Si la loi n'intervient guère, si elle intervient trop peu dans la gestion de la tutelle naturelle, ce n'est point, comme notre honorable adversaire le suppose, parce que le droit ou la possibilité d'intervenir lui manque, c'est tout simplement parce qu'elle se fie au sentiment de la paternité ; c'est parce qu'elle estime que ce sentiment est assez puissant pour assurer l'acquittement intégral des obligations de la tutelle naturelle ; tandis qu'elle ne possède point la même sécurité lorsqu'il s'agit de la tutelle artificielle. En d'autres termes, ce n'est point faute de pouvoir préciser les obligations des pères envers leurs enfants qu'elle ne s'occupe point de la manière dont ces obligations sont remplies ; c'est uniquement parce qu'elle suppose que le sentiment de la paternité y pourvoira, de manière à rendre son intervention inutile.

Cette confiance est-elle bien fondée ? c'est là ce qu'il nous reste à examiner.

 

Si la société ne se composait que des classes aisées, l'intervention de la loi pour assurer l'accomplissement intégral des obligations de la tutelle naturelle serait inutile en effet, les pères de famille des classes moyennes et supérieures mettant pour la plupart un louable orgueil à les bien remplir, quelques-uns même exagérant leurs sacrifices dans l'intérêt plus ou moins bien entendu de leurs enfants. L'intervention de la loi ne serait pour eux qu'une insulte gratuite. Malheureusement, la société ne se compose pas seulement des classes moyennes et supérieures. elle renferme aussi une classe inférieure, que l'ignorance et la misère ont abrutie, au point d'affaiblir ou d'oblitérer même tout à fait, chez un grand nombre de ses membres, le sentiment paternel. Voici un propos que tenait naguère, devant un de nos amis, un ouvrier menuisier père de six enfants, auquel on venait de commander un cercueil pour un enfant de bourgeois : - Les riches sont bien heureux, il n'y a que leurs enfants qui meurent ! Direz-vous que l'homme qui tenait ce sombre et cynique langage n'était qu'une exception monstrueuse ? Nous l'admettons volontiers. Mais examinez de près la conduite de la plupart des parents de la classe pauvre à l'égard de leurs enfants, et, - bien que les actes nous choquent moins que les mots, - elle ne vous paraîtra guère moins révoltante. En voulez-vous la preuve ? c'est que vous seriez mortellement offensé si l'on vous supposait capable de la tenir. - Admettons, par exemple, qu'on vienne vous dire, à vous père de famille bourgeois : "Vous donnez à vos enfants une éducation convenable, parce que vos moyens vous le permettent ; mais que, demain, vous soyez réduit à vivre du travail de vos mains, et non-seulement vous les laisseriez croupir dans une abjecte ignorance, mais encore vous ne vous feriez aucun scrupule de les exploiter comme des bêtes de somme. A sept ans, plus jeunes encore, vous les enverriez dans un atelier où on les retiendrait douze heures par jour appliqués à la même tâche monotone, où leur teint pâlirait, où leurs membres s'atrophieraient et se déformeraient, où la moindre imprudence les exposerait à être broyés dans les engrenages d'une machine..." Si l'on s'avisait de vous tenir un tel langage, n'en seriez-vous point profondément révolté ? Toutes les fibres de l'amour paternel ne crieraient-elles point en vous ? La seule pensée de voir vos jeunes enfants, si joyeux de leur liberté et de leur santé, attachés à la glèbe d'un labeur excédant leurs forces, ne vous devrait-elle pas frémir d'horreur ? Vous répondriez certes que vous préféreriez mille fois expirer à la peine que de laisser tomber sur eux une partie du fardeau écrasant de votre misère ; et vous seriez justement indigné qu'on pût vous supposer capable de les exploiter ou même de les négliger pour alléger votre tâche. Eh bien ! ce qui vous ferait horreur, ce qui soulèverait votre indignation légitime s'il s'agissait de vous et des vôtres, est devenu un fait ordinaire, normal, et même, chose étrange ! un fait qui ne vous choque aucunement, à quelques échelons au-dessous de vous. Il n'y a pas aujourd'hui, en Belgique, un enfant de la classe ouvrière sur cinq, nous pourrions dire même sur dix [3], qui reçoive les premiers éléments de l'instruction ; il n'y a pas, dans la même classe, un père sur cent qui hésite, un seul instant, à exploiter le travail de son enfant, dès que cette exploitation devient possible ; et les objections, quand il s'en fait, viennent du manufacturier, qui trouve l'enfant trop faible, et non du père. Nous pourrions aller plus loin encore et montrer, avec les historiens de la prostitution, les mères dressant leurs filles à cet infâme métier avant même l'âge de la puberté ; mais n'en avons-nous pas dit assez, - nous en appelons au témoignage de ceux de nos lecteurs qui se sont donnés la peine de regarder quelquefois au-dessous d'eux, - pour démontrer que l'action persistante du besoin, de la misère, est assez corrosive pour altérer le sentiment de la paternité même ?

Cela étant, la loi n'est-elle pas autorisée à intervenir pour assurer l'accomplissement des obligations de la tutelle paternelle comme elle intervient dans le cas de la tutelle artificielle ? si le sentiment paternel ne lui offre plus une garantie suffisante de l'exécution de ces obligations, si l'expérience atteste qu'elles sont ouvertement et généralement méconnues et violées dans une classe nombreuse de la population, n'est-elle pas autorisée à prendre les mesures nécessaires pour suppléer autant que possible à l'absence ou à l'insuffisance de cette garantie ? Si le tuteur naturel cesse de se conduire en père, n'y a-t-il pas lieu de le soumettre à un système analogue à celui qui est appliqué à la tutelle artificielle ? On invoque, contre ce système, la nécessité de respecter la liberté des pères de famille. Étrange abus des mots ! Si le père a, comme nous croyons l'avoir prouvé, des obligations formelles et positives à remplir envers ses enfants, des obligations qu'il ne peut répudier sans commettre une nuisance, est-ce donc porter atteinte à sa liberté que de le contraindre à s'en acquitter complètement et sans fraude ? Est-ce porter atteinte à la liberté des débiteurs que de les obliger à payer leurs dettes ? Sans doute, il serait bon d'agir sur les causes de cet état de misère et d'abjection, dans lequel on voit défaillir et se corrompre jusqu'au sentiment de la paternité même ; il serait bon de réformer des abus et des charges dont le poids retombe toujours, quoi qu'on fasse, sur la couche inférieure de la société. Mais de telles réformes ne s'improvisent pas, et, en attendant, il importe d'empêcher que ce fardeau écrasant des abus du présent ne soit rejeté sur la portion la plus faible de la population, de manière à broyer le germe même de l'avenir.

Résumons-nous. Nous avons essayé de démontrer que le fait libre de la reproduction de l'espèce humaine crée une responsabilité comme tout autre acte libre ; que cette responsabilité se résout dans l'obligation de nourrir et d'élever un enfant de manière à en faire un homme ; qu'en admettant qu'un père refuse de s'acquitter de cette obligation ou qu'il s'en acquitte d'une manière imparfaite, insuffisante ou frauduleuse, il en résulte un dommage, soit pour l'enfant, soit pour les tiers ; que la loi peut et doit empêcher cette nuisance de se produire, lorsqu'elle est assez générale et assez grave pour rendre cette intervention utile ; que sous ce rapport l'hésitation n'est plus possible, que dans une classe nombreuse de la population le sentiment paternel oblitéré ou affaibli par l'action corrosive de la misère n'offre plus une garantie suffisante de l'accomplissement des obligations de la tutelle naturelle ; qu'il y a lieu en conséquence d'y suppléer en faisant intervenir la loi, absolument comme on supplée à l'insuffisance de la probité commerciale par des lois qui contraignent les débiteurs à payer exactement et intégralement leurs dettes.

 

Telle est la thèse que nous avons soutenue. Nous avions précédemment démontré [4] qu'à l'époque actuelle on ne peut faire d'un enfant un homme et un citoyen utiles sans lui donner au moins les éléments de l'instruction primaire ; d'où la nécessité et la légitimité de l'instruction obligatoire. Nous ne reviendrons pas sur cette question particulière qui se trouve résolue d'elle-même, si l'on admet le système général de la responsabilité paternelle, que nous avons opposé au vieux système de la puissance paternelle dont notre honorable adversaire s'est fait le champion. Mais nous aurions à présenter encore à l'appui de notre thèse des considérations assez importantes, principalement au point de vue du développement utile et normal de la population. Nous pourrions démontrer aisément, croyons-nous, à M. Frédéric Passy qu'il s'est tout à fait mépris sur notre manière de voir à cet égard : que nous ne voulons aucunement restreindre d'une manière artificielle l'accroissement de la population ; que nous voulons simplement opposer le frein naturel de la responsabilité aux appétits brutaux et désordonnés qui vicient aujourd'hui la reproduction de l'espèce humaine. Malheureusement, nous avons déjà beaucoup trop abusé de la longanimité de nos lecteurs. Des discussions approfondies sur des questions si ardues et si complexes trouvent mieux leur place dans un livre ou dans une revue que dans un journal. Elles ne conviennent guère surtout à qui est obligé d'éparpiller son attention et ses forces sur une foule de sujets, sans pouvoir les concentrer suffisamment sur aucun. Nous espérons toutefois que ce débat, si incomplet qu'il soit, malgré l'étendue inusitée que nous lui avons donnée, n'aura pas été absolument dépourvu d'utilité, et nous remercions cordialement notre habile et éloquent adversaire, M. Frédéric Passy, de l'avoir provoqué.

 

Notes

[1] V. l'article sur l'Administration de la justice indiqué p. 24.

[2] Dans une brochure remarquable que vient de publier sur l'enseignement obligatoire un des publicistes les plus distingués de notre pays, M. Émile de Laveleye, nous trouvons la note suivante sur l'interprétation que donne M. Frédéric Passy de l'engagement que prennent les époux d'élever leurs enfants.

"M. Frédéric Passy publie, dans l'Économiste belge (1858), des lettres où il s'efforce de combattre le principe même de l'enseignement obligatoire. Il soutient, à l'encontre de tous les auteurs, que l'obligation du père d'élever ses enfants n'est qu'une obligation conventionnelle contractée vis-à-vis de son conjoint et de sa famille. Si cette obligation n'est que conventionnelle, il en résulte que le père peut s'en affranchir par convention et stipuler qu'il n'élèvera pas ses enfants. M. Fr. Passy croit sans doute vivre encore au temps où les pères avaient le droit d'exposer leurs enfants sur le Tibre. - "Les époux contractent ensemble," ces mots signifient, suivant lui, "l'un vis-à-vis de l'autre." D'où il résulte que l'époux seul peut réclamer de son conjoint l'exécution des obligations conventionnelles à l'égard de leurs enfants. - Interprétation forcée qui dénote une mauvaise cause. "Contractent ensemble" veut dire évidemment : contractent solidairement.

[3] Qu'on interroge au hasard cent ouvriers parvenus à l'âge adulte, dit l'honorable M. Ducpétiaux dans une publication récente (la Question de la charité et des associations religieuses en Belgique), et l'on en trouvera à peine dix qui aient retenu les notions élémentaires enseignées à l'école, qui sachent passablement lire, écrire et calculer. Cette épreuve, on l'a faite à Gand à l'occasion de l'enquête instituée naguère par le gouvernement.

"Dans notre enquête, disent les auteurs du mémoire de la Société de médecine de Gand, sur 1 000 ouvriers nous en avons compté :

Sans instruction aucune790
Ayant su lire et écrire mais ayant tout oublié61
Sachant imparfaitement lire et écrire101
Sachant bien lire, écrire et chiffrer48
Total1 000

"Ce résultat, déjà si fâcheux, a été aggravé par l'interrogation des femmes. Sur 1 000, nous n'en avons rencontré que 88 qui sussent lire et écrire même imparfaitement ; une dizaine d'autres avaient été à l'école, mais elles n'avaient rien retenu de ce qu'elles avaient appris, ou plutôt elles n'avaient retiré aucun fruit des leçons."

[4] V. 2e article.


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