De l'Enseignement obligatoire

 

 

Deuxième partie : discussion

Réplique de M. Frédéric Passy

 

Troisième article

" Le meilleur service que les gouvernements pussent rendre à l'enseignement, comme à l'agriculture, au commerce et à l'Industrie, ce serait de ne pas s'en mêler." G. de Molinari. 3e article sur l'enseignement obligatoire.

 

 

Une considération qui, visiblement, a beaucoup influé sur l'opinion de M. de Molinari, qui visiblement aussi, a pesé d'un grand poids sur l'esprit de la plupart de ceux qui se sont prononcés avec lui en faveur de l'instruction obligatoire, c'est la considération de la Population. A vrai dire, et malgré les restrictions ou les critiques dont elles ont été l'objet de la part de plus d'un des maîtres de la science, les conclusions de Malthus ont conservé, aux yeux d'un grand nombre d'économistes distingués, un prestige presque indiscutable ; et il est peu de questions dans lesquelles la terreur du nombre et le désir d'en arrêter l'accroissement ne figurent parmi les motifs principaux de leurs jugements. Dans la question qui nous occupe en ce moment cette préoccupation est évidente. Un des membres les plus recommandables de la Société d'Économie politique de Paris, celui, à mon sens, qui a donné, à l'appui de la thèse que je combats, les raisons les plus spécieuses et les plus plausibles, M. Dupuit, l'a dit en propres termes : "Tout ce qui limite la population est bon ; donc tout ce qui grève la paternité est utile [1]." M. de Molinari a de même insisté, avec une prédilection manifeste, sur les dangers d'une population surabondante. Il a rappelé, à plusieurs reprises, que "la force de reproduction de l'espèce humaine a besoin d'être incessamment contenue, réfrénée." Il a déclaré qu'il "importe que chaque père de famille ne mette au monde que juste le nombre d'enfants que ses ressources lui permettent d'élever d'une manière utile." C'est surtout en vue de ce résultat qu'il a trouvé bon que les parents se sachent, par le seul fait de la parenté, civilement tenus d'une "dette égale au montant des frais d'élève et d'éducation de leurs enfants." Et ses dernières invectives, comme ses premières colères, ont été pour "cet excès de population que l'imprévoyance crée, le charitisme aidant et la loi n'y mettant point obstacle,... et qui va former, au sein des masses laborieuses qu'il affaiblit et qu'il corrompt, les mares sanglantes et empestées du paupérisme." Toute la pensée de M. de Molinari est dans ces mots. La crainte d'un excès de population ; la conviction que LA LOI DOIT METTRE OBSTACLE à la multiplication naturelle de l'espèce humaine ; voilà ce qui le détermine à "se mettre, contre son habitude, DU COTE DE L'INTERVENTION GOUVERNEMENTALE." Il ne consentirait pas, nous dit-il, malgré l'exemple d'un célèbre et trop zélé sectateur de Malthus [2], à imposer législativement "un maximum à la famille ; " mais il aimerait à lui faire rencontrer dans la loi des barrières efficaces ; et, s'il n'est "pas partisan du régime préventif en matière de mariage non plus qu'en tout autre," il "croit qu'il importe de recourir au régime répressif" en matière de population. C'est comme présentant éminemment ce caractère répressif et limitatif qu'il accueille et recommande l'aggravation des obligations légales de la paternité ; et c'est plus encore par son influence sur le nombre ces naissances que par son action sur l'éducation des enfants mis au monde, que l'instruction obligatoire lui paraît devoir contribuer à l'amélioration sérieuse et durable de la société.

 

Me sera-t-il permis de le dire ; et n'accroîtrai-je pas outre mesure, en le disant, la part d'accusations et de reproches que m'a déjà valus cette discussion ? Je ne suis que faiblement touché des alarmes de mes honorables collègues ; et je suis encore moins convaincu qu'ils prennent, en supposant ces alarmes fondées, un parti bien efficace, non plus que bien juste. pour m'expliquer, en une matière si délicate, d'une manière complète, il faudrait, évidemment, traiter à mon tour, et selon mes vues et mes sentiments personnels, la question de la population. Je n'ai pas besoin de dire que c'est une tâche que je ne puis songer à entreprendre ici, et que je n'ai garde de refaire, sous forme de digression, l'ouvrage trop fameux de Malthus. Mais quelques observations au moins sont indispensables.

 

I.

Ce qui caractérise Malthus et son système, ce qui constitue l'originalité, bonne ou mauvaise, de l'auteur du Principe de population, ce n'est pas d'avoir vu et dit que le nombre peut être, dans certains cas, une cause de faiblesse et de souffrance, et qu'une multiplication trop rapide est parfois, pour une famille ou pour une nation, un danger réel et grave ; c'est d'avoir érigé en principe que le nombre est, naturellement, une calamité, et que la multiplication régulière des hommes est, par elle-même, et dans toutes les conditions économiques un danger, le danger suprême et permanent. Pour tout le monde il excite, entre le chiffre des bouches à nourrir et la quantité des aliments disponibles, un rapport qui ne peut être altéré sans douleur : pour Malthus, et pour ceux de ses disciples qui sont restés fidèles à sa pensée, le mouvement de la population tend incessamment à altérer ce rapport ; et ce n'est que par un ralentissement, volontaire ou forcé, mais le plus souvent forcé, de ce mouvement qu'il peut être et qu'il est en effet maintenu. L'homme multiplie vite ; les subsistances s'accroissent lentement : voilà les deux idées fondamentales dont les célèbres progressions ne sont que des formules indicatives.

 

J'admire la science de Malthus, et je rends hommage à son caractère ; mais j'avoue que je n'ai jamais pu comprendre ni sa conclusion ni la double proposition d'où il la tire. Sa conclusion est démentie par les faits ; est ses prémisses sont contradictoires. Si la progression géométrique est vraie (et c'est l'évidence même), la progression arithmétique est fausse [3]. Si le doublement est la tendance naturelle de l'homme, comment serait-il impossible aux subsistances ? les animaux et les plantes, qui constituent le fond de ces subsistances, ne sont-ils pas comme l'homme, et sur une bien autre échelle, doués de la faculté de se reproduire et de multiplier ? Et, si cette faculté, chez eux comme chez lui, reste parfois latente ou restreinte, ne l'a-t-on pas vue, bien des fois aussi, se manifester avec une intensité prodigieuse [4] ? Il a suffi, pour cela, qu'elle ne fût pas contrariée. L'homme a le pouvoir, non-seulement d'empêcher qu'elle ne le soit, mais de l'aider, en faisant naître, au besoin, les circonstances les plus favorables à son développement. Sa tâche ici-bas n'est pas autre chose. Placé dans un milieu où la vie, à mille degrés divers, surabonde de toutes parts, il la saisit au passage ou l'appelle à lui ; mais en s'emparant d'elle il ne la détruit pas, il l'occupe, un instant à peine, et pour la restituer bientôt, bon gré, mal gré, au réservoir commun. La consommation, comme la production, qui l'alimente et qu'il dépend d'elle d'alimenter à son tour, n'est qu'une transformation QUI N'ÉPUISE RIEN [5]. Si un seul, dans une certaine mesure, peut accomplir cette transformation pour lui-même, dix le peuvent pour dix, cent le peuvent pour cent, mille le peuvent pour mille, dans la même mesure si ces dix, ces cent ou ces mille ne sont que des unités semblables à la première, dans une mesure bien autre si, supérieurs comme individus par cela seuls qu'ils profitent des travaux, des ressources et de l'expérience de leurs devanciers, ils sont plus supérieurs encore par la puissance de la collectivité, qui multiplie les forces en les unissant, et permet à plusieurs ce qui serait impossible à un seul [6]. Loin d'être une cause de faiblesse et de ruine, par conséquent, le nombre est, dans l'ordre naturel des choses, une cause de richesse et de puissance ; et, plus générations se multiplient et se serrent, plus la vie, loin de fuir devant elles, devient, par une loi de fraternité et d'amour, abondante et facile. Là où une famille de sauvages vivait imparfaitement et péniblement du produit incertain de sa chasse, une tribu de pasteurs a pu, à moins précaire ; une peuplade de cultivateurs sédentaires a, plus tard, tiré du sol, pour des bouches plus nombreuses, des ressources plus variées et plus régulières ; et maintenant une nation, unissant l'industrie à l'agriculture et fécondant l'une par l'autre, couvre de sa multitude innombrable ce sol transformé, et ne cesse d'élever de jour en jour, par des progrès de plus en plus rapides, le niveau de ses exigences et celui de ses satisfactions. Ainsi en doit-il être, ainsi en sera-t-il, aussi longtemps que l'espace et la matière ne manqueront pas devant l'homme, c'est-à-dire jusqu'à la fin des siècles départis à son développement ici-bas : car à chaque bouche nouvelle correspondent deux mains mieux armées que celles qui ont nourri jusqu'alors les bouches existantes ; et, si la vie humaine est la plus destructive de toutes les machines, elle est aussi la plus productive de toutes.

 

Il est vrai, - et c'est là l'idée juste que Malthus a rendue fausse en l'exagérant, - qu'elle est aussi la plus coûteuse, et qu'il peut se faire qu'elle ne couvre pas ses frais. L'homme consomme avant de rendre ; il dépense avant de rapporter ; et, parfois, après avoir consommé et dépensé, il peut n'être bon qu'à consommer et dépenser encore. Mais c'est la condition commune, et rien n'y échappe. L'animal, qui mange, et qui peut périr ou n'être propre à rien qu'à ravager et détruire ; le champ, qu'il faut défricher et mettre en culture, et qui peut être stérile ou dévasté par l'orage ; le navire, la maison, l'usine, le métier, qui exigent du temps, de l'argent, de la science, et qui peuvent être anéantis ou dépréciés en un jour ; toute oeuvre, enfin, qui commence par être une avance matérielle ou morale, et qui peut n'aboutir qu'à des déceptions ou à des embarras ; tout est dépense, tout est risque, tout peut être perte et souffrance ; tout, de plus, à part toutes chances d'accident ou d'erreur, a ses limites, mobiles mais infranchissables, et pour tout le possible dépend de l'actuel. L'industrie humaine n'en prétend pas moins à un avenir indéfini ; et, parce qu'à aucun moment la carrière ouverte à l'esprit d'entreprise n'est sans bornes ni égale pour tous, nul ne s'est jamais imaginé de soutenir que l'esprit d'entreprise conduisît l'humanité à la ruine, ni qu'il fallût lui susciter des entraves artificielles. La science enseigne, au contraire, avec une unanimité digne de remarque, que le capital, malgré toutes les circonstances défavorables qui contrarient sa formation, sa conservation et sa mise en oeuvre, tend incessamment à se développer et à s'accroître. Elle enseigne aussi que c'est par le libre emploi des ressources individuelles que s'élève le plus promptement et le plus sûrement le bien-être commun. Et, bien qu'à coup sûr il ne soit indifférent à personne que le pauvre s'enrichisse ou que le riche s'appauvrisse, elle a toujours condamné, comme insensée et inique, toute tentative légale pour conduire le pauvre vers la richesse ou pour éloigner le riche de la pauvreté. Elle n'a pas un autre langage à tenir à l'égard de l'homme, le premier et le plus précieux des capitaux, l'auteur et le moteur de tous les autres ; car ce qui est vrai des autres l'est d'abord et surtout de lui.

Dans cette voie principale, comme dans ses ramifications les plus lointaine, la responsabilité naturelle a ses lois, inévitables autant qu'infaillibles ; et là, comme ailleurs, s'il est bon de signaler les dangers de l'imprudence, il n'est pas bon de décréter la sagesse. On croit supprimer l'erreur., et l'on supprime les enseignements de l'expérience. On croit avoir trouvé une formule toujours juste, et l'on ne tient qu'une moyenne toujours fausse. C'est pour cela que, malgré ses écarts, la liberté est plus sûre que la réglementation, et c'est pour cela qu'elle l'est toujours et en toutes choses. C'est pour cela notamment, - et sans entrer dans le domaine des considérations morales, qui ne confirment pas seulement, qui dominent, je le crois, les considérations économiques, mais dont la seule indication me conduirait trop loin, - que la liberté me paraît le seul régime applicable à la reproduction de l'espèce humaine, et que je ne puis voir, je le confesse, sans un étonnement mêlé de pitié et de terreur, ni qu'on enseigne aux sociétés à redouter, par-dessus toute chose, l'accroissement du nombre de leurs coopérateurs, ni qu'on songe à restreindre, au nom de je ne sais quelle nécessité indéfinissable, et sous ce prétexte dangereux et vague de la sécurité et de l'intérêt public si cher à tous les despotismes, l'exercice de la plus redoutable peut-être, mais de la plus essentielle à coup sûr des facultés de la nature humaine.

Si l'on m'allègue qu'en fait, et dans de cas nombreux, l'équilibre s'est trouvé rompu entre la consommation et la production, et si l'on me cite en exemple tel ou tel pays qui, en ce moment même, paraît ne pas nourrir convenablement ses habitants, je réponds qu'il ne manque pas de pays, plus fertiles et moins peuplés, qui nourrissent moins bien encore les leurs, et que la dernière raison à donner, pour expliquer que des ouvriers fassent peu d'ouvrages, c'est de dire qu'ils sont beaucoup à travailler. C'est, da,s l'emploi imparfait, non dans le chiffre exagéré des bras, que je chercherais, et que je trouverais, je le crois, si j'avais à le faire, la cause de la misère d'un tel pays. Et, pour faire disparaître cette cause, ce n'est pas l'établissement des mesures restrictives du droit de naître, c'est la suppression des mesures restrictives du droit de travailler ou du droit de jouir du fruit de son travail, que je m'efforcerais d'obtenir, si ma voix était de celles qui montent jusque là, de ceux qui y peuvent quelque chose. Et quand bien même, faute de clairvoyance ou de persévérance, faute de désintéressement ou de courage peut-être, je ne parviendrais pas à faire, d'une manière complète et sûre, cette confession délicate de la conscience publique, quand je ne sonderais pas exactement toutes les plaies ou n'indiquerais pas nettement tous les remèdes, je ne vois pas en quoi l'objection serait plus forte, et comment la conclusion pourrait en être changée. Je demanderais encore, aux personnes que fascine et trouble ce fantôme de la population, quelle autorité les a instituées les arbitres de l'existence d'autrui ; de quel droit elles prétendent imposer à la famille des conditions de cens ou de capacité décrétées par elles ; et en vertu de quelle condamnation ou de quelle déchéance certains hommes qui, comme les autres, ont reçu le dépôt de l'existence, pourraient, plus que les autres, être interdits du pouvoir de la transmettre. Ce n'est pas là ce qu'a demandé Malthus, je le sais ; et, quant à lui, il n'a jamais fait appel, et sans grand espoir, je le reconnais, qu'à la raison et à la volonté individuelles. Ce n'est pas, non plus, ce que croient demander ses disciples, je le sais aussi ; mais c'est en réalité ce qu'ils demandent. Ils traduisent la contrainte morale en contrainte naturelle, ni plus ni moins.

On sait où cet entraînement a conduit certains de leurs prédécesseurs, et quels sacrifices, dignes du culte de Siva, la terreur de la vie a fait imaginer à leur fanatisme. Les hommes distingués que je réfute ici ne sont pas de ceux qui vont à de telles extrémités, et ils ne les flétrissent pas moins sévèrement que moi-même. Il sont pourtant sur la même pente (il faut bien le leur dire), car on y est dès qu'on abandonne la pleine liberté. Et, lorsque M. de Molinari ou M. Dupuis, par exemple, épouvantés de l'accroissement de la population autour d'eux, réclament l'aggravation légale des charges de la paternité, afin de rendre la paternité plus difficile et plus rare, c'est absolument, quoi qu'ils en puissent penser, comme s'ils réclamaient une loi portant limitation de la paternité. Ce n'est pas seulement de la répression hors de propos, c'est de la prévention au premier chef ; car, ce qui distingue la prévention de la répression, ce qui la détermine et la constitue, ce n'est pas la forme sous laquelle on fait intervenir la force publique, c'est le but qu'on lui assigne et l'effet qu'on se promet de son intervention. Toute pénalité qui, sans faire la part des éléments moraux de chaque cas, atteint indistinctement tous les faits marqués de certains caractères extérieurs, est une mesure préventive ; toute loi qui, au lieu de laisser chacun marcher, à ses risques et périls, dans les mille sentiers de la vie, tend à faire suivre de préférence, à telle ou telle catégorie de citoyens, telle ou telle direction, bonne ou mauvaise, est une disposition réglementaire, sous quelque couleur qu'on la déguise et de quelque nom qu'on la décore. Et qu'importe, en effet, à celui qui veut prendre une route, qu'on lui en ferme l'entrée par une barrière ou qu'on lui montre en perspective, la prison et l'amende à la sortie ? Si la menace n'est pas vaine, l'un vaudra bien l'autre, et la route ne lui en sera pas moins bien interdite.

 

L'instruction obligatoire est, en réalité, on vient de le voir, dans la pensée de ses principaux promoteurs, une amende préparée, à la fin de la route de la paternité, pour ceux qu'on n'ose pas arrêter au commencement par une barrière, un épouvantail à défaut d'un obstacle. Je n'hésite pas à déclarer que c'est, à mon avis, de tous les expédients imaginables, le plus triste et le plus inique.

Si véritablement on est convaincu que cette route, à cause des ses difficultés et de ses embarras, est de celles que la prudence ne permet pas de livrer au public, qu'on nous le dise clairement, et qu'on nous fasse savoir à qui il faudra s'adresser et de quelles conditions il faudra justifier pour obtenir un permis... de circulation. Ce sera franc ; et au moins, une fois autorisée par le bureau de la population, la paternité ne constituera plus, même pour les plus sages, un risque de délit permanent. Si, au contraire, et comme je le crois, la population est de ces choses que toute police humaine chercherait en vain à régler, mais auxquelles ne fait pas défaut un instant l'infaillible prévoyance et la vigilance infatigable de la police divine ; si ce n'est pas l'action uniforme et maladroite des lois civiles, mais l'action souple et proportionnée des lois naturelles, qui peut sauvegarder utilement, dans la famille comme hors de la famille, et dans la dispensation de la vie comme dans son emploi, les droits de la morale et ceux du bien-être ; et si ce n'est pas en vain que chacun a reçu de la Providence la disposition de son sort et de celui de ses enfants : que l'on ne craigne pas de rendre, par sa respectueuse et ferme confiance, un intelligent témoignage à l'efficacité de ces lois éternelles, au lieu de les discréditer à toute heure par d'incessants appels à la force ou à la ruse ; qu'on repousse, comme une inconséquence et comme une impiété, toute idée d'immixtion arbitraire dans la conscience et dans la destinée de ses semblables ; et qu'on se garde enfin, puisque tel est le dernier mot du système et l'inévitable enchaînement de l'erreur, d'aller atteindre, jusqu'au plus profond des âmes, les racines mêmes de l'affection et du devoir paternels, en substituant, à grand renfort de prescriptions et de restrictions, à la responsabilité sérieuse et vraie de la famille, la responsabilité menteuse, brutale, tyrannique et en fin de compte impuissante, de la société.

 

II.

Mais quoi ! c'est au nom de la responsabilité que, faisant en quelque sorte la loi au législateur, je n'hésite pas à lui interdire toute infraction à la neutralité ; et si jamais, en matière d'éducation surtout, le droit de rester neutre lui a été sérieusement contesté, c'est au nom de la responsabilité. Je touche ici à la dernière partie de ma tâche, à la plus difficile aussi à plus d'un égard ; et si, dans ce grand procès de la liberté dont le débat actuel n'est qu'un épisode, je pouvais me résoudre un instant à ne songer qu'à la controverse présente ; si, déjà lassé d'une longue et laborieuse carrière, je pouvais prendre sur moi de borner, à la discussion des moyens développés par mon trop habile contradicteur, la préoccupation de mon esprit et l'engagement de ma conscience, je laisserais sans doute, sans l'aborder, ce côté délicat de la question : car il n'a guère été, si je ne me trompe, qu'indiqué en passant dans l'Économiste belge, et c'est assez pour la défense de ne pas céder de terrain à l'attaque. Mais il ne s'agit pas ici d'un joute passagère de talent ou d'habileté ; il s'agit des intérêts durables de la vérité et de la justice : il ne s'agit pas d'une instance particulière, ouverte aujourd'hui devant un tribunal déterminé, fermée demain sans retour par le prononcé de son arrêt ; il s'agit de la cause éternelle du genre humain, chaque jour jugée, mais rappelée chaque jour. Dans une telle cause, il n'y a d'argumentation sérieuse que celle qui peut être opposée à tous, et c'est perdre sa peine que de la ménager. M. de Molinari est, en ce moment, par le droit du talent, le représentant principal de la doctrine de l'instruction obligatoire ; et c'est, sans aucun doute, à l'intervention inattendue d'un pareil champion, qu'est dû le retour de confiance et d'ardeur qui a rallié tout à coup les partisans épars et les adhérents muets de cette doctrine. Mais l'idée de l'instruction obligatoire ne lui appartient pas, et il n'est pas au pouvoir de sa plume, toute puissance qu'elle soit, d'effacer le passé et d'enchaîner l'avenir. Il y a dix ans, - qui ne se le rappelle ? - la question que nous examinons pacifiquement dans un recueil scientifique était violemment agitée dans les ministères et dans les clubs ; un parti alors important, et non moins prompt à agir qu'infatigable à parler, réclamait de toutes parts, comme une des premières nécessités de l'ère nouvelle qu'il annonçait au monde, cette même régénération universelle de l'enfance par l'État qui trouve maintenant d'autres défenseurs ; et l'on pouvait lire, sur tous les murs de Paris, parmi les voeux et les promesses des aspirants législateurs de l'époque, ces propres mots d'instruction "LIBRE ET OBLIGATOIRE [7]," dont la synonymie est de nouveau proclamée. La polémique d'aujourd'hui, malgré sa vivacité, n'est qu'un écho de la polémique d'alors ; c'est dans ce temps de hardiesse et de franchise que le débat a eu ses véritables proportions ; c'est là qu'on peut le mesurer et l'apprécier ; et, s'il est sage, quand il se renouvelle, de répondre d'abord à ce qu'il dit, il ne le serait pas, à coup sûr, de ne pas s'occuper un peu aussi de ce qui s'est dit et pourrai se redire.

Or on ne parlait pas seulement, en 1848, de liberté et de solidarité, de communisme des moyens et d'égalité devant l'existence, de droit social et de dette de l'individu envers la société dont il procède, et de tant d'autres formules alors à la mode, aujourd'hui moins en faveur, mais dont j'ai retrouvé pourtant, si je ne m'abuse, dans les arguments principaux de M. de Molinari, la substance même, sinon toujours les termes. On parlait aussi de justice et de responsabilité, et l'on appuyait, sur la nécessité manifeste et sur l'équité la plus simple, l'appel qu'on faisait à l'intervention du législateur. "Voyez, disait-on, à quoi conduit l'indifférence des gouvernements à l'égard de l'instruction. L'ignorance enfante l'erreur et le crime ; et la société punit le crime et parfois l'erreur. Elle punit donc sans raison et sans droit. C'est le père qui est coupable, et c'est l'enfant qui subit le châtiment. C'est de l'un que vient la faute, et c'est sur l'autre qu'en retombent toutes les suites douloureuses. Une telle anomalie ne dénote-t-elle pas une lacune dans la loi, et la conscience publique peut-elle, dès qu'elle lui est signalée, ne pas réclamer jusqu'à ce qu'elle disparaisse ? C'est ce qu'elle fait en demandant l'instruction obligatoire. Si vous ne pourvoyez pas à l'éducation de l'enfant, dit-elle au législateur, si vous ne veillez pas à ce qu'il soit mis à même de se diriger dans le dédale de la vie, ne le reprenez pas quand il viendra à s'y égarer, et ne lui demandez pas compte de sa conduite, car elle n'est pas la sienne. Si vous entendez maintenir votre action répressive, si vous voulez proscrire et punir le mal (et comment pourriez-vous renoncer à le faire ?), donnez-vous le droit de le faire sans crime et sans remords, en cessant d'être vous-même le principal fauteur du mal ; assurez à vos justiciables, afin qu'ils le soient réellement, les premières notions au moins de la distinction du juste et de l'injuste, et mettez la loi à l'abri des protestations de la conscience."

 

 

Voilà ce qu'on disait : et, quand c'était une bouche éloquente et convaincue qui le disait ; quand, transportant tour à tour ses auditeurs dans les repaires du vagabondage, dans le prétoire de la justice ou dans la cellule du prisonnier, elle leur montrait, comme par une gradation irrésistible, l'enfant voué par l'insouciance paternelle à l'ignorance, par l'ignorance au vice et par le vice au châtiment ; peu de coeurs, il m'en souvient [8], restaient calmes, et peu d'intelligences échappaient au vertige. E qui de nous, en vérité, sans qu'un doute ou un regret se soit élevé dans son âme, a pu toujours arrêter ses regards sur cette fatalité héréditaire qui semble peser sur certaines existences ; et qui, dans un moment d'indignation ou de pitié, n'a été quelquefois tenté de demander compte à la société des fautes dont elle n'a pas su préserver ses membres ? N'y est-elle pour rien, en effet ; et n'y a-t-il, dans l'étonnement involontaire qu'excite trop souvent dans notre conscience la répartition des biens et des maux de cette vie, qu'une aberration de sensibilité sans motif et sans but ? Je ne le crois pas, pour ma part ; et ce n'est pas en vain, j'en ai la conviction, que chacun, devant le crime ou le malheur d'autrui, se trouble malgré lui sur sa propre innocence. Mais peut-elle n'y être pour rien ; et est-il sage d'attendre d'elle le redressement de toutes les erreurs de la fortune ? Est-ce, en tout cas, en substituant l'action de la loi à celle de la nature, qu'on pourrait arriver à réduire le nombre de ces erreurs ; et serait-ce bien le moyen de rendre les hommes plus heureux et plus maîtres de leur sort, que d'exclure, d'un trait de plume, du domaine de la liberté individuelle, toutes les déterminations et tous les actes dont les conséquences dépassent, d'une manière appréciable, les limites de l'existence individuelle ? Je ne le crois pas davantage ; et ce n'est pas en vain non plus, j'en ai la conviction non moins ferme, que chacun, dans sa personne comme dans sa destinée, trouve inévitablement, à toute heure, confondu avec ce qui vient de lui, ce qui lui est venu d'autrui. C'est sur cette dépendance réciproque qu'est fondée la sociabilité ; et sans elle l'humanité ne serait qu'une juxtaposition d'unités dénuées de valeur. Explicable ou non, d'ailleurs, le fait existe, et force est bien de l'accepter. La responsabilité purement personnelle, que tous les coeurs appellent comme la consommation de la justice, ne se voit nulle part en ce monde ; la responsabilité impersonnelle, qu'il nous en coûte de subir, s'y rencontre partout. Elle entre évidemment, dans des proportions notables, dans le plan de la Providence. Et, qu'on soit de ceux qui admettent, sur la foi de la tradition religieuse, le dogme mystérieux du péché originel, ou qu'on trouve plus satisfaisant de professer, la doctrine philosophique de la solidarité, il faut toujours en venir, bon gré, mal gré, et par une vois ou par l'autre, à reconnaître, dans "la participation des enfants aux mérites et aux fautes des pères," une de ces nécessités naturelles que nulle mesure artificielle n'a le pouvoir de faire disparaître. L'argument que je viens de rappeler n'est, au fond, que la négation de cette nécessité. Il n'a donc, tout spécieux qu'il semble au premier abord, aucune base solide ; et, si le coeur peut en être dupe un instant, la raison ne saurait l'avouer sans se renier elle-même.

Étrange délicatesse, en vérité ! On se récrie de ce que l'enfant, qui n'a mérité ni l'ignorance ni la science, puisse, selon qu'il convient à son père, devenir savant ou demeurer ignorant. Mais ce même enfant recueille, sans les avoirs mérités davantage, bien d'autres fruits, doux ou amers, de la conduite ou de la fortune de ses parents : la richesse ou la pauvreté, la considération ou le mépris, l'amour du travail ou l'habitude de la paresse. Il partage, sans avoir rien fait pour cela, les affections et les sentiments de la famille, ses peines, ses plaisirs, ses craintes, ses espérances, tout ce qui, de près ou de loin, par son fait ou sans son fait, l'intéresse ou la touche. Ses organes, ses facultés, ses sensations ne sont qu'un composé d'éléments étrangers, et sa vie entière participe de tous côtés, qu'il le sache ou qu'il l'ignore, à la vie de tous ceux qui l'entourent. Sa vie entière n'est-elle donc qu'un désordre qui doive être imputé à crime à la société, et faudra-t-il, pour satisfaire à ses obligations, qu'elle brise l'un après l'autre tous les liens de la famille ; qu'elle soustrait l'enfant, par une séquestration absolue, à toutes les influences qu'il y pourrait rencontrer ; qu'elle le garantisse de toute charge et qu'elle le dépouille de tout avantage ; qu'elle fasse de lui, enfin, pour qu'il ne soit point fondé à se plaindre de n'être pas lui-même, un être sans nom, sans relations, sans affections, sans passé, sans avenir, sans devoirs et sans droits, un point sans horizon comme sans durée, une monade isolée dans l'espace et perdue dans le temps ?

On le pourrait, à la rigueur, dans une certaine mesure ; et il n'est pas sans exemple qu'on l'ait rêvé, qu'on l'ait tenté même. Combien de sages, depuis Platon jusqu'à ses plus modernes disciples, ont entrepris d'amener leurs semblables à désapprendre tout ce que leur apprend la nature ; et combien de législateurs, depuis le rude instituteur de Sparte jusqu'aux bénins caciques du Paraguay, se sont crus spécialement appelés à contrarier, par toutes sorte d'entraves et de violences, la pente ordinaire des affections et des sentiments humains ? Mais que valent, contre l'indestructible chaîne dont la Providence a lié les hommes, tous les efforts réunis de la persuasion et de la force ; et à quoi peuvent aboutir, - quand elles aboutissent à quelque chose, - toutes ces prétendues rectifications des écarts de la liberté, sinon à la plus ridicule des mystifications ou à la perturbation la plus odieuse ? C'est par haine de la solidarité qu'on décrète l'isolement, et par terreur de l'influence paternelle qu'on attaque la famille. Mais le droit renié, est-ce que le fait serait détruit ? La famille condamnée, proscrite, démantelée, déracinée jusque dans ses derniers fondements, au nom de la responsabilité personnelle et de l'indépendance des existences, est-ce que l'on aurait effacé du monde la responsabilité impersonnelle et mis fin à la dépendance des existences ? Le père séparé du fils, est-ce que le fils cesserait d'être l'oeuvre passive du père ? L'image serait éloignée du modèle ; mais elle n'en aurait pas moins les traits : la branche serait arrachée du tronc ; elle ne lui devrait pas moins sa sève : le ruisseau serait coupé de sa source ; il n'en roulerait pas moins les eux. La santé, forte ou faible, l'intelligence, ouverte ou fermée, les penchants, vertueux ou vicieux, toutes les prédispositions et tous les éléments de l'âme et du corps, en un mot, transmis dans l'ombre, mais transmis pourtant, déposeraient, en dépit de tout, dans chaque existence nouvelle, l'empreinte invisible peut-être, mais ineffaçable, de mille existences antérieures ; jusque dans le dernier battement de ce coeur détaché de son centre, jusque dans le moindre éclair de cette pensée séparée de son foyer, le retentissement d'autres coeurs, le reflet d'autres pensées subsisteraient encore ; la famille mutilée renaîtrait à son insu dans chacun de ses membres ; et la solidarité, proscrite au dehors de l'individu, se retrouverait vivante et indestructible au dedans de lui.

 

 

J'ai fait la part belle à l'objection. J'ai supposé l'enfant véritablement laissé à lui-même, et l'action sociale strictement bornée à interrompre, entre la famille et lui, le cours naturel des communications et l'exercice habituel des influences ; et j'ai montré que, dans ces conditions même, et en admettant qu'elles fussent absolument réalisées, l'enfant ne serait pas encore l'unique maître de sa vie et le seul auteur de ses actes ; qu'il resterai, pour une part au moins, le produit involontaire d'une force indépendante et l'émanation d'une personnalité étrangère ; qu'ainsi la difficulté tirée de l'imperfection de sa liberté ne serait pas supprimée et la justice sociale demeurerait attaquable. Mais qui ne voit que c'est là une hypothèse entièrement gratuite ; que cette attitude inoffensive de la puissance publique est impossible ; qu'empêcher de faire, c'est faire ; que défendre, c'est ordonner ; que détruire une autorité, c'est en ériger une autre ; et qu'enlever l'enfant au foyer domestique, c'est le transporter dans un foyer étranger ? Qui ne voit, en particulier, que façonner de force, sur un patron uniforme, toute une génération destinée évidemment par la nature à la diversité la plus infinie, c'est entreprendre, d'une manière directe, sur la liberté et sur le sort de cette génération, sur son présent et sur son avenir, sur ses actes et sur leur valeur ; que fournir à tous, indistinctement, des connaissances, des idées, des désirs, des ressources ou des habitudes propres à modifier, en un sens ou en l'autre, et leurs déterminations et leur fortune, c'est leur conférer un avantage bénévole ou leur causer un préjudice immérité ; qu'ainsi ce que l'enfant ne reçoit plus de la famille, il le reçoit d'ailleurs ; et qu'au lieu de détruire ou de restreindre, comme on le prétendait, la part de la fatalité dans son existence, on ne fait qu'en déplacer la source et en changer les effets ?

Je dis plus : on l'accroît ; et en l'accroissant on la pervertit. On rend inévitablement malfaisant ce qui n'était que dangereux, insoutenable ce qui n'était que sévère, aveugle ce qui n'était que faillible : on livre le monde, sans défense, à la force et au hasard ; et l'on suscite de tous côtés, comme à plaisir, l'arbitraire et l'irresponsabilité. Dans l'ordre de la nature, toute puissance a son contre-poids et son frein ; et la puissance paternelle ne fait pas exception. Tout est réciproque dans la dépendance inévitable qu'entraîne avec elle la famille, et la solidarité corrige la solidarité. Si le fils reçoit du père, le père à son tour reçoit du fils ; si le fils participe malgré lui à la destinée du père, le père n'est pas le maître de demeurer étranger à la destinée du fils ; si le bien et le mal descendent, ils remontent ; et chaque génération, quoi qu'elle en ait, compte également avec celle qui la précède et avec celle qui la suit. La responsabilité ne s'égare donc pas, elle fait un circuit QUI L'ÉTEND : et, pour n'âtre pas immédiate et directe, elle n'en est pas moins réelle et efficace. Ce n'est pas seulement la voix spontanée du sang et l'impulsion irréfléchie de l'instinct, c'est le sentiment raisonné de l'intérêt personnel qui soutient et tempère dans la main du chef de famille l'exercice de sa redoutable et féconde autorité ; et, s'il pèche ou se trompe, c'est à son risque et péril. Mais l'étranger, qu'un zèle indiscret ou le caprice du législateur ont sans son aveu chargé de sa mission et investi de son pouvoir, peut impunément faillir à toutes ses obligations et manquer à toutes ses promesses. Pour lui la responsabilité n'est pas visible ; ou elle est si restreinte, si divisée, si compliquée, si éloignée, si incertaine, qu'elle ne peut guère exercer sur sa conduite qu'une action équivoque. Est-ce véritablement pour lui que travaille cet homme quand il remplit sa tâche de pédagogue ? Ce qu'il sème, en aura-t-il sa part au jour de la récolte ? Sa destinée est-elle engagée sans retour dans celle de chacun de ses pupilles d'un jour ? Leur avenir est-il son avenir, leur vie sa vie ? Et si, pour avoir passé sous sa tutelle et subi son influence, des créatures humaines sont forcément heureuses ou malheureuses, dégradées ou ennoblies, sa propre existence en sera-t-elle inévitablement, et à tout jamais, embellie ou troublée ? Il n'est pas inviolable sans doute, et pour lui aussi il peut y avoir des châtiments et des récompenses. Peut-être un jour la lumière se fera-t-elle, en dépit de ses efforts, sur la valeur de ses idées et sur le mérite de ses moyens. Peut-être, vaincu par l'évidence, déplorera-t-il trop tard sa présomption malheureuse, et prononcera-t-il en vain, dans le fond de son coeur, un meâ culpâ plein d'amertumes. Peut-être verra-t-il cette génération même dont il avait cru s'assurer en s'en emparant, cette pâte molle qu'il s'était flatté de pétrir de ses mains et d'animer de son souffle, impatiente d'un joug que la crainte aura cessé de défendre et que l'amour n'aura jamais défendu, se retourner contre lui tout entière en répudiant avec éclat ses enseignements et ses leçons, et remplacer, sous ses yeux, par des antipathies aveugles et des mépris passionnés, des sympathies obligatoires et des respects de commande. Ce ne sont pas là des perspectives sans gravité, et je suis loin d'en méconnaître l'influence. Je ne nie pas non plus la puissance du dévouement et la clairvoyance du zèle. Qu'est-ce que tout cela, pourtant, à côtés des craintes et des espérances du coeur paternel ? Et que sont ces retours problématiques de la fortune, ces regrets ou ce contentement abstraits, ces vagues épreuves toujours subordonnées à la sensibilité et à la bonne foi de celui qui les subit, auprès des impressions inévitables d'un père ressentant lui-même, dans son bien-être et dans son honneur, dans son corps et dans son âme, les chagrins et les joies, les succès et les revers, les bassesses et les grandeurs de son fils, auprès de ses angoisses véritables, de ses triomphes sincères, de son orgueil légitime ou de son irrémissible humiliation ?

 

Telle set donc, quand on la ramène à ses véritables termes, cette dernière et triomphante objection ! Rien n'en reste qu'une justification plus complète des prérogatives du pouvoir paternel, un sentiment plus vif des droits de la famille et une vue plus nette du danger d'y porter atteinte. Cette subordination du fils à l'égard du père, dont on s'étonnait comme d'une chose anormale ; cette participation involontaire du faible et de l'innocent à la destinée du fort, qu'on repoussait comme une oppression et un désordre ; cette responsabilité externe en un mot, dont on demandait, au nom de la responsabilité interne, la condamnation et la suppression radicale : - c'est un fait universel et indestructible, d'abord ; c'est, de plus, un fait équitable et salutaire : et, si nos yeux bornés n'en voient pas assez pour tout comprendre et tout expliquer, ils en voient assez du moins pour tout admettre et pour tout bénir. Compensée par la réciprocité, limitée par l'inviolabilité invincible de la volonté individuelle, adoucie par la perspective d'une révision infaillible, la loi de dépendance ne constitue point une servitude odieuse, mais une association féconde. C'est le lien de l'homme à l'homme, en même temps que le lien de l'homme à Dieu, le trait d'union des existences, le ressort de la famille, le ciment des sociétés. C'est par elle que l'homme est le roi de la terre ; car c'est par elle que le progrès lui est possible : c'est par elle qu'il tend plus haut qu'à la royauté de la terre ; car c'est par elle qu'il dépasse sa vie et qu'il compte avec l'éternité. Bien loin d'amoindrir et d'étouffer la personnalité, elle l'agrandit au contraire en élargissant son théâtre ; et c'est parce que nous avons action les uns sur les autres que la valeur du dernier de nous est si haute et sa responsabilité su délicate.

 

Si donc il est pour la loi un devoir important et sacré, ce n'est pas de combattre la dépendance naturelle des existences, c'est de la maintenir, en faisant obstacle à l'établissement de toute dépendance artificielle. S'il est, en particulier, à l'égard de l'enfance une obligation étroite et inviolable, ce n'est pas de détruire ou de dénaturer le pouvoir paternel, c'est de le préserver de toute atteinte. S'il est un moyen de réaliser, autant qu'il est réalisable ici-bas, le règne de la justice, c'est de laisser à chaque existence ses limites, à chaque situation ses conditions. Le fils est une portion du père ; c'est au père qu'il doit demeurer attaché tant qu'il a besoin d'être attaché à quelqu'un : la famille est une personne ; c'est à la famille à pourvoir à elle-même.

Je ne sais si je me trompe ; mais il me semble que c'est là, dans cette indépendance de la famille, dans le libre développement de cette conscience collective et de cette vie partagée dont elle est le siège, que se trouve la solution, non point compliquée et laborieuse, mais toute naturelle et toute simple, de l'un des problèmes les plus discutés et les plus vainement discutés de la philosophie sociale : la conciliation de la liberté et de la solidarité. Tantôt, au nom de la liberté, on réclame pour l'individu les pouvoirs [9] les plus exorbitants, l'immunité la plus absolue, les avantages les plus injustifiables ; on donne à chacun prise sur tous et droit sur toutes choses. tantôt, au nom de la solidarité, on condamne l'individu à l'impuissance, on lui refuse tout droit, on le dépouille de toute possession, jusqu'à celle de lui-même ; on réduit sa liberté à la faculté d'obéir et son activité au mouvement d'un rouage [10] docile à l'impulsion d'un moteur étranger. La liberté est sacrée, mais elle ne confère pas de pouvoir sur autrui. La solidarité est nécessaire, mais elle n'implique pas la mutilation de l'activité personnelle. Comment concilier cette apparente contradiction ? En laissant agir la nature qui y a pourvu. Au-dessus de la liberté réduite à la personne, elle a placé la liberté s'étendant à autrui ; au-dessus de l'individualité simple, l'individualité complexe, la vie créatrice dominant la vie créée. Au-dessous de la communauté de tous elle a placé la communauté de quelques-uns, au-dessous de l'association involontaire, l'association volontaire, la responsabilité impersonnelle naissant de la responsabilité personnelle. L'une émane de l'autre ; l'homme sort de lui-même par son propre développement ; et la dépendance des générations produit peu à peu, par une expansion insensible, la dépendance du monde entier. Ainsi la famille est à la fois le sanctuaire de la personnalité et le berceau de l'impersonnalité, l'ancre de la liberté et la source de la solidarité ; c'est en elle que l'individu s'achève, et c'est en elle que l'humanité prend naissance ; et tout ce qui lui porte atteinte porte atteinte à la fois à l'individu et à l'humanité, à la liberté et à la solidarité, à la justice et au bien-être.

 

Notes

[1] Je ne vois pas que ces paroles aient été reproduites dans le résumé de la discussion de la Société d'Économie politique, inséré au Journal des Économistes. Je les extrais textuellement des notes que j'ai prises personnellement pendant cette discussion.

[2] M. J. Stuart-Mill. V. le premier article de M. de Molinari, p. 33.

[3] Malthus a écrit pourtant : "De ces deux propositions, la première m'a paru prouvée dès que l'accroissement de la population américaine a été bien constatée ; et la seconde, aussitôt qu'elle a été énoncée." Du principe de population, p. 590, édit. Guillaumin, à la note.

[4] Tout ce qu'il y a de marronniers d'Inde en Europe provient de deux arbres rapportés par un missionnaire, il n'y a que deux siècles ; et les multitudes immenses de chevaux sauvages de l'Amérique sont le produit de quelques pauvres bêtes abandonnées à elles-mêmes par les Espagnols. Tout le monde connaît les calculs faits par les savants sur la postérité possible d'un couple de carpes ou sur celle d'un grain de blé au bout de quelques années seulement.

[5] On a beaucoup ri, il y a quelques années, du circulus de M. P. Leroux. Et, en effet, entendu comme l'entendait son auteur, le circulus était assez risible. Il ne suffit pas qu'un animal, homme ou autre, produise du fumier pour produire des aliments. Il faut encore que ce fumier soit employé judicieusement, ce qui proportionne le droit au travail utile de chacun. Mais avec cette rectification le circulus est une idée simple et juste. La vie est un courant qui passe de la matière à l'homme et repasse de l'homme à la matière pour revenir à l'homme ; et, s'il est vrai que toute tête de bétail doive rendre plus qu'elle ne coûte, combien cela n'est-il pas plus vrai de chaque tête d'homme

[6] Cette supériorité du nombre a été remarquablement mise en lumière, tout récemment, par M. Courcelle-Seneuil, dans son Traité d'Économie politique, particulièrement au chapitre des Débouchés, où il a parfaitement établi non-seulement l'utilité, mais la nécessité de l'accroissement de la population pour l'accroissement du bien-être.

[7] Je me souviens notamment d'avoir remarqué cette formule dans la profession de foi d'un très-spirituel professeur de l'Université de France, aujourd'hui en Belgique.

[8] J'ai eu après 1848 l'occasion de soutenir, de vive voix, l'opinion que je soutiens aujourd'hui par écrit.

[9] La liberté, disait M. Louis Blanc, de n'est pas seulement le droit, c'est le pouvoir effectif de faire.

[10] Exemple, l'atelier social du même M. Louis Blanc. Ce sont deux extrêmes qui se touchent inévitablement.


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