Nous nous sommes appliqués à démontrer dans nos deux précédents articles, en premier lieu, qu'en donnant le jour à un enfant on contracte l'obligation naturelle de le nourrir, de l'entretenir et de le mettre en état de pourvoir, un jour, lui-même, à sa subsistance et à son entretien ; en second lieu que, dans l'état actuel de la société, l'instruction élémentaire doit être comprise dans la dette que la paternité impose. Nous avons essayé aussi de donner un aperçu des maux qui résultent du non-acquittement intégral de cette dette. Ces maux tombent 1° sur l'enfant, 2° sur la société et en particulier sur les classes qui vivent du produit de leur travail. Sur l'enfant d'abord. S'il n'a point reçu au moins l'entretien et l'instruction indispensables pour développer ses forces physiques ainsi que ses facultés intellectuelles et morales, de manière à le mettre en état de gagner suffisamment sa vie, lorsqu'il sera chargé de la responsabilité de sa destinée, il sera voué à la misère et conduit peut-être au crime. Sur la société ensuite. Si l'on autorise le père à s'exonérer d'une partie de ses obligations naturelles envers ses enfants, on l'encouragera par là même à en augmenter le nombre. On donnera une prime à l'accroissement de la population, on surexcitera la concurrence du travail offert et l'on provoquera un avilissement factice des salaires, surtout parmi les enfants et les jeunes adultes. D'un autre côté, s'il existe une classe d'hommes dépourvus des notions élémentaires qui leur sont indispensables pour se conduire utilement dans un monde où l'individu, devenu libre, est chargé de la complète responsabilité de sa destinée, qu'en résultera-t-il ? C'est que ce fardeau sera trop lourd pour un grand nombre : c'est que l'ignorance en fera d'abord des pauvres, et trop souvent ensuite des criminels. C'est que les autres membres de la société seront obligés en conséquence de s'imposer des sacrifices particuliers, soit pour secourir cette classe que l'insuffisance de son éducation aura rendue incapable de suffire à elle-même, soit pour se protéger contre elle.
Ainsi donc, le non-acquittement de la dette de l'éducation, en maintenant dans l'ignorance une classe nombreuse à laquelle l'instruction élémentaire est indispensable dans l'état actuel de la société, occasionne d'abord un mal direct et particulier, qui est supporté par les enfants, victimes immédiates de cette espèce de banqueroute, ensuite un mal indirect et général qui retombe sur la société tout entière et qui lui occasionne un supplément de frais. Pour nous servir de l'expression anglaise, cette banqueroute partielle des obligations naturelles de la paternité occasionne à la fois une nuisance privée et une nuisance publique. Or, cette double nuisance est, l'expérience l'atteste, assez grave ; elle cause aux individus et à la société un dommage suffisant pour motiver l'intervention d'une législation répressive, qui en atteigne les auteurs d'une manière assez efficace pour les déterminer à s'acquitter de leurs obligations naturelles de pères de famille comme s'il s'agissait de satisfaire à une obligation conventionnelle, de faire honneur à une lettre de change par exemple.
Mais, objecte-t-on, si vous imposez au père de famille l'obligation de procurer à ses enfants les éléments de l'éducation intellectuelle et morale, ne devrez-vous pas lui en fournir les moyens ? L'enseignement gratuit n'est-il pas la conséquence nécessaire de l'enseignement obligatoire ? Or, l'enseignement gratuit ne peut être distribué d'une manière régulière et permanente que par l'État ou par la commune. Rendre l'enseignement obligatoire, c'est donc en faire, par là même, le monopole de l'État ou de la commune.
Les auteurs de cette objection supposent, comme on le voit, que l'État, en obligeant le père de famille, s'oblige du même coup envers lui ; ce qui est inexact. De quoi s'agit-il en effet ? Il s'agit, on ne saurait trop le redire, de l'acquittement d'une véritable dette. Un enfant est né. Cet enfant a besoin d'être nourri, entretenu, élevé, de manière à pouvoir remplir un jour dans la société un emploi utile. C'est donc une avance de capital qui doit être faite à son profit. Mais cette avance, qui donc a l'obligation de la faire ? Sont-ce les parents ou bien est-ce la société ? Ce sont évidemment les parents, qui ont mis l'enfant au monde, et non point la société, qui n'y a été pour rien. Maintenant il arrive que les parents ne s'acquittent point de cette obligation naturelle, ou qu'ils s'en acquittent d'une manière incomplète, insuffisante. L'État, considérant le dommage que cette faillite totale ou partielle cause aux enfants, ainsi qu'à la société tout entière, cesse de la tolérer, et il soumet à une pénalité plus ou moins sévère ceux qui s'en rendent coupables. est-il tenu, en agissant ainsi, de fournir du même coup, aux parents, les moyens d'acquitter cette dette naturelle dont il proclame et garantit, dans les limites du pouvoir, l'exigibilité ? Non, à coup sûr, pas plus qu'il n'est tenu de fournir à un débiteur dans la gêne les sommes qu'il le contraint de payer à ses créanciers. Remarquons au surplus que si l'on admet que l'État, en imposant aux parents l'obligation de donner ou d'avancer à leurs enfants l'instruction élémentaire, s'oblige à leur en fournir les moyens, on sera entraîné bien au delà de la gratuité de l'instruction primaire. Car si tel père de famille est admis à prouver qu'il n'a pas les moyens de subvenir aux frais de l'instruction de ses enfants, pourquoi tel autre ne serait-il pas admis à démontrer qu'il n'a pas les moyens de les nourrir ? Si l'on autorise l'un à rejeter sur l'État les frais de la nourriture intellectuelle de sa famille, pourquoi l'autre ne serait-il pas autorisé aussi à rejeter sur l'État les frais de la nourriture matérielle de cette même famille ? Il n'y a pas plus de raison pour obliger l'État ou la commune à donner gratuitement l'instruction primaire aux enfants des familles pauvres, qu'à leur fournir gratuitement la nourriture, le vêtement et le logement.
La gratuité de l'enseignement n'est donc pas, comme on se plaît trop à le supposer, une conséquence nécessaire de l'enseignement obligatoire. L'État ne doit rien aux parents qu'il oblige à acquitter intégralement leurs dettes naturelles : il ne leur doit ni aide, ni secours, non plus qu'aux autres débiteurs qu'il soumet à l'obligation de payer leurs dettes conventionnelles.
Mais si l'enseignement primaire peut et doit être obligatoire sans être gratuit ; si les parents doivent être tenus de payer eux-mêmes les frais de cet enseignement, il n'est point nécessaire que l'instruction primaire soit organisée et gérée par l'État ou par la commune, et l'on peut concevoir qu'un pays possède à la fois l'instruction obligatoire et la liberté d'enseignement.
Nous irons plus loin encore. Nous dirons que c'est dans les pays où l'instruction est obligatoire que l'on peut arriver le plus promptement et le plus aisément à supprimer l'intervention toujours nuisible et abusive de l'État et des communes dans l'éducation, en d'autres termes, à établir, d'une manière franche et complète, la liberté de l'enseignement. On va voir pourquoi.
Quel argument les partisans de l'intervention gouvernementale en cette matière invoquent-ils de préférence ? C'est l'insuffisance prétendue de l'industrie privée. Supposez, disent-ils, que l'État et les communes cessent de diriger et de subventionner des établissements d'instruction supérieure, moyenne et inférieure, qu'arrivera-t-il ? C'est que l'industrie privée ne remplacera point le gouvernement et les communes ; c'est que le besoin d'instruction ne sera point satisfait ou qu'il le sera mal, et que nous retomberons dans la barbarie. Et pourquoi en sera-t-il ainsi ? Parce que les établissements d'éducation libre ne pourront jamais compter sur une clientèle assez nombreuse et assez sûre pour couvrir leurs frais et réaliser des bénéfices en harmonie avec ceux des autres branches de travail. Voilà pourquoi il est indispensable que l'État et les communes viennent en aide à l'industrie privée. Sans doute, cet argument n'a rien de solide. Que l'industrie privée soit en état de pourvoir au besoin d'instruction, comme à tous les autres besoins, sans l'intervention du gouvernement, cela ne saurait faire l'ombre d'un doute. Si l'on en veut la preuve, que l'on jette les yeux sur cette multitude d'établissements d'instruction de tous les degrés qui se sont formés et qui subsistent en présence de la concurrence inégale des établissements subventionnés par l'État d'un côté, par le clergé d'un autre. Que serait-ce donc, quel développement fécond ne prendrait point l'enseignement libre, si l'État et les communes cessaient de lui faire la plus inégale des concurrences ; la plus inégale, disons-nous, puisque leurs établissements ne sont pas tenus de couvrir leurs frais ; si encore la suppression du salaire des cultes, en obligeant les fidèles à appliquer à l'entretien annuel du clergé les dons de toute nature qu'ils font aujourd'hui aux corporations religieuses, contraignait celles qui sont vouées à l'éducation de la jeunesse à couvrir entièrement leurs dépenses avec le produit de leur industrie ? En admettant que les préjugés du libéralisme en faveur de l'enseignement de l'État et les préjugés du catholicisme politique en faveur du salaire des cultes pussent être dissipés (nous devons convenir toutefois que cette hypothèse frise de près l'utopie), en admettant que la liberté d'enseignement devînt, en conséquence, une vérité dans notre pays, au lieu d'être un simple lieu commun constitutionnel, n'est-il pas évident que l'industrie privée ne manquerait pas de satisfaire au besoin de l'instruction beaucoup mieux qu'il n'y est satisfait aujourd'hui ? N'est-il pas évident, au moins pour tous les hommes qui ont ouvert un manuel d'économie politique, qu'il en résulterait un développement et un progrès immense des moyens d'instruction dont nos populations peuvent disposer aujourd'hui ? N'est-il pas évident, pour tout dire, que le meilleur service que les pouvoirs publics pussent rendre à l'enseignement comme à l'agriculture, à l'industrie et au commerce, ce serait de ne pas s'en mêler ? Toutefois, ce progrès, le plus désirable de tous, car il importe plus de bien former les hommes que de bien confectionner et de bien vendre des produits, ne serait-il pas singulièrement facilité, si la dette de l'instruction était rendue exigible, si en conséquence les établissements d'instruction primaire, pour lesquels on affirme principalement que l'intervention gouvernementale et communale est indispensable, et dont on argue ensuite pour justifier les subventions allouées à l'instruction moyenne et supérieure, si les établissements d'instruction primaire, disons-nous, pouvaient compter sur une clientèle assurée et aussi nombreuse que possible ? En accroissant dans de vastes proportions leur clientèle, en leur fournissant par là même amplement les moyens de subsister par eux-mêmes, l'enseignement obligatoire ne ruinerait-il pas le prétexte que l'on invoquait aujourd'hui pour réclamer en leur faveur les subventions gouvernementales et communales ? L'enseignement obligatoire ne serait-il pas, en définitive, un moyen efficace d'arriver à la liberté de l'enseignement ?
Mais, objecte-t-on encore, si la loi rend exigible, en tous cas et sous des pénalités suffisantes, la dette de l'instruction, sans rendre l'enseignement gratuit en même temps qu'obligatoire, comment les pères de famille pauvres pourront-ils acquitter cette nouvelle dette, eux qui ont déjà la plus grande peine à subvenir aux nécessités actuelles de leur existence, qui n'y suffisent même point, puisqu'ils recourent pour la plupart à la charité publique ou privée pour suppléer à l'insuffisance de leurs ressources ? La loi qui leur imposerait l'obligation nouvelle et plus ou moins coûteuse de faire donner à leurs enfants l'instruction élémentaire, n'aurait-elle pas pour résultat unique de les transformer en autant de débiteurs insolvables ?
A cette objection, nous avons deux réponses à faire. La première, c'est qu'en rendant exigible la dette de l'instruction élémentaire, on n'interdirait en aucune façon à la charité privée ni même à la charité publique d'intervenir pour faciliter aux pères de famille pauvres l'acquittement de cette dette. La loi obligerait, à la vérité, les pères de famille à donner ou à faire donner l'instruction élémentaire à leurs enfants, sans s'obliger à leur en fournir les moyens ; mais elle ne mettrait aucun obstacle à ce qu'on les y aidât. Elle laisserait à cet égard toute liberté à la bienfaisance publique ou privée. Voici, selon toute apparence, comme les choses se passeraient. De même que les bureaux de bienfaisance et les associations de charité délivrent régulièrement dans la mauvaise saison des bons de pain, de combustible, de couvertures aux familles pauvres, ces institutions charitables pourraient délivrer en tous temps des bons d'instruction élémentaire. Et comme on a reconnu qu'il est plus économique d'envoyer ainsi les assistés se pourvoir chez les boulangers, chez les marchands de charbon, de couvertures, etc., que d'établir à leur intention des boulangeries gratuites, des charbonnages gratuits, etc., on reconnaîtrait bientôt aussi qu'il est plus avantageux, à tous égards, de les envoyer se pourvoir d'instruction dans des établissements dus à l'initiative privée que d'ouvrir à leur intention des écoles gratuites. Quant au mécanisme, il serait le même pour les secours intellectuels que pour les secours matériels, et l'on verrait les établissements d'instruction élémentaire se disputer les bons d'instruction, comme les boulangers se disputent aujourd'hui les bons de pain. Nous ne disons pas certes que ce mode d'assistance ne donnerait point lieu à des abus, surtout dans les pays où les charité n'est point suffisamment libre, où l'intervention gouvernementale et communale empêche les institutions de bienfaisance de s'organiser d'une manière saine et efficace, où l'interventionnisme paralyse et vicie le travail de l'assistance comme la plupart des autres travaux nécessaires à la conservation et au progrès de l'espèce humaine. Mais les abus de l'enseignement assisté, si grands qu'ils fussent, seraient moindres, à coup sûr, que ceux de l'enseignement gratuit. En premier lieu, les administrations charitables, en admettant même qu'elles se montrassent trop faciles dans la distribution de ce genre de secours, écarteraient du moins les individus qui peuvent notoirement se passer d'assistance, tandis que l'enseignement gratuit assiste indistinctement tout le monde ; en second lieu, les établissements particuliers d'éducation auxquels on enverrait les assistés, seraient, au point de vue économique, autant supérieurs aux écoles publiques et gratuites que les boulangeries privées pourraient l'être des boulangeries publiques et gratuites, en admettant qu'on s'avisât un jour d'appliquer les principes du communisme non plus seulement à la nourriture intellectuelle, mais encore à la nourriture matérielle. En résumé donc, si la loi rendait l'instruction obligatoire, sans la rendre gratuite, la charité publique ou privée aurait la mission d'aider les pères de famille pauvres à s'acquitter de cette dette, et certainement elle n'y manquerait point. Elle ne manquerait pas non plus, selon toute apparence, d'appliquer à l'assistance intellectuelle le mode déjà généralement usité pour l'assistance matérielle, en envoyant les assistés aux écoles privées et payantes, au lieu de fonder à leur intention des écoles gratuites, et elles réaliserait ainsi un progrès notable sur le système actuellement en vigueur.
Nous ne craindrions pas, au surplus, que la charité publique ou privée fût insuffisante pour remplir cette oeuvre spéciale d'assistance. Nous craindrions bien plutôt qu'elle ne fût surabondante. En effet, - et c'est là notre seconde réponse à l'objection tirée de l'insuffisance des ressources des pères de famille, - il ne faut pas oublier qu'en permettant aux parents de s'exonérer en tout ou en partie du fardeau des obligations que la paternité impose ou en les assistant pour leur permettre de les remplir, on encourage, de la manière la plus directe, la multiplication des familles, on accorde une véritable prime au développement de la population. Or, qu'un encouragement ou une prime de cette espèce doive inévitablement exercer une influence funeste sur la condition des masses, cela n'a guère besoin d'être démontré. Il ne faut jamais perdre de vue, en effet, que le penchant qui pousse l'homme à se reproduire dépasse toujours le nécessaire ; qu'en admettant que le capital de la société vînt à doubler, on verrait en très peu de temps la reproduction de l'espèce humaine s'augmenter de manière à pourvoir pleinement à l'accroissement qui en résulterait dans la demande d'hommes. Cette exubérance du pouvoir de reproduction de notre espèce est un fait parfaitement établi, et nous pouvons ajouter que c'est un fait nécessaire, en présence des risques et des accidents de toute sorte qui menacent non-seulement l'existence des individus, mais encore celle des sociétés mêmes, en présence des guerres, des maladies épidémiques, des grands cataclysmes de la nature, etc. La force de reproduction de l'espèce humaine a donc besoin d'être incessamment contenue, réfrénée ; elle n'a pas besoin d'être encouragée. Mais comment cette impulsion physique peut-elle être contenue et réfrénée ? Elle ne peut l'être que par l'action d'une force morale. Il faut que l'homme sache limiter sa reproduction de telle manière que la nouvelle génération n'excède point les ressources nécessaires pour l'élever et pour la faire subsister. Sinon qu'arrive-t-il ? C'est que, le capital que les pères de famille peuvent consacrer à élever des enfants, et celui que la société peut employer ensuite à leur fournir du travail, partant des moyens d'existence, étant insuffisants, l'excédent de la nouvelle génération est inévitablement voué à une mort hâtive. Il importe donc que le père de famille ne mette au jour que juste le nombre d'enfants que ses ressources lui permettent d'élever d'une manière utile. Il importe que l'esprit de prévoyance combatte chez lui, d'une manière suffisamment énergique et persistante, les impulsions physiques de la reproduction. Malheureusement cet esprit de prévoyance est peu répandu ; et, chose triste à dire, bien loin de le fortifier et de le développer, on paraît s'attacher, par tous les moyens possibles, à l'affaiblir.
Quelle condition est avant tout nécessaire, en effet, pour que la prévoyance en matière de population puisse atteindre son maximum d'intensité et d'énergie ? C'est que la responsabilité du père de famille, quant à l'entretien et l'élève des enfants qu'il a la liberté de mettre au jour, responsabilité qui est le contre-poids indispensable de cette liberté, demeure comme elle, entière, inaltérée. Il faut donc que l'homme qui donne le jour à un enfant sache parfaitement qu'il contracte, par ce fait même, une dette égale au montant des frais d'élève et d'éducation de l'enfant, jusqu'à ce que celui-ci soit en état de pourvoir à son propre entretien, et que, s'il n'acquitte point cette dette, intégralement et sans fraude, il sera passible d'une peine proportionnée au dommage qu'il aura causé à l'être qu'il a mis au jour et qui ne lui a point demandé de naître. Il faut encore que l'assistance qui pourra lui être donnée pour acquitter sa dette n'ait aucun caractère d'exigibilité ou de certitude ; qu'elle soit toujours subordonnée à une enquête, et que, dans le cas où le manque de prévoyance du père serait bien constaté, les secours donnés à l'enfant ne puissent exempter le père de la pénalité qu'il aurait encourue en se chargeant d'une obligation qu'il savait bien ne pas pouvoir remplir, en souscrivant, pour satisfaire un appétit brutal, ce billet d'une existence, auquel il n'avait ni la volonté ni les moyens de faire honneur. Voilà comment l'esprit de prévoyance devrait être soutenu, fortifié, pour être mis en état de contenir dans des limites utiles un penchant physique qui est et qui doit être toujours excessif. Mais est-ce dans ce sens que l'on agit ? Est-ce la prévoyance en matière de population qu'on s'attache à développer ? N'est-ce pas bien plutôt l'imprévoyance ? Non-seulement la loi ne sanctionne point d'une manière efficace les obligations de la paternité, non-seulement elle ne veille point à ce qu'elles soient exécutées, intégralement et sans fraude, comme les autres obligations, lesquelles sont cependant beaucoup moins essentielles, mais encore le charitisme gouvernemental ou communal vient assister l'imprévoyance que la loi amnistie. On s'efforce, autant que possible, d'exonérer les pères de famille du fardeau de leurs obligations naturelles, sans se donner la peine d'examiner si ces obligations ont été contractées sans mauvaise foi ou sans imprudence ; on multiplie les secours de toute sorte en prenant pour règle de proportion le nombre des enfants ; on distribue gratuitement l'instruction, on rejette, en un mot, sur la société, une partie du fardeau que la Providence a imposé au père de famille. Qu'en résulte-t-il finalement ? C'est qu'on affaiblit l'esprit de prévoyance du père de famille exactement dans la proportion du secours qu'on lui donne ; c'est qu'on l'excite à mettre au jour plus d'enfants qu'il n'en aurait mis s'il n'avait point été assuré de pouvoir reporter sur autrui une partie du fardeau que lui impose l'obligation de les élever. Mais si la société peut bien augmenter ainsi la portion de capital qui est nécessaire pour élever la nouvelle génération, il y a, en revanche, une chose qui demeure absolument hors de son pouvoir : c'est d'augmenter le capital nécessaire pour employer cette nouvelle génération lorsqu'elle est élevée ; c'est d'augmenter le nombre des emplois en proportion du nombre des bras ou des intelligences qui s'offrent pour les remplir. Ces excès de population que l'imprévoyance a créée, le charitisme aidant et la loi n'y mettant point obstacle, cet excès de population demeure sans emploi (car alors même que le capital de la société viendrait à croître dan,s des proportion inusitées, on sait ce que valent ces individualités débiles que l'imprévoyance a crée et que l'assistance élève) ; et il va former au sein des masses laborieuses qu'il affaiblit et qu'il corrompt les mares stagnantes et empestées du paupérisme.
En résumé, il n'y a aucune connexité entre l'instruction obligatoire et l'enseignement gratuit. Comme on vient de le voir même, nous admettons l'une précisément par les mêmes motifs qui nous poussent à repousser l'autre. Ces motifs résident surtout dans la nécessité de maintenir intacte la responsabilité naturelle des pères de famille. Car, - et ce point est à nos yeux d'une importance capitale, - les institutions modernes n'opposant plus, que par exception, des limites à la liberté de la reproduction de l'espèce humaine, cette liberté n'a plus d'autre règle ni d'autre frein que la responsabilité naturelle qui ressort des actes qu'elle autorise. Si cette responsabilité est affaiblie, il y a apparence que la liberté, dégénérant en licence, deviendra une source abondante de nuisances. Il importe donc de la laisser entière. Or, que faut-il pour que cette responsabilité, qui est le contre-poids naturel et nécessaire de la liberté illimitée, en matière de population, demeure entière ? Il faut, en premier lieu, que la loi reconnaisse et définisse exactement les obligations naturelles des parents envers leurs enfants, et qu'elle en assure, d'une manière stricte et rigoureuse, l'entier accomplissement ; qu'elle veille à ce que la dette de la paternité soit acquittée comme toute autre, et qu'elle punisse, en proportionnant comme toujours la peine au dommage infligé, ceux qui, en usant de la liberté, entreprennent d'échapper à la responsabilité qu'elle impose ou de la rejeter sur autrui. Il faut, en second lieu, que l'on se garde bien d'affaiblir cette même responsabilité par des institutions qui la rejettent en tout ou en partie sur la société, et que, si l'on admet l'assistance en faveur de ceux qui l'ont encourue, cette assistance soit distribuée de manière à ne pas altérer le ressort indispensable de la responsabilité, sinon elle serait plus nuisible qu'utile.
Nous croyons, au surplus, que les principes que nous venons d'invoquer sont ceux de notre honorable adversaire lui-même, et que nous ne sommes séparés, en définitive, que par une nuance. Comme nous et pour les mêmes raisons que nous, M. Fred. Passy repousse l'instruction gratuite. Que s'il ne se rallie point à la cause de l'instruction obligatoire, c'est parce que, tout en admettant comme nous que le père de famille doit à son enfant les éléments nécessaires pour le développer sous le triple rapport, physique, moral et intellectuel, de manière à en faire un homme utile, il n'admet point que l'État ait le droit d'intervenir, ni qu'il puisse intervenir utilement pour assurer l'acquittement de cette dette. Nous croyons pour notre part que ce droit ressort de la nature même des attributions de l'État, attributions qui consistent à sauvegarder la vie et la propriété de tous les membres de la société, et par conséquent à assurer l'accomplissement des obligations naturelles ou conventionnelles qui ont été librement contractées envers eux. Toutefois nous croyons, et sur ce point notre opinion se rapproche de celle de notre honorable adversaire, que l'État peut être tellement mal organisé, ou tellement surchargé de toutes sortes de besognes étrangères à sa mission, qu'il faille éviter avec soin d'étendre ses attributions les plus légitimes ; il peut arriver, en un mot, qu'un État, mal organisé et surchargé d'attributions parasites, deviennent lui-même une nuisance publique, et que le meilleur service qu'il puisse rendre aux intérêts qu'il a mission de sauvegarder, soit de ne pas s'en mêler. D'où nous concluons que la question de l'instruction obligatoire est une simple question d'expediency, comme nous l'avions fait remarquer au début de cette discussion ; qu'elle comporte une solution affirmative ou négative selon que les obligations naturelles des pères envers leurs enfants sont plus ou moins complètement remplies sous l'impulsion du sentiment moral du devoir et sous la pression de l'opinion, selon encore que le gouvernement est plus ou moins capable de veiller, avec fruit, sans que son intervention cause plus de mal qu'elle ne peut produire de bien, à ce que ces dettes naturelles soient exactement acquittées. En Belgique, par exemple, où il ne nous est, hélas ! que trop démontré que ni le sentiment moral du devoir, ni la pression de l'opinion ne suffisent pour déterminer les pères de famille des classes inférieures à acquitter ce genre de dettes, nous ne savons cependant s'il serait opportun de donner à un gouvernement ultra-réglementaire et interventionniste la mission de les contraindre. Tout au moins conviendrait-il, avant de lui conférer cette attribution supplémentaire, si légitime et si bien justifiée qu'elle puisse être, de le dépouiller de quelques-unes de ses trop nombreuses attributions indues et parasites.