De l'Enseignement obligatoire

 

 

Deuxième partie : discussion

Réponse de M. G. de Molinari à M. Passy

 

Deuxième article

I.

Résumons d'abord nos observations précédentes.

Qu'avons nous essayé de démontrer ? En premier lieu, que l'enfant n'est point la propriété du père comme l'établissait la législation romaine ; qu'il n'est pas davantage la propriété de la société, comme l'ont prétendu quelques disciples attardés de Lycurgue et de Platon ; que l'enfant s'appartient à lui-même, mais qu'il se trouve, en vertu de l'ordre naturel des choses, dans un état de minorité ou de tutelle jusqu'à ce qu'il soit capable de se conduire lui-même d'une manière utile, jusqu'à ce qu'il puisse être admis à jouir du bénéfice de la liberté commune.

En second lieu, nous avons essayé de démontrer que le père est le tuteur naturel de son enfant ; qu'en mettant un enfant au monde, on contracte à son égard une obligation formelle, positive, laquelle consiste à pourvoir à son entretien pendant la durée de sa minorité naturelle, et à le mettre en état de se passer un jour de tutelle ; que cette obligation ou cette dette des parents (et nous n'avons pas besoin d'ajouter qu'elle est contractée d'une manière solidaire par le père et par la mère, qu'il est, en conséquence, souverainement injuste d'en exonérer l'un dans certains cas, pour la faire passer en totalité sur l'autre), que cette obligation ou cette dette, disons-nous, ne peut être niée, ou bien encore frauduleusement ou imparfaitement acquittée, sans qu'il en résulte un mal, une nuisance dont la société a le droit et le devoir de préserver ses membres.

Insistons encore sur ce point. Car, notre honorable adversaire a eu soin de nous le faire remarquer, il se commet beaucoup d'actes injustes et, par conséquent, nuisibles que la société ne croit pas devoir soumettre à l'action de la justice répressive ; qu'elle se borne simplement à combattre au moyen de la force morale de l'opinion, soit parce que ces actes injustes et nuisibles ne lui paraissent pas assez graves ou assez précis, et que leurs conséquences mauvaises n'atteignent pas directement les intérêts qu'elle considère, à tort ou à raison, comme les plus essentiels et les plus respectables ; soit encore parce que la puissance répressive, qu'il s'agirait de faire intervenir, est organisée d'une manière tellement coûteuse et grossière que son intervention causerait plus de mal d'un côté, qu'elle ne produirait de bien d'un autre.

Il importe donc de savoir si le non-accomplissement des obligations naturelles de la paternité engendre des maux assez graves et des nuisances assez positives, si ces maux et ces nuisances atteignent des intérêts assez importants et assez respectables pour nécessiter, en tous cas, l'intervention de la force répressive dont la société dispose.

Nous avons déjà donné un aperçu des maux et des nuisances qui résultent du non-acquittement des dettes de la paternité. Reprenons-les, et analysons-les d'une manière plus précise encore.

Ces maux sont individuels ou collectifs, directs ou indirects.

Supposons que des parents refusent absolument de s'acquitter de la dette attachée à la paternité ; supposons, qu'imitant l'exemple de Rousseau, ils confient à la société le soin de payer cette dette à leur place, en abandonnant leurs enfants à la charité publique, qu'en résultera-t-il ? De cette conduite injuste et immorale découleront directement des maux de deux sortes : 1° la charité officielle étant une détestable nourrice, et l'État le plus incapable des éleveurs et des pédagogues, les enfants de la patrie, comme on les nommait à l'époque où les disciples de Rousseau, arrivés au pouvoir, faisaient décerner des primes d'encouragement aux filles-mères, les enfants de la patrie, disons-nous, seront élevés par l'État beaucoup plus mal qu'ils ne l'eussent été par leurs parents ; en outre, ils seront privés de tous les liens et de tous les appuis de la famille ; 2° la société, chargée du fardeau de ces dettes naturelles, dont les parents auront trouvé commode et avantageux de s'exonérer, sera obligée d'imposer à tous ses membres la contribution nécessaire pour les acquitter. Le travail et l'épargne de tous seront ainsi taxés au profit de la débauche et de l'immoralité de quelques-uns.

Voilà donc deux maux directs : un mal individuel et un mal collectif.

Supposons maintenant que les parents, sans rejeter sur la société le fardeau de leurs dettes naturelles, s'en acquittent d'une manière insuffisante ou frauduleuse. Supposons qu'au lieu de s'imposer les sacrifices nécessaires pour entretenir et élever leurs enfants, comme ils le doivent, ils se comportent envers eux comme les éleveurs des États du sud de l'Union américaine à l'égard de leurs négrillons ; qu'ils les considèrent et qu'ils les traitent comme des bêtes de somme dont il s'agit de tirer le plus gros profit possible ; qu'ils les soumettent, en conséquence, à un labeur hâtif et épuisant, qui rabougrit le corps et qui étiole l'intelligence ; supposons qu'ils se comportent comme pourraient le faire d'avides propriétaires d'esclaves à temps, au lieu de se conduire comme des tuteurs consciencieux et fidèles ; qu'en résultera-t-il ? Il en résultera encore directement un mal individuel et un mal collectif. L'enfant sera victime de cette exploitation indue et frauduleuse, non-seulement pendant ses années de tutelle, mais encore et surtout, lorsque, plus tard, devenu homme et chargé de la responsabilité de sa destinée, il n'aura ni les forces physiques ni les forces intellectuelles et morales nécessaires pour s'acquitter de sa tâche. La société en souffrira, à son tour, par les sacrifices exceptionnels qu'elle sera obligée de faire, soit pour se protéger contre les sévices d'hommes qui, élevés comme des esclaves, n'auront rien appris des devoirs et des obligations que la liberté impose, soit encore pour venir en aide à ces générations informes et inertes qui sont les reliquats des banqueroutes ou des usures de la paternité.

Les conséquences indirectes des manquements aux obligations de la paternité n'ont pas un caractère moins funeste. En quoi se résolvent ces obligations ? Nous l'avons dit, elles se résolvent en une dépense ou tout au moins en une avance de capital. En donnant l'existence à un enfant on contracte, par ce fait même, l'obligation de dépenser la somme nécessaire pour en faire un homme. C'est une dette positive, formelle, dont on grève son avenir. Supposons que cette dette soit rendue exigible pleinement et en tous cas, comme s'il s'agissait de toute autre obligation pécuniaire, qu'en résultera-t-il ? Il en résultera qu'un frein naturel sera opposé aux excitations des sens, et que la prévoyance en matière de population s'en trouvera utilement fortifiée et accrue. Supposons, au contraire, que la loi, assimilant les dettes de la paternité aux dettes de jeu, s'abstienne de les sanctionner, supposons qu'on puisse impunément en rejeter le fardeau sur la société ou bien encore les acquitter d'une manière incomplète ou frauduleuse, qu'en résultera-t-il ? Que cette lacune de la législation créera une prime en faveur de l'imprévoyance et de la débauche ; que la reproduction de l'espèce humaine, privée, du moins en partie, de son frein naturel, s'accélérera d'une manière désordonnée ; que dans les classes où l'action de la moralité naturelle des individus et l'influence de l'opinion combinées ne suffisent pas pour suppléer aux prescriptions de la loi, on verra naître plus d'enfants qu'il n'y aura de ressources disponibles pour en faire des hommes ; et, comme conséquences finales, non-seulement que la mortalité des enfants atteindra des proportions inouïes et honteuses, mais encore qu'une partie des ressources des classes inférieures étant affectée, d'une manière improductive, stérile, à élever des êtres que le défaut de soins ou l'application à un travail hâtif et épuisant moissonne avant l'âge, les survivants ne recevront qu'une culture insuffisante ; que les morts dévoreront la substance des vivants.

Pour notre part, quand nous considérons les maux qu'entraîne, d'une manière directe ou indirecte, immédiate ou lointaine, le non-acquittement des dettes de la paternité, quand nous considérons le dommage qui résulte du non accomplissement de ces obligations sacrées qui sont le lien moral des générations et la garantie matérielle de leur existence, en même temps que le caractère qui distingue, en la relevant, l'oeuvre de la reproduction des brutes ; quand nous envisageons les maux de toutes sortes qu'engendre ce genre de banqueroute, nous nous affermissons de plus en plus dans la conviction qu'elles doivent être aussi impitoyablement flétries par l'opinion, aussi rigoureusement punies par la loi que tout autre manquement à des obligations contractées ; nous nous demandons même, si la société ne souffrirait pas moins en admettant que la loi cessât de prêter main-forte à l'accomplissement des obligations commerciales, que si elle continuait à assimiler, dans son incurie immorale et imprévoyante, les dettes de la paternité aux dettes de jeu.

 

II.

Maintenant que nous avons examiné dans leur ensemble les obligations positives qui naissent de la paternité, ainsi que les maux individuels ou collectifs qui sont les conséquences inévitables, certaines, des manquements à ces obligations, il nous reste à rechercher si l'instruction des enfants doit être comprise dans la dette naturelle des pères de famille ; si le père doit à l'enfant non-seulement la nourriture et l'entretien nécessaires à la conservation et au développement de sa vie physique, mais encore l'instruction nécessaire à l'alimentation et à la croissance de sa vie intellectuelle et morale ; enfin, l'affirmative étant admise, dans quelle mesure il la doit.

En donnant l'existence à un enfant, on contracte, disions-nous plus haut, l'obligation de dépenser la somme nécessaire pour en faire un homme. Mais ce n'est là, évidemment, qu'une donnée assez vague. On peut arriver cependant à la préciser davantage, en examinant l'état de la société ou l'homme qu'il s'agit d'élever et de former est destiné à vivre. Cette société renferme toute une immense hiérarchie d'emplois, depuis le métier du manoeuvre jusqu'aux fonctions du monarque, où les générations nouvelles vont successivement remplacer celles que la mort fait disparaître. Chacun de ces emplois exige une certaine somme de forces et d'aptitudes ; les uns requièrent plus de force physique, les autres plus de forces intellectuelle et morale. C'est ainsi que le métier de manoeuvre n'exige guère que de la force musculaire, tandis que dans les fonctions du monarque la force musculaire ne joue presque aucun rôle, et qu'il faut en revanche, à un haut degré, de l'intelligence, de l'énergie et surtout de la moralité. si l'on observe encore la société, on trouve que les rémunérations si diverses et si inégales de la multitude des emplois qu'elle offre aux générations successives sont exactement déterminées (sauf dans des cas, malheureusement trop fréquents, de monopoles artificiels), par les quantités comparatives de forces ou d'aptitudes physiques, intellectuelles ou morales qui sont offertes sur ce grand marché ; que le bas prix auquel se place la force musculaire en comparaison des aptitudes intellectuelles et morales, tient à ce qu'elle est presque toujours à l'état de surabondance, partant plus offerte que demandée, tandis que l'intelligence et la moralité sont plus demandées qu'offertes. Quoi qu'il en soit, voici un point essentiel auquel nous pouvons nous fixer, d'abord, pour résoudre la question qui nous occupe : c'est qu'en donnant l'existence à un enfant on s'engage à lui procurer la somme de forces ou d'aptitudes nécessaires pour remplir l'emploi le plus bas de la société au sein de laquelle il est destiné à vivre. Car si on lui donnait moins, il ne parviendrait pas à gagner sa subsistance, lorsque la tutelle paternelle lui fera défaut.

D'où il résulte que, pour déterminer le minimum d'élève ou d'éducation auquel l'enfant a droit et que le père peut être contraint de lui procurer, il suffit de savoir quelle somme de forces et d'aptitudes exige, au minimum, l'emploi le plus bas de la société au sein de laquelle l'enfant, devenu homme, sera obligé de trouver sa subsistance.

Or, ce dernier minimum n'est pas fixe. Il dépend essentiellement de l'état de civilisation où la société est arrivées, du degré d'avancement où sont parvenues les industries qui pourvoient à la subsistance et à l'entretien matériel de l'homme, ainsi que des conditions de servitude ou de liberté, de tutelle ou de responsabilité où les institutions sociales placent la masse des travailleurs. Prenons d'abord pour exemple l'état économique et social d'un pays où les classes vouées à l'oeuvre inférieure de la production matérielle sont réduites en esclavage, et nous trouverons que le minimum nécessaire pour mettre un homme en état de remplir les fonctions dévolues à l'esclave laboureur, manoeuvre, porteur de fardeaux, etc., est aussi bas que possible. Comme l'emploi qu'il est destiné à remplir n'exige que de la force musculaire, il suffit de procurer aux nouvelles générations la nourriture et l'entretien nécessaires au développement de leur force physique ; comme, d'un autre côté , l'esclave se trouve placé sous la dépendance d'un maître qui est entièrement chargé de sa destinée, comme il n'a jamais à s'occuper des moyens de se procurer du travail, d'en débattre et d'en régler les conditions, de pourvoir aux éventualités des chômages, de la maladie, de la vieillesse, etc., comme il n'est pas, en un mot, chargé de la direction de sa propre existence, il n'a besoin d'aucune des connaissances que cette direction exige ; il lui suffit d'être élevé comme un cheval, un boeuf, un mulet ou toute autre bête somme. C'est ce qu'on parfaitement compris les dignes éleveurs d'esclaves des États du sud de l'Union américaine. Non-seulement ils s'abstiennent de cultiver les facultés intellectuelles et morales de leurs esclaves, mais encore ils interdisent, sous des peines sévères, ce genre de culture, comme ne pouvant avoir d'autre résultat que de suggérer à l'esclave des idées et des sentiments en désaccord avec les fonctions de bête de somme ou d'animal domestique pour lesquelles il a plu au Dieu des planteurs et des négriers de le créer [1].

A cet état de barbarie primitive opposons maintenant la situation d'une société où, d'une part, la production, en travail de transformation, exige de plus en plus le concours des facultés intellectuelles du travailleur, où, d'une autre part, ce même travailleur, devenu libre, est chargé de la direction et de la responsabilité non-seulement de sa propre existence, mais encore d'une famille qu'il est désormais pleinement autorisé à former. Dans cet état économique et social, le minimum nécessaire pour rendre un homme capable d'occuper, dans la société, une place si inférieure qu'elle soit, est évidemment plus élevée que dans le cas précédent. Comme l'ouvrier est obligé de se servir d'un outil ou de diriger une machine, il lui faut certaines connaissances professionnelles ; comme il est obligé encore de s'occuper de chercher des moyens d'existence, de débattre et de régler les conditions de son salaire, de pourvoir aux diverses éventualités et aux divers accidents qui peuvent le menacer lui et les siens, comme il doit enfin savoir, au moins d'une manière sommaire, jusqu'où s'étendent ses droits d'homme libre, en même temps que ses obligations et ses devoirs, soit pour ne pas empiéter sur les droits d'autrui, soit pour ne pas méconnaître ses obligations et manquer à ses devoirs, il doit être pourvu de certaines connaissances élémentaires qui lui permettent d'acquérir les notions indispensables qu'exige cette nouvelle situation sociale. Il doit savoir, au moins, lire, écrire et compter ; il doit posséder aussi quelques notions élémentaires de morale, de droit et d'économie politique pour se guider dans ce monde où il est tenu désormais de se créer lui-même une place et où le fardeau redoutable de la responsabilité d'une existence à conduire, sans violer aucun droit, sans méconnaître aucune obligation, sans négliger aucun devoir, quelles que soient les difficultés de la route, la faiblesse ou l'isolement de celui qui la suit, où, disons-nous, cette responsabilité terrible, qui est le prix auquel la liberté s'achète et dont les plus forts ne peuvent mesurer l'étendue sans effroi, pèsera lui jusqu'à sa dernière heure. Nous n'entreprendrons pas de justifier en détail le caractère de nécessité des connaissances élémentaires que nous venons d'énumérer. Nous nous bornerons à esquisser quelques traits de cette démonstration, que nos lecteurs pourront d'ailleurs aisément compléter eux-mêmes. Supposons que, dans le milieu économique et social où nous sommes, le travailleur ne sache ni lire, ni écrire, ni compter, ne se trouvera-t-il pas, à chaque instant, victime de son ignorance ? Il travaille dans un atelier où on lui paie son salaire en argent. Ne faut-il pas qu'il sache faire le compte exact de ce qui lui est dû ? De même, il est obligé d'acheter toutes les choses qui lui sont nécessaires, aliments, vêtements, etc. N'est-ce point là encore toute une série de comptes ou de calculs à faire chaque jour ? D'un autre côté, n'étant plus la propriété d'un maître, il est exposé à être renvoyé du jour au lendemain de l'atelier où il trouve son gagne-pain ; ayant la libre disposition de son travail, il est intéressé à chercher pour ses forces ou ses aptitudes l'emploi le plus avantageux possible. S'il ne sait ni lire ni écrire, comment se procurera-t-il les informations et les communications qui lui sont nécessaires pour placer au taux le plus profitable ce capital de forces et d'aptitudes dont il est maintenant le maître, dont il peut librement disposer ? La lecture et l'écriture, ces clefs de toutes les connaissances, ne lui sont-elles pas indispensables encore pour acquérir quelques notions élémentaires sur cette société compliquée où il doit vivre, sur les lois qu'il est tenu d'observer, sur les obligations qu'il est tenu de remplir ? Un ignorant, en prenant ce mot dans son acception la plus étendue, qui se trouve jeté au milieu de la société actuelle avec l'obligation de se tirer d'affaires lui-même sans pouvoir réclamer aucun appui, sans pouvoir se placer sous aucune tutelle, ne ressemble-t-il pas à un aveugle qui serait obligé de traverser, sans bâton ni guide, les carrefours, encombrés de passants et de véhicules qui se croisent en tous sens, d'une immense capitale ? Ne serait-ce pas un véritable crime que de pousser un malheureux privé de la vue au milieu de ce tourbillon dont les clairvoyants eux-mêmes ont souvent grand'peine à se tirer ? N'est-ce pas un crime que de jeter un malheureux auquel on n'a pas ouvert les yeux de l'intelligence, au sein d'une société où, à chaque instant, le dernier des manouvriers lui-même est obligé d'appliquer son esprit à se diriger lui et les siens dans le courant de cette multitude immense et affairée, qui écrase sans pitié les incapables ou les inertes qui obstruent son chemin et qui ralentissent sa course ?

Aux époques où les classes inférieures étaient à la fois enchaînées et protégées par les liens de l'esclavage et du servage, il pouvait suffire de développer les forces physiques d'un enfant pour en faire un homme. A ces époques, un travailleur, esclave ou serf, se trouvait en état de remplir la fonction matérielle qui lui était dévolue et de s'acquitter du petit nombre des obligations qui lui étaient imposées, pourvu qu'on lui eût donné une éducation analogue à celle du cheval et du boeuf, ses compagnons de labeur et de peine. Mais, dans une société libre, où, d'une part, les travaux de la production deviennent de plus en plus intellectuels, où, d'une autre part, le travailleur, si bas placé qu'il soit, est tenu de pourvoir lui-même à son entretien et à celui de sa famille, où une partie des fonctions intellectuelles et morales qui incombaient jadis à son maître, lui sont maintenant départies, il est évident que ce minimum d'éducation, qui pouvait suffire pour le travailleur esclave et non responsable, ne suffit plus pour l'homme libre et responsable ; il est évident qu'on doit y faire entrer, avec l'éducation physique, les rudiments d'une éducation intellectuelle et morale : à quoi il faut ajouter, de plus, que ce minimum d'éducation, sans lequel on ne peut trouver de moyens d'existence dans la société, en y occupant un emploi utile, est destiné à s'élever successivement, à mesure que le progrès économique substituera, dans la production, la force intellectuelle à la force physique, à mesure aussi que le progrès des institutions, en augmentant la liberté de l'homme, accroîtra, du même coup, le fardeau de sa responsabilité.

 

III.

On a coutume de dire que les faits devancent habituellement les théories. Cette observation est pleinement vraie dans la question qui nous occupe. C'est, en effet, dans les pays dont l'état économique et social est le plus avancé, où la production s'opère à l'aide des procédés les plus perfectionnés, où l'homme possède, en même temps, la plus grande somme de libertés pratiques, que l'on a senti d'abord la nécessité de joindre à l'éducation physique des masses une certaine éducation intellectuelle, comme aussi de contraindre les parents à s'acquitter, envers leurs enfants, de la dette de l'éducation. C'est aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne et en Suisse que, soit par l'action de l'opinion, soit par l'action de la loi, on a cherché le plus activement à pourvoir à cette nécessité nouvelle d'une société en voie de transformation. En Prusse, la dette de l'éducation a été définie et rendue exigible, comme toute autre dette, dès la fin du siècle dernier [2]. L'enseignement a été, de même, rendu obligatoire dans plusieurs États de l'Union américaine et dans un certain nombre de cantons de la Suisse [3]. En Angleterre, cette obligation n'a pas été imposée d'une manière directe ; mais, en vertu de la loi qui limite l'abus du travail des enfants dans les manufactures, les parents ne peuvent plus envoyer leurs enfants dans les ateliers qu'à la condition de les envoyer aussi à l'école [4].

Aurait-il suffi dans les pays que nous venons de citer de recourir à l'influence morale de l'opinion pour obliger les parents à s'acquitter de la dette de l'éducation envers leurs enfants ? Hélas ! ce qui se passe dans les pays où la dette de l'éducation n'est pas rendue exigible, où les parents demeurent libres d'élever leurs enfants comme ils élèvent leurs boeufs, leurs moutons ou leurs porcs, autorise à en douter. C'est ainsi, par exemple, qu'en Belgique, où cependant on a "organisé" l'enseignement primaire, il n'y a pas aujourd'hui, dans les classes inférieures, un individu sur cinq, qui possède les premiers éléments des connaissances humaines, les documents relatifs au degré d'instruction des miliciens en font foi [5].

En présence de cette insuffisance manifeste de l'action de l'opinion pour contraindre les parents à s'acquitter de la dette de l'éducation, nous ne verrions pour notre part aucun inconvénient à ce que cette dette fût rendue exigible par la loi. Nous ne saurions trouver mauvais que la loi intervînt pour contraindre les parents à s'acquitter de leurs obligations naturelles envers leurs enfants, comme elle intervient pour contraindre le commun des débiteurs à s'acquitter de leurs obligations conventionnelles envers leurs créanciers. Nous préférerions certes que l'action de l'opinion pût suffire pour amener ce résultat, comme nous voudrions aussi qu'elle pût suffire, sans l'intervention des huissiers et des gardes du commerce, pour empêcher les débiteurs de se soustraire à leurs engagements. Mais puisque l'opinion est impuissante dans l'un comme dans l'autre cas, puisque l'intervention de la force répressive de la société est nécessaire, nous n'hésitons pas à l'admettre, car nous n'avons jamais compris dans le catalogue des libertés que nous préconisons, la liberté de la banqueroute.

Il nous restera encore à répondre à une objection qui a été souvent faite aux partisans de l'exigibilité de la dette de l'éducation, c'est qu'on ne peut rendre l'enseignement obligatoire, à moins de le rendre gratuit et d'investir l'État des fonctions de maître d'école omnibus. Nous tâcherons de répondre, une autre fois, à cette objection. Il nous sera facile de démontrer, croyons-nous, non-seulement qu'il n'y a aucune connexion entre l'instruction obligatoire et l'enseignement gratuit ou l'enseignement par l'État, mais encore qu'en rendant exigible la dette de l'éducation, on arriverait, par la voie la plus prompte, à se débarrasser de l'intervention nuisible de l'État dans cette branche importante de la production immatérielle et à établir une pleine liberté d'enseignement.

 

 

 

Notes

[1] Dans plusieurs États, l'instruction des esclaves est formellement prohibée par la loi, et toute tentative dirigée dans ce sens est sévèrement punie. Une loi de la Caroline du Sud passée en 1800 autorise à infliger vingt coups de fouet à tout esclave trouvé dans une réunion ayant pour objet "l'instruction mentale," tenue même en la présence d'un blanc. Une autre loi soumet à une amende de 100 doll. tout individu qui apprendrait à lire à un esclave. Un acte de la Virginie, daté de 1829, déclare que toute assemblée d'esclaves ou toute école de jour ou de nuit, où on leur apprendrait à lire et à écrire, est une réunion illégale, et que tout agent de l'autorité à le droit de faire infliger vingt coups de fouet aux esclaves trouvés dans une assemblée de cette nature. Dans la Caroline du Nord, le crime d'apprendre à lire et à écrire à un esclave ou de lui vendre un livre (la Bible non exceptée), est puni de trente-cinq coups de fouet, si le coupable est un nègre libre, et d'une amende de 200 dollars si le coupable est un blanc. Le préambule de la loi justifie de la manière suivante ces pénalités : "Apprendre aux esclaves à lire et à écrire, y est-il dit, tend à exciter la désaffection dans leurs esprits et à produire le désordre et la rébellion." Dans la Géorgie, si un blanc apprend à lire et à écrire à un nègre libre ou esclave, il devient passible d'une amende de 100 dollars et d'un emprisonnement dont la durée est laissée à la discrétion de la Cour ; si le coupable est un homme de couleur esclave ou libre, il peut être fouetté et emprisonné à la discrétion de la Cour. Un père peut être fouetté pour avoir appris à lire à son propre enfant. Dans quelques-uns des États les moins importants, dans le Kentucky, par exemple, l'instruction des esclaves n'est pas défendue par la loi, mais elle rencontre dans l'opinion un obstacle insurmontable.

(DICTIONNAIRE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE. ART. ESCLAVAGE.)

[2] Nous lisons dans le rapport de M. Cousin sur l'état de l'instruction publique dans quelques pays de l'Allemagne, titre 1er, 2e section, du devoir des parents d'envoyer leurs enfants aux écoles primaires : "Ce devoir est tellement national et enraciné dans toutes les habitudes légales et morales du pays qu'il est consacré dans un seul mot : Schulplichtigkeit (devoir d'école). En Prusse, il y a déjà longtemps que l'État a imposé à tous les parents le devoir strict d'envoyer tous leurs enfants à l'école, sauf à faire la preuve qu'ils leur donnent à la maison une instruction suffisante. Voici les deux articles du code général de 1794 qui se rapportent à ce devoir, Allgemeine Landrecht, 2e partie, titre XII.

Art. 43. Tout habitant qui ne peut ou qui ne veut pas faire donner à la maison, à ses enfants, l'instruction nécessaire, est obligé de les envoyer à l'école dès l'âge de cinq ans révolus.

Art. 44. A partir de cet âge, nul enfant ne peut manquer à l'école ou s'en absenter pendant quelque temps, sinon pour des circonstances particulières et avec le consentement de l'autorité civile et ecclésiastique.

"Enfin le projet de la loi de 1819... consacre un titre entier (le titre IV) à cette obligation qu'il poursuit dans ces moindres applications." M. Cousin constate les excellents résultats que ces mesures ont produits : "En 1831, dit-il, sur 12 726 823 habitants, 2 043 030 enfants, c'est-à-dire la totalité des enfants en âge d'aller aux écoles, y allaient effectivement, et sur ce nombre 56 889 garçons et 46 598 filles, en tout 103 487 enfants, fréquentaient les écoles primaires supérieures."

Débats de l'Assemblée de Francfort sur les questions de l'église et de l'instruction publique, traduits par N. Reyntiers, p. 213.

[3] L'enseignement est rendu obligatoire en vertu des constitutions de quelques-uns des cantons suisses. Voici un extrait des articles qui concernent cette question.

CANTON DE GLARIS . Constitution promulguée le 22 mai 1842.

Art. 18. L'éducation de la jeunesse et toute l'instruction publique sont sous la surveillance de l'État. Il dirige et perfectionne les établissements d'instruction publique et veille à ce que tout citoyen fasse donner à ses enfants ou pupilles l'enseignement nécessaire sous le rapport religieux et civil.

CANTON DE ZOUG. Constitution promulguée le 17 janvier 1848.

Art. 29. L'État a la direction de l'éducation publique et veille, de concert avec les autorités ecclésiastiques et communales, à ce que la jeunesse reçoive l'instruction convenable.

CANTON D'APPENZELL. (des Rhodes extérieures). Constitution adoptée le 30 août 1834.

Art. 12. Le peuple et l'autorité par lui élue ont le devoir de veiller à l'instruction publique. Par elle, les enfants seront rendus de bons chrétiens et des citoyens utiles à la patrie. En conséquence, les parents, tuteurs et autres citoyens auxquels les enfants sont confiés, sont tenus de les astreindre à la fréquentation des écoles. Les ecclésiastiques et l'autorité exerceront une stricte surveillance.

CANTON DE VAUD. Constitution promulguée le 19 août 1845.

Art. 11. Chacun est libre d'enseigner en se conformant aux lois sur cette matière.

Les parents sont tenus de faire donner à leurs enfants une instruction égale au moins à celle qui se puise dans les écoles primaires.

CANTON DU VALAIS. Constitution promulguée le 23 décembre 1852.

Art. 8. L'instruction publique est placée sous la surveillance de l'État, sans préjudice des attributions du clergé quant à l'instruction religieuse.

L'instruction primaire est obligatoire.

Texte officiel de la Constitution fédérale Suisse et des 25 constitutions cantonales en vigueur. Fribourg, 1856.

[4] En vertu du bill de lord Ashley adopté en 1833 sur le travail des enfants dans les manufactures, "tout enfant, travaillant 48 heures par semaine, doit passer au moins 2 heures par jour à l'école, chacun des six jours de la semaine." Les deux bills de 1844 et de 1850 qui forment avec le précédent le code de la législation du travail dans les manufactures, ont étendu à 3 heures la durée obligatoire du séjour à l'école. Voir à ce sujet l'excellent travail de M. Ch. de Cocquiel, sur l'enseignement industriel et la limitation de la durée du travail en Angleterre.

[5] DEGRÉ D'INSTRUCTION DES MILICIENS INSCRITS (levée de 1856.)

Dans la Flandre Occidentale.

Nombre de miliciens inscrits 5 910 sur lesquels 1 427 appelés au service.

Sachant lire, écrire et calculer1 323
Lire et écrire seulement1 675
Lire seulement824
Complètement illettrés2 088

En 1846, ce dernier nombre était de 2 360 sur 5 883 miliciens inscrits.

Dans la province de Brabant.

Des 6 617 miliciens inscrits pour la levée de 1856, 2 712 savent lire, écrire et calculer ; 1 386 savent lire et écrire, 265 savent lire seulement et 2 234 sont dépourvus de toute instruction.

Dans la province de Limbourg.

Sur 1 617 inscrits que fournit la levée de 1856, 497 savent lire, écrire et calculer ; 549 lire et écrire, 184 lire seulement, 2 écrire (signer) seulement, 413 sont dépourvus de toute instruction.

Dans la province d'Anvers (même levée.)

Nombre de miliciens inscrits 3 773.

Sachant lire, écrire et calculer1 640
Lire et écrire seulement878
Lire seulement212
Complètement illettrés1 014

Dans la Flandre Orientale (même levée.)

Nombre de miliciens inscrits 5 910 sur lesquels 1 427 appelés au service.

Sachant lire, écrire et calculer1 820
Sachant lire et écrire seulement1 517
Sachant lire seulement702
Entièrement dépourvus d'instruct.3 153

Ces renseignements sont extraits des exposés annuels de la situation des provinces. On ne les trouve point dans ceux du Hainaut, de Namur, de Liège et du Luxembourg. Est-ce négligence ? ou bien, ce qui est malheureusement plus probable, les membres des députations de ces provinces ont-ils voulu dérober à tous les regards le spectacle de leur misère intellectuelle ?


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