De l'Enseignement obligatoire

 

 

Deuxième partie : discussion

Réplique de M. Frédéric Passy

 

Premier article

I.

" La question est de savoir quelles sont les actions qui, pour être produites ou réprimées, appellent le concours des forces artificielles. Celles-là seulement appartiennent au domaine du gouvernement ; les autres restent sous l'empire des lois naturelles." CH. COMTE. Traité de législation. Livre II. Chap. 15.

 

L'instruction de l'enfance doit-elle être abandonnée tout entière à l'initiative individuelle ? Peut-elle, au contraire, dans une certaine mesure, recevoir l'impulsion de la puissance publique ? Le soin d'y pourvoir concerne-t-il exclusivement la famille ; ou comète-t-il aussi à la société ? Est-ce un devoir qui soit du ressort de la seule Morale, ou une obligation qui tombe sous la sanction de la Loi ? Y a-t-il, en un mot, dans toute communauté civilisée, un minimum de culture intellectuelle dont nul, sans injustice envers lui, sans préjudice pour les autres, ne puisse demeurer privé ? Et convient-il aux gouvernements - organes de l'intérêt général et gardien du droit, - de travailler, au besoin, par des mesures coercitives, à ce que tous, en effet, parmi ceux dont ils régissent le sort, soient mis en r possession de ce minimum indispensable ?

Telle est la grave et délicate question sur laquelle, depuis qu'on se préoccupe de la diffusion de l'instruction, se divisent les meilleurs esprits : telle est celle qu'après l'avoir, dans de précédentes occasions, effleurée en passant, je me trouve aujourd'hui, non sans quelque embarras, obligé de traiter dans toute son étendue. En envoyant, il y a plusieurs mois, à M. de Molinari, les réflexions rapides sur lesquelles j'ai à appeler de nouveau l'attention des lecteurs de l'Économiste, je ne croyais pas, je l'avoue, susciter un si vif ni si long débat ; et, si l'on m'eût dit, à ce moment, que mon savant ami dût prendre après moi la plume sur le même sujet, c'est avec joie, sans doute, et comme la promesse d'un secours précieux, que j'aurais accueilli cette nouvelle. C'est pour me combattre qu'il l'a prise ; et c'est pour me défendre contre lui que je la reprends aujourd'hui. Puisse du moins ce dissentiment passager, inspiré de part et d'autre par un sincère amour de la vérité, servir en effet, dans quelque mesure, à la manifestation de la vérité ! Puisse la discussion contradictoire, en mettant à nu le fort et le faible de chaque argument, porter enfin quelque clarté dans ce vieux et difficile procès ; et l'opinion du public économique, sinon celle d'un public plus étendu, rendue plus attentive par cette lutte persévérante entre deux frères d'armes, prononcer en connaissance de cause un arrêt sans équivoque et sans appel !

 

I.

Mais, d'abord, - car, avant de chercher à résoudre un problème, il faut le poser, - quel est véritablement le point en litige ; de quoi s'agit-il, en dernière analyse, entre M. de Molinari et moi ; et quels sont, non pas les termes apparents, mais l'objet réel et le noeud central de la difficulté ? Si l'on regarde aux conclusions de mon honorable contradicteur, une nuance, comme il le dit lui-même, semble à peine nous séparer. Si l'on regarde à ses arguments il y a un abîme entre nous. Ce que je repousse, il n'en veut, quant à présent, pas plus que moi ; et, s'il l'admet éventuellement (ce que je ne fais pas), c'est dans des conditions dont la réalisation problématique en implique évidemment l'inutilité [1]. Nous sommes donc d'accord quand au fait ; et, si nous étions, l'un ou l'autre, investis de la puissance législative, il est peu probable que nous en fissions un usage différent. Mais nous ne sommes pas d'accord quant au droit : nous donnons, l'un et l'autre, à la puissance législative des bornes différentes ; et ce dont, par des considérations particulières et au nom d'une prudence discutable et passagère, il conseille aux gouvernements de s'abstenir temporairement, je leur dénie, pour ma part, par des considérations générales et au nom de la justice éternelle et absolue, tout pouvoir de songer jamais à l'entreprendre. Ce n'est donc point une question d'application qui s'agite entre nous, mais une question de principe. L'instruction n'en est pas le fond, mais l'occasion. et le dissentiment, - s'il est réel, - vient de plus loin, va plus loin aussi que l'intérêt, quelque grave soit-il, qui l'a suscité. Ce n'est pas un point spécial de législation ; c'est la base première de toute législation, l'idée-mère du droit, qui est engagée dans le débat. Et c'est à la clef de voûte de l'édifice social, à la notion même du gouvernement et au principe de l'ordre, que touche la décision controversée. N'en est-il pas, à vrai dire, toujours ainsi, pour qui ne s'arrête pas à la surface ; et quel est le point de la circonférence qui ne soit pas, aussi bien que tout autre, relié au centre ? Il s'agit, sans doute, selon la circonstance et le temps, de pourvoir ostensiblement à tel ou tel intérêt de l'homme et de la société : mais il s'agit, en toute circonstance et en tout temps, - car n'est-ce pas de là que tout part et là que tout aboutit ? - de savoir quelle est, dans le plan de la Providence, la part régulière de l'homme et celle de la société ; quelle latitude doit être laissée à l'un, quel pouvoir doit être donné à l'autre ; où finit la sphère de l'activité et de la responsabilité individuelle, où commence la sphère de la solidarité et de l'intervention collective. Il n'y a, en somme, que deux règles dont puissent relever les actions humaines : la règle volontaire et la règle involontaire, la morale et la loi. Tout revient à appliquer bien ou mal ces deux règles. Définir la morale et la loi ; déterminer les caractères de l'une et de l'autre ; distinguer et délimiter leurs domaines respectifs ; établir, en un mot, ce qui est du for intérieur et ce qui est du for extérieur : voilà, dans l'ordre des sciences sociales, le grand, l'unique problème, dont tous les autres ne sont que des corollaires. C'est lui que, dans mes premières observations, j'indiquais en mettant en regard (on se rappelle peut-être), les obligations naturelles et les obligations civiles. C'est lui que, dans un dernier travail, - et puisque la solution n'en est pas assez lumineuse encore pour éclairer nettement des conséquences même peu lointaines, - je voudrais faire en sorte d'élucider d'une manière rigoureuse. C'est, je le sais, une entreprise difficile, et pour laquelle j'aurai l'air, momentanément, d'abandonner le point en discussion : mais, pour mesurer d'un coup d'oeil un terrain étendu et accidenté, le seul moyen est de s'élever assez haut pour le dominer tout entier ; et c'est en remontant à la source de tous les dissentiments qu'on peut espérer d'en constater la nature et d'en diminuer le nombre.

 

II.

L'homme seul connaît la morale et la loi, parce que l'homme seul a la conscience de sa destinée : mais la création entière connaît l'ordre (dont la morale et la loi ne sont que des formes), parce que la création entière rend hommage à l'éternelle Sagesse ; et l'harmonie du monde intellectuel n'est qu'une des manifestations de l'universelle harmonie. C'est donc au principe suprême de l'ordre qu'il faut atteindre pour saisir dans leur essence la morale et la loi ; et ce n'est pas dans le jeu de la vie humaine seulement, c'est dans le mouvement de la nature entière qu'il faut chercher l'explication de la vie humaine. Il n'y a qu'un mécanique, on l'a dit bien des fois, et les relations des corps enseignent celles des esprits.

Le caractère par excellence de cette mécanique divine, c'est la simplicité. C'est par la sobriété des moyens que se manifeste la grandeur de la puissance ; et le seul Être à qui l'action ne coûte pas est le seul qui ne prodigue jamais l'action. On peut consulter à cet égard toutes les sciences ; toutes parlent le même langage [2].

La matière est impénétrable, dit la physique. Cela suffit ; et, dans les complications infinies de ses formes, parmi les influences sans nombre qui la sollicitent en tous sens et de mille manières, jamais la matière ne peut s'égarer un instant. Irréductible dans sa substance, invariable dans ses propriétés, elle ne cède que pour revenir, et la proportionnalité des résistances aux efforts, conséquence de cette inaltérabilité, garantit en elle la stabilité du fond sans empêcher le changement des apparences. Par ce seul fait tout est expliqué. Grâce à lui, partout à côté de l'action la réaction se produit ; à l'impulsion répond la répulsion ; en face de chaque tendance, et à son appel, apparaît une tendance modératrice. Ainsi se concilient et se soutiennent la diversité et l'unité : ainsi la création, toujours achevée et toujours renouvelée, n'est ni un panorama inerte ni une fantasmagorie tumultueuse, mais une réalité vivante et féconde qui produit à toute heure son ordre et sa beauté. Tout s'oppose, et rien ne nuit ; tout agit, et rien ne s'emporte ; chaque force lutte, et nulle force ne triomphe : chaque phénomène menace l'équilibre, et nul phénomène ne détruit l'équilibre ; et c'est dans le mouvement même que, par une disposition admirable, se trouvent placées la règle et la mesure du mouvement.

Ce que l'observation constate au dehors de nous, la conscience le proclame au dedans. L'homme a son impénétrabilité comme la matière ; et comme elle, et par un mécanisme identique, il porte en lui son ressort et son modérateur. La liberté, qui lui est départie, loin d'exclure l'action de cette loi universelle, ne fait qu'en rendre plus manifeste encore l'incessant exercice et plus merveilleuse l'irrésistible efficacité. L'activité pensante, comme la passivité inconsciente, rend hommage à la volonté souveraine ; et la spontanéité même, comme ces astres dont les écarts sont mesurés, a son orbite, irrégulière, mais infranchissable. Gravitation sublime, attraction sans pareille, qui, même à notre insu, nous associe à toute heure à ce choeur des sphères éternelles dont parlent Pythagore et Platon ! Ne craignons pas d'insister trop longtemps sur cette merveille des merveilles ; car nous sommes vraiment ici au coeur du sujet.

 

 

L'homme est fait pour agir : et il semble ne pouvoir agir sans s'égarer ; car l'action chez lui n'a d'autre mobile que l'entraînement périlleux de l'intérêt personnel. Il est destiné à la vérité et à la justice ; et il semble voué à l'iniquité et à l'erreur ; car l'ignorance et la passion enveloppent inévitablement ses premiers pas. Incapable d'apercevoir d'un coup d'oeil la portée le plus souvent indéfinie de ses actes les plus simples, plus sensible d'ailleurs à l'effet immédiat qu'aux conséquences ultérieures, tout le convie à sacrifier à des satisfactions passagères ou menteuses ses intérêts durables et vrais. Vivement touchés de ce qui l'atteint personnellement, et faiblement ému de ce qui atteint les autres, tout le provoque à méconnaître dans les autres les sentiments et les besoins qu'il trouve les plus impérieux en lui-même et à fouler aux pieds tout droit qui n'est pas le sien. Sa première pente donc, - à moins de lumières surnaturelles, - le porte à se nuire et à nuire à autrui. Mais sur cette pente un obstacle l'attend, toujours prêt à surgir sous ses pas, toujours proportionné à la rapidité avec laquelle il la descend ; et cet obstacle est le préjudice même qui résulte, pour lui ou pour autrui, de ses actions irrégulières. Est-ce à lui-même qu'il manque ? Il souffre de ses besoins non satisfaits ; et cette souffrance, croissant avec l'étendue et la durée de sa faute, le contraint tôt ou tard à résipiscence. Est-ce envers les autres qu'il pèche ? Les autres, prompts pour leur compte à se révolter contre ce qui les blesse, lui font sentir à son tour le poids des représailles ; et cette répercussion douloureuse, mesurée naturellement sur le ressentiment des abus qui la provoquent, lui rend avec le temps l'injustice intolérable. Ainsi, quelques écarts que nous supposions dans la conduite de l'homme, - et que nous envisagions en lui l'individu ou le membre d'une société, - partout nous rencontrons, comme une sauvegarde à toute épreuve, ce fait capital de la proportionnalité des résistances aux efforts : le mal même, par une destination providentielle, suscite le remède ; et nous trouvons, enfin, dans l'intérêt personnel, moteur et régulateur à la fois de la liberté humaine, une boussole toujours sensible et toujours obéie, qui peut bien osciller plus ou moins autour de son pôle, mais qui ne s'affole jamais.

Disons-le donc, sans hésitation, et sous la dictée même des faits : vie privée ou vie collective, tout, dans la communauté humaine, repose sur le même fondement ; mouvement et abstention, tout part du même rouage ; et c'est également de l'intérêt personnel, de son incitation ou de sa résistance, que procèdent la sagesse individuelle et la sagesse collective, la morale et la loi. L'un est le frein que l'homme rencontre au dedans de lui ; l'autre, le frein qu'il rencontre au dehors. Ces freins, c'est l'action seule qui les développe ; car c'est la lutte qui les lui impose tous deux : lutte contre lui-même, lutte contre ses semblables. Tous deux ne sont donc en réalité, - et quoi qu'on puisse en penser sur des aperçus incomplets, - que des manifestations spontanées et harmoniques de l'instinct de conservation et de progrès qui l'anime ; des protestations différentes, mais de même origine et de même sens, contre la douleur et l'oppression ; des expressions diverses, mais concordantes, d'une même force, l'énergie vitale. Qu'elles se produisent, selon les degrés divers de la civilisation, sous telle forme ou sous telle autre, plus apparente ou plus efficace ; que, réduit à son étroite personnalité, l'homme fasse lui-même, lentement et durement, tout son apprentissage du bien et du mal, ou qu'il reçoive du dehors des préceptes et des secours plus ou moins nombreux : que, brutal et irréfléchi, il ne sache protester contre l'iniquité que par la violence individuelle et désordonnée ; ou que, plus habile et plus prévoyant, il organise, contre les atteintes et les menaces de la méchanceté et de l'erreur, un appareil moins coûteux et plus sûr de répression et d'assurance : - peu importe, quant au caractère même de cette double lutte. Sous toutes ses apparences variables, il n'y a qu'un même fait, à des périodes et dans des phases diverses ; et ce fait, c'est le mouvement de la vie, imposant graduellement à l'homme, par son action même, les conditions de l'existence personnelle et celles de l'existence relative. Individu, l'expérience, par une leçon incessante, lui révèle le code de ses obligations envers lui-même : membre d'une société, la légitime défense, non moins vigilante et non moins infatigable, lui signifie à toute heure le code de ses obligations envers autrui.

 

 

De cette définition de la morale et de la loi découlent naturellement les prérogatives de l'une et de l'autre. Leur caractère détermine leur domaine. La plus étendue des deux est évidemment la morale. A bien dire, tout ce qui touche l'homme est de son ressort, et le cercle entier des actes humains tombe sous sa juridiction. La vie humaine étant perfectible, l'homme n'ayant pas seulement pour but, comme le reste de la création, de subsister, mais de s'étendre, et son extension devant, sous peine de déchéance, s'opérer simultanément en tous sens et pas toutes les facultés de sa nature complexe, - il est impossible d'assigner un terme à ses obligations envers lui-même ; et les prescriptions de la morale deviennent, de jour en jour, à mesure qu'un progrès accompli rend possible un progrès nouveau, plus nombreuses, plus expresses et plus précises. La loi a un champ plus restreint, et borné, depuis le premier jour et jusqu'au dernier, par des limites invariables. La justice n'est pas, comme le bien-être ou la vertu, une chose susceptible de plus ou de moins, et c'est la justice que représente la loi. Organe du respect mutuel auquel tous ont pareillement droit, elle ne peut imposer que la neutralité et interdire que ce qui la viole ; arme de défense, elle n'est de mise qu'en cas d'attaque ; barrière impartiale placée entre les prétentions contradictoires, digue élevée à frais communs contre les empiétements réciproques, elle n'est pas une force impulsive, mais une force réprimante. Son rôle n'est pas d'accomplir le bien, mais de faire obstacle au mal ; et, si elle doit néanmoins, comme réellement elle le fait, contribuer à l'accomplissement du bien, ce n'est pas en excitant ou en dirigeant les activités utiles, mais en dégageant leur développement salutaire du développement funeste des activités nuisibles. Il y a longtemps qu'on a dit que toute terre exige deux choses pour être réellement féconde ; qu'on la défende, et qu'on la cultive. La vie, qui nous est donnée à tous, est la terre par excellence. Il s'agit, pour tout homme, et de garder et de faire valoir ce qu'il a reçu de ce patrimoine commun. La morale est la science qui, selon ses progrès, enseigne à chacun à exploiter plus ou moins heureusement son lot ; la loi, protestation permanente de l'esprit de propriété contre la spoliation toujours imminente, est la sentinelle commune qui, en maintenant indistinctement la sécurité, permet à chacun de consacrer en effet ses forces à cette exploitation personnelle.

A la morale donc, avec ses auxiliaires divers (sympathie, religion, pression de l'opinion, tentation de l'exemple, etc.), le soin de diriger l'homme dans le gouvernement de lui-même ; à la loi, par ses procédés divers (prévention, répression, châtiment corporel ou réparation pécuniaire), le soin de le restreindre dans ce domaine légitime en l'empêchant d'entreprendre sur le gouvernement d'autrui : - à la réprobation collective, expression commune de l'aversion unanime des êtres libres pour toute atteinte à leur liberté, de proscrire les faits nuisibles à d'autres qu'à leurs auteurs ; à l'initiative individuelle, source unique de tout bien comme de tout mal, de produire, par sa vertu propre et sous son propre contrôle, sans incitation étrangère, mais aussi sans entrave extérieure, tous les faits, soit désirables soit regrettables, qui ne présentent pas le caractère d'une violation de la liberté d'autrui : à l'homme à agir, en un mot ; à la société (c'est-à-dire aux autres hommes, en vertu de leur besoin égal d'agir), à contenir l'action dans ses limites normales en sauvegardant uniformément le droit.

 

III.

Agir, contenir, produire, proscrire, diriger, restreindre, ce sont là, assurément, des fonctions distinctes, qui ne comportent pas les mêmes procédés, et entre lesquelles aucune confusion ne paraît à craindre. C'est le jour et la nuit, l'affirmation et la négation. Rien de plus simple que de dire où l'une est praticable, où l'autre seule est possible. Rien de plus simple, dès lors, et quel que soit le bien qu'il s'agisse de procurer aux hommes ou d'obtenir d'eux, que de discerner s'il est permis de demander ce bien à la loi ou s'il convient de l'attendre de la morale ; rien de plus aisé que de dire, sur le seul énoncé d'un voeu quelconque, et sans même en discuter directement la valeur intrinsèque, si ce voeu peut faire l'objet d'une prescription sociale ou s'il doit être déféré exclusivement à l'appréciation du libre arbitre individuel. ce sont deux signalements à connaître ; rien de plus : et les traits en sont assez marqués pour frapper l'oeil même le moins exercé. Tout se réduit à voir de quel ordre, positif ou négatif, et le résultat désiré ; sous quelle forme, injonction ou veto, peut se produire la règle qu'il suppose ; quelle sorte d'actes, personnels ou relatifs, tombent sous l'application de cette règle. La mesure est-elle impérative, exige-t-elle une manifestation de force ou de volonté, se traduit-elle en une obligation de faire ? peu importe la nature ou l'étendue de ses avantages, elle n'est pas de la compétence du législateur : la loi défend, la conscience seule ordonne. est-elle négative, se réduit-elle à une interdiction de faire ; mais cette interdiction se fonde-t-elle sur des motifs transitoires ; affecte-t-elle la conduite personnelle ; atteint-elle l'homme dans la disposition de lui-même ; porte-t-elle sur des actes dont l'auteur est en même temps le sujet ? peu importe encore ce que les actes incriminés peuvent avoir de répréhensible et de funeste ; la répression n'en est pas de la compétence du législateur : la loi recueille au dehors la protestation, toujours fondée, du prochain contre ce qui le blesse ; la conscience seule témoigne au dedans en faveur de nous-mêmes. L'abstention donc, L'ABSTENTION SEULE ; et l'abstention non de ce qui est mauvais, mais DE CE QUI EST OPPRESSIF : voilà tout ce qu'il est permis à chacun de réclamer de chacun ; voilà par conséquent, TOUT CE QUE LA LOI, PARLANT A TOUS ET AU NOM DE TOUS, PEUT EXIGER DE NOUS.

Ce qu'elle peut, non ce qu'elle doit : ce qui n'est pas par essence et d'une manière absolue, en dehors de ses attributions ; non ce qui, en tout état de cause et dans toutes circonstances, appelle son intervention. C'est une limite extrême, un repère maximum, ce n'est pas un niveau constant. Aucune considération ne peut, dans aucune hypothèse, justifier d'aller au delà. Summum jus, summa injuria, a-t-on dit souvent. On peut le dire surtout du droit social et de l'emploi de la force publique qui le représente. La loi, en effet, même dans ses applications les moins contestables, a ses inconvénients comme tout remède. L'effet, même quand il est salutaire, ne s'en opère pas par la simple vertu d'une formule sacramentelle : il y faut des moyens matériels, des agents, une sanction, tout un appareil enfin, inévitablement considérable et compliqué, coûteux par conséquent et gênant, non-seulement pour ceux qu'il protège ou qu'il réprime, mais bien aussi pour ceux qui n'ont que faire de sa répression et de sa protection. La défense en commun, en un mot, est moins onéreuse et moins pénible que la défense isolée, et c'est là ce qui lui mérite la préférence ; mais elle l'est encore beaucoup. Pas plus qu'elle, donc, elle ne doit être employée sans modération. C'est une perte qu'on consent pour en éviter une plus grande, mais qu'il n'est sage de consentir que dans ce cas ; une assurance que le risque justifie, mais qui n'a plus de motif si le risque disparaît ou s'atténue au delà d'une certaine proportion. Or il est de la nature du risque social de s'atténuer graduellement. Tous les jours, par le progrès inévitables des lumières, par la diffusion de la richesse, par mille causes énergiques et concordantes, les hommes arrivent à s'abstenir volontairement de faits injustes dont précédemment ils ne s'abstenaient, s'ils le faisaient, qu'à leur corps défendant. Tous les jours les avantages de la tranquillité, du crédit, de l'estime retiennent dans les bornes de la modération et de la probité des hommes qui, sans ces considérations, s'en seraient écartés ; et la crainte de la misère ou de la honte remplace pour un plus grand nombre la crainte des châtiments officiels. Tous les jours la morale, en gagnant du terrain, fait de plus en plus la fonction de la loi. Tous les jours, par conséquent, la loi, devenue moins utile, doit reculer ; et, comme un flot qu'une force continue rappelle en arrière, se replier peu à peu sur les points qu'elle seul recouvre encore. En deçà de sa limite de droit, qui est immuable, il existe pour elle une limite de fait, qui se resserre selon les circonstances, et que, pour ne pas devenir elle-même une atteinte à la justice, elle ne devrait jamais franchir.

 

Mais comment reconnaître cette limite, incessamment et toujours controversable ? Le législateur peut-il avoir un coup d'oeil assez pénétrant, un désintéressement assez complet pour ne jamais excéder ses devoirs ? Il est difficile de l'espérer. Il importe donc d'éviter, s'il est possible, de le faire juge dans sa propre cause et de remettre à sa seule appréciation la détermination des choses défendues ou permises. Or il y a, pour cela, un moyen qui s'offre spontanément ; car il résulte de la nature même du droit de légitime défense qui est l'origine et le fondement de la loi. C'est de ne pas faire de la puissance publique (hors les cas peu nombreux de criminalité incontestable et grave sur lesquels aucune conscience ne peut hésiter), une force agissante de son chef, mais une réserve prête à se porter au secours de quiconque la requiert : de ne point aller, par une initiative inutile et des classifications hasardeuses, au-devant des faits et de leurs conséquences naturelles ; mais de laisser aux parties intéressées, juges sensibles jusqu'à l'excès de ce qui les touche, le soin de dénoncer par leurs réclamations les faits nuisibles : autrement dit de faire prévaloir le système répressif sur le système préventif, et, dans l'exercice de la répression, de préférer la poursuite privée à la poursuite publique. Le contraire semble évident à première vue, et il n'y a personne qui ne commence par dire : "Prévenir vaut mieux que punir." Mais c'est là une de ces évidences menteuses comme en rencontre trop souvent le premier coup d'oeil ; et, pour peu qu'on veuille mettre à l'épreuve les deux systèmes, on sait bien vite qu'en penser. Par les mesures préventives, nécessairement générales et uniformes, on n'arrête pas seulement l'acte nuisible, on empêche l'acte inoffensif ; en vue d'un petit nombre d'abus éventuels, on met en suspicion la société entière ; on entoure de gênes et d'entraves , c'est-à-dire on réduit, dans une proportion notable, la vie de tous ses membres indistinctement ; et l'on fait, en somme, de l'instrument même de la sécurité, une cause permanente d'insécurité ; - par la répression, nécessairement tardive, mais toujours justifiée, on ne frappe, il est vrai, le mal qu'après coup, mais on n'entrave pas la réalisation du bien ; et, en frappant le mal passé avec plus de liberté parce que les coups qu'on lui porte ne peuvent atteindre que lui, on prévient plus efficacement, par l'exemple, le mal à venir. Par la poursuite publique, on commet au zèle abstrait et systématique de quelques-uns le soin de veiller sur les menées et les entreprises sans nombre de l'injustice ; et l'on substitue, aux avertissements énergiques et fidèles de la douleur réellement éprouvée, les impressions douteuses et les scrupules arbitraires de la conscience officielle : - par la poursuite privée, on trouve, dans le dommage même, la mesure toujours exacte de la réparation ; on tient en éveil, en faveur de l'ordre et de l'équité, à toute heure et dans toutes les circonstances, la plus active et la plus minutieuse de toutes les polices ; et, désintéressant le châtiment du même coup qu'on intéresse la plainte, on demeure à la fois à l'abri et des défaillances et des emportements du ressentiment personnel ou de l'appréciation étrangère. On laisse, pour tout dire, la résistance émaner naturellement de l'activité individuelle, sa véritable source ; on se borne à lui donner, en la préservant de l'exagération et de l'insuffisance, la forme la plus simple, la plus exacte et la plus sûre.

 

IV.

J'ai cru devoir, en présence de l'argumentation étendue et spécieuse qui m'était opposée, éprouver moi-même, par une analyse personnelle, ces importantes prémisses. Mais comment, cette tâches accomplie, pourrais-je ne pas remarquer que ces prémisses sont celles de la science économique elle-même, la donnée traditionnelle sur laquelle elle repose tout entière, le théorème initial d'où découlent tous les autres ? S'il est, parmi les économistes, un mot d'ordre consacré par un usage quotidien, un cri de ralliement toujours répété et toujours entendu, n'est-ce pas la revendication des droits de la spontanéité individuelle contre les envahissements de la solidarité sociale ; la défense de la conscience et de l'expérience privée, contre l'absorption de la volonté publique ; la foi dans l'efficacité des lois naturelles et la défiance des forces artificielles ? Et que prétendent-ils faire, tous autant qu'ils sont, en opposant, comme ils font, à toute heure, la liberté à la réglementation, sinon protester, au nom de la mécanique divine, contre les erreurs et les caprices de la mécanique humaine ? Qui, plus et mieux que mon savant adversaire, a combattu pour cette cause ? Qui, plus et mieux que lui, en a proclamé, expliqué, défendu le dogme fondamental ? Et si (ce qu'à Dieu ne plaise !), il m'était réservé de voir contester par lui, comme excessives ou inexactes, quelques-unes des déductions qui précèdent, ne serais-je pas bien en droit de lui dire, en m'appuyant, au besoin, de cent passages de ses écrits les plus importants et les plus réfléchis : "Vous plaidez contre vous-même, et vous vous êtes condamné d'avance : habemus confitentem reum ?"

Vous vous êtes condamné d'avance, non pas en termes vagues et par déclaration générale, mais par articulations précises et en termes exprès ; non pour les principes seulement, mais pour leur application ; non pour certains cas moins contestés, mais pour tous les cas et particulièrement pour le cas qui nous occupe : car l'application découle immédiatement des principes ; car vous ne pouvez la repousser dans une circonstance sans les renier dans mille circonstances identiques où vous les avez énergiquement formulés ; car vous avez, avec une vigueur et une insistance à bon droit remarquées, réclamé, en toutes lettres, ici même et ailleurs, la liberté complète de l'enseignement. Or, c'est oui ou c'est non, mais ce ne peut être à la fois oui et non. Si tout bien émane uniquement de l'initiative individuelle, c'est de l'initiative individuelle, non d'une contrainte sociale qui l'annule, que doit émaner le progrès de l'instruction ; car ce progrès est un bien, du moins aux yeux de ceux qui le désirent avec tant d'ardeur. Si le législateur n'a qualité que pour empêcher, non pour faire faire, le législateur n'a pas qualité pour stimuler la diffusion de l'instruction ; car instruire c'est agir, ne pas instruire c'est s'abstenir d'agir, et l'on ne voit pas en vertu de quelle exception le législateur imposerait cette action entre toutes ou interdirait cette abstention. Si les actes relatifs sont seuls du ressort de la loi, les actes personnels du ressort exclusif de la morale, la morale seule, et non la loi, est compétente pour rappeler aux parents leurs devoirs en matière d'éducation et d'instruction ; car la négligence, la paresse, l'ignorance ou la sottise qui détournent un père de famille des soins et des sacrifices auxquels le convie et l'oblige la nature, sont des fautes ou des erreurs toutes personnelles et ne constituent, en aucune façon, une entreprise sur l'existence d'autrui. Si les choses punies par la justice humaine doivent être non-seulement blâmables à certains jours, mais iniques et nuisibles en elles-mêmes et en tout temps, le défaut de culture intellectuelle d'un enfant n'est pas une chose dont la justice humaine puisse demander compte à son père ; car le possible, l'utile, le nécessaire, en fait de culture intellectuelle, varie d'heure en heure et d'homme à homme, et la règle la moins imparfaite à cet égard ne pourrait jamais être, et de votre propre aveu, qu'une moyenne toujours mobile et toujours arbitraire. Si l'enseignement doit être libre, enfin, si, pour cette denrée comme pour toute autre, le jeu naturel de l'offre et de la demande est seul capable de faire exactement et sûrement la police délicate de la production et de la consommation, l'État n'a pas plus à favoriser qu'à combattre l'instruction, pas plus à ordonner qu'à défendre, pas plus à prescrire qu'à proscrire ; car l'État n'est à même de connaître, en cette matière non plus qu'en aucune autre, ni la nature des besoins ni celle des ressources ; car formuler un programme c'est en réprouver d'autres ; car imposer une charge aux citoyens c'est s'engager à les mettre en état de la supporter ; car rendre une consommation obligatoire, c'est rendre une production privilégiée ; car diriger l'éducation c'est la faire, ordonner c'est surveiller, et admettre le magistrat à contrôler le père dans l'exercice de sa puissance paternelle, c'est l'admettre à l'en dépouiller et substituer la société à la famille. Ainsi, à aucun point de vue, l'instruction ne rentre dans le domaine de la loi ; à tous elle est du domaine de la morale.

 

 

Mais, dit M. de Molinari, - et c'est là le fond de son argumentation, - à côté des obligations naturelles il y a les obligations conventionnelles, à côté des nuisances directes les nuisances indirectes. Si l'homme ne peut être contraint d'agir par ses semblables, il peut l'être par lui-même ; et quand, usant de ce droit qu'il a sur lui-même, il s'est engagé envers autrui, la loi doit, à celui envers qui il s'est lié, le respect et l'exécution de cet engagement : la liberté même serait nulle, si elle ne pouvait être réciproquement aliénée. Or les parents, en donnant le jour à leurs enfants, ont contracté librement, mais irrévocablement, envers eux, L'ENGAGEMENT de les élever, c'est-à-dire de faire, à mesure qu'ils grandiront, tout ce qu'il peut être nécessaire de faire pour assurer une existence convenable. L'instruction est, désormais, une des premières choses que les parents doivent à leurs enfants, et les enfants sont fondés à la réclamer de leurs parents comme le paiement d'une dette souscrite par ceux-ci. La loi, gardienne de la justice réciproque, est tenue d'assurer l'exécution de cette obligation aussi bien que de toute autre. D'ailleurs, ajoute-t-il, le défaut d'instruction n'est pas, quoi qu'on en dise, un fait purement négatif, la simple absence d'un bien ; c'est un fait positif, un mal très-réel, une source abondante de souffrances effectives pour l'enfant qui en demeure privé et pour la société dont cet enfant fait partie. L'enfant et la société lésés par la conduite coupable du père ont qualité pour réclamer, l'un et l'autre, contre le préjudice qui leur est infligé. A un double titre donc, et comme accomplissement d'une convention volontairement consentie, et comme répression d'un tort causé à autrui, il importe que l'ignorance soit l'objet des sévérités de la loi, l'instruction l'objet de ses encouragements ; et les pouvoirs publics ont non-seulement le droit, mais le devoir, de garantir à chacun, par des mesures de rigueur au besoin, au moins le nécessaire sans lequel on n'est pas homme. Les aliments de l'intelligence ne sont pas moins dus à tout enfant de l'intelligence ne sont pas moins dus à tout enfant que ceux du corps ; et le développement de la vie n'est qu'une conséquence du fait de la donner.

J'examinerai dans un prochain article, ces deux arguments principaux de la thèse que je combats. Je ferai voir combien, quand on les réduit à leurs véritables termes, ils sont au fond peu solides ; et à quelles conséquences désastreuses, et assurément fort éloignées de la pensée de M. de Molinari, on serait inévitablement conduit si on les adoptait.

 

Notes

[1] M. de Molinari, à la fin de son dernier article, déclare que l'inscription dans la loi de l'obligation d'instruire les enfants ne serait pas sans inconvénients dans "un État surchargé d'attributions parasites," un tel État devenant "par lui-même une nuisance publique, et le meilleur service qu'il puisse rendre aux intérêts qu'il a mission de sauvegarder" étant "de ne pas s'en mêler." Pour que "l'attribution supplémentaire" qu'il revendique pour les gouvernements pût leur être "conférée" sans danger, il faudrait dit-il, "commencer par les dépouiller de quelques-unes de leurs attributions indues et parasites." - Une telle proposition se détruit elle-même ; car elle revient à dire que chez les peuples ignorants les gouvernements ne peuvent songer à propager utilement l'instruction, mais qu'ils le pourraient peut-être, sans trop d'inconvénients, si les lumières étaient générales. Il n'y arien, en effet, qui demande plus de lumières et de force morale que cette conviction pratique de l'excellence de la liberté individuelle, sans laquelle on ne songe pas à réduire notablement les attributions abusives de la puissance publique ; et des hommes capables d'entreprendre et de mener à bien une telle oeuvre, ne sont pas des hommes qui aient besoin d'un article de loi pour envoyer leurs enfants à l'école, ni qui laissent mettre en tutelle par l'État leur autorité paternelle.

[2] C'est ce qu'en mécanique cet en métaphysique on appelle très justement le principe de la moindre action.


Précédent  |  Suite  |  Table des matières  |  Page d'accueil