" Vous serez conduits ainsi jusqu'au communisme ; ou plutôt la législation sera... ce qu'elle est déjà : le champ de bataille de toutes les rêveries et de toutes les cupidités." Bastiat. La loi.
Que toute convention doive être accomplie, que tout préjudice doive être réparé, et que le rôle de la loi soit de garantir, dans la mesure du possible, ces deux résultats, - personne ne le nie ; et je n'ai pas besoin, je le pense, après l'exposé de principes qui précède, de dire que j'en suis aussi convaincu que M. de Molinari. L'organisation de la société n'a pas d'autre fondement que cette sécurité départie par elle à ses membres ; et l'on ne comprend entre les hommes, sans cette double et mutuelle garantie, d'autres rapports que les accidents de la force et du hasard. Mais que le père, en faisant donner à son enfant les notions ordinaires de la lecture, de l'écriture et du calcul, s'acquitte d'un engagement spécial pris par lui envers cet enfant ou envers la société au nom de l'enfant ; qu'en ne le faisant pas, et quels que soient ses motifs pour ne pas le faire, il manque, à l'égard de tous deux, à la foi jurée ; que, de plus, et quelle que soit d'ailleurs sa conduite comme chef de famille et comme citoyen, il fasse nécessairement, par ce seul fait, à la société et à son enfant, un mal effectif dont la société et l'enfant puissent lui demander compte ; et qu'il soit ainsi, vis-à-vis de tous deux et de deux côtés, lié d'un lien civil qui justifie et commande l'intervention de la force publique ; c'est ce que je ne saurais accorder : et je ne puis voir, je l'avoue, dans cette conclusion, à mon avis bien éloignée des prémisses, qu'une méprise provoquée sans doute par la confusion naturelle des termes, mais qui n'en est pas moins regrettable et pleine de périls. Peut-être, et je le crois, ce que j'ai déjà dit suffit-il à faire apercevoir où gît l'erreur ; et il me paraît difficile que les deux arguments que je repousse puisse toucher sérieusement aucun de ceux qui seront d'accord avec moi sur la distinction de la morale et de la loi. Mais, puisque M. de Molinari a fait, à chacun de ces arguments, l'honneur d'un développement en forme, il convient qu'à mon tour je les discute régulièrement l'un et l'autre.
C'est le mariage qui crée la famille. C'est par lui qu'elle commence, et c'est de lui qu'elle sort tout entière. C'est donc du mariage que découlent toutes les obligations dont la famille peut être l'occasion et l'objet ; c'est lui qui les constitue, qui les détermine, qui les réalise. C'est en lui, par conséquent, qu'il en faut rechercher et le nombre et la nature, et les limites ; et c'est en lui, en effet, que M. de Molinari a cru trouver l'origine du droit à l'instruction dont il cherche à établir la légitimité. "En donnant la vie à un enfant, dit-il, on contracte une dette envers la société et envers cet enfant ; on souscrit, à leur ordre à tous deux, le billet d'une existence dont tous deux, s'ils le veulent, peuvent à l'échéance exiger le paiement ; et, parmi les promesses les moins équivoques dont ce billet se compose, figure celle de donner à l'enfant l'instruction qui fait l'homme." C'est-à-dire que, selon M. de Molinari, et la société et l'enfant sont parties du mariage, et que l'instruction de l'enfant figure expressément parmi les engagements que le mariage implique. En est-il réellement ainsi ? Pour le savoir, il suffit de se demander ce que c'est que le mariage, en quoi il consiste et entre qui il intervient, qui les oblige et envers qui il oblige, à quoi il oblige et comment il oblige.
Le mariage est la mise en commun de deux existence. Il intervient entre deux volontés. Deux personnes, un homme et une femme, maîtres d'eux-mêmes et, en vertu de ce pouvoir sur eux-mêmes, s'unissant l'un à l'autre par une aliénation sans retour, voilà ce qu'il faut pour qu'un mariage soit possible, voilà aussi tout ce qu'il faut pour qu'il soit réalisé. "Tout contrat, disent les juristes, est parfait par le seul consentement des contractants." Les contractants dans le mariage sont les conjoints, et peuvent être les conjoints seuls. Le consentement des conjoints suffit donc. C'est lui qui fait le mariage ; le reste est ou accidentel, ou secondaire, ou de forme.
Ainsi, le plus souvent, au consentement des conjoints s'ajoute le consentement de leurs familles ; mais ce consentement n'est réellement sérieux que s'il est nécessaire pour donner aux conjoints la pleine disposition d'eux-mêmes ou requis par eux pour des motifs d'intérêt ou d'affection. Dans un cas comme dans l'autre il dépendrait d'eux de s'en passer au prix d'un sacrifice ou d'un délai. Il n'est donc point de l'essence du mariage ; il n'y figure que comme complément ou émanation du consentement des conjoints ; et, s'il vaut quelque chose, c'est par leur volonté et comme annexe du leur.
Ainsi, certaines cérémonies accompagnent habituellement, chez tous les peuples, la conclusion du mariage. Une consécration religieuse donne à l'engagement des époux un caractère plus solennel et un but plus élevé ; des promesses ou des menaces, propres à agir efficacement sur leur esprit et sur leurs coeur, ajoutent, à la perspective de leur responsabilité passagère et visible, celle d'une responsabilité moins apparente, mais plus longue et plus sûre ; et le Ciel est appelé à ratifier et à garantir les voeux de la terre. Mais ces rites, quels qu'ils soient et quelque nom qu'on leur donne, ne sont pas le mariage, mais la célébration extérieur du mariage ; ils ne le font pas, ils le sanctifient ; ou du moins, s'ils le font (en ce sens que sans eux il ne soit pas tenu pour réellement contracté), ce n'est qu'autant qu'à leur accomplissement est attaché le consentement qui est fait et que sans eux ce consentement n'est pas donné. C'est par lui et par lui seul qu'ils engagent [1]. La preuve en est que les cérémonies diffèrent, d'un pays à l'autre ou dans le même pays, selon les habitude ou les croyances ; qu'elles peuvent même être omises, en tout ou en partie, si les contractants le veulent, sans que leur contrat soit moins réel, de même qu'elles pourraient être accomplies sans qu'il existât si elles l'étaient contre leur volonté ; et dès lors on ne peut voir, en somme, en elles aussi, qu'une émanation et un accessoire de leur consentement.
Ainsi la législation civile exige, pour reconnaître et sanctionner le mariage, diverses conditions : elle astreint les contractants à des justifications plus ou moins nombreuses ; elle détermine les moyens de contrôler leur capacité et leur volonté ; elle commet à des gens investis d'un caractère public le soin de prononcer la formule d'union ; elle impose, sous peine de nullité, la mention de toutes ces formalités dans des actes certains et accessibles à tous ; elle assure, enfin, à ceux qui obéissent à ses prescriptions, elle refuse à ceux qui s'y soustraient, la jouissance des avantages attachés au mariage. Mais toutes ces mesures, absolument extérieures, étrangères par conséquent à l'élément intérieur de la volonté, ne sont et ne peuvent pas être, - quelles que soient les expressions légales, - que des mesures de constatation. La société ne fait pas le mariage, quoi qu'elle en puisse penser, pas plus qu'elle ne fait le prêt ou la vente, le louage ou l'achat : elle l'enregistre, comme elle enregistre ces contrats ; elle reçoit la déclaration des contractants, elle l'atteste et la fait respecter au besoin ; elle ne crée pas le lien qui les unit, de même qu'elle ne pourrait l'empêcher, et il existe indépendamment d'elle, sauf à n'exister pour elle qu'autant qu'il est connu d'elle. La preuve en est encore que les formalités requises diffèrent selon les temps et les lieux ; que, si la loi faisait le mariage, elle pourrait le défaire ; que, refuser à la conscience seule le droit de s'engager, c'est nier la conscience, mais non l'anéantir ; et que la loi normale n'existerait pas si elle était subordonnée à la loi civile. La célébration civile, pas plus que la célébration religieuse, n'a donc de vertu que par la volonté des conjoints.
Il semble, il est vrai, qu'il en soit autrement, et que la société fasse plus que de certifier le mariage ; car elle l'interdit dans certains cas, elle le règle dans d'autres. Mais n'en fait-elle pas autant, à tort ou à raison, pour tous les contrats, sans qu'il soit plus exact de dire qu'ils émanent d'elle ? La propriété ne vient pas de la loi [2], parce que la loi en subordonne l'exercice à certaines conditions et parfois l'entrave. La famille ne serait pas d'institution humaine, parce qu'il aurait plu aux hommes de s'imaginer qu'il dépend d'eux de lui donner ou de lui refuser l'existence.
Mais est-il bien certain même, en réalité, qu'en statuant, ainsi qu'il l'a fait, sur "les devoirs des époux et sur les obligations qui naissent du mariage," le législateur ait pensé,comme on le suppose, que ces obligations et ces devoirs étaient imposés par lui ? Il est difficile de l'admettre, quand on voit combien, dans ce même code où il a prodigué les précautions relatives aux personnes. Il est difficile de l'admettre, surtout, quand on remarque qu'aucune sanction sérieuse n'a été par lui attachée à l'observation de ses prescriptions, ce qui semble bien indiquer qu'il n'a voulu, en les énonçant, faire autre chose qu'exprimer les intentions respectives des époux. Au fond pouvait-il, sans un degré de déraison qu'il serait peu séant de lui prêter, se figurer un instant faire autre chose ? Les sentiments ne se donnent plus à volonté. Nous avons perdu le secret des philtres et des paroles magiques. Ni pompe ni solennité n'y peuvent suppléer. Et, quand l'officier de l'état civil, revêtu de tous ses insignes et prenant son ton le plus imposant, lit aux futurs époux, conformément à l'article 75 du code, "le chapitre VI du titre du mariage ;" quand il leur déclare que "les époux se doivent mutuellement fidélité et assistance, que la femme doit obéissance à son mari, le mari protection à sa femme, qu'elle est obligée de le suivre et qu'il est obligé de la recevoir " il sait bien, en dépit de l'amour-propre qui lui voudrait persuader le contraire, qu'il ne fait que traduire leur pensée, et que c'est parce qu'elles sont dans leurs pensées, non parce que la loi les y assujettit, que ces obligations les lient ? A quoi servirait qu'elles fussent inscrites dans le texte du code, si elles n'étaient pas ratifiées par leur volonté ? A quoi sert même qu'elles aient été à la fois dans leur volonté et dans la loi, si elles cessent d'être dans la première ? Et, lorsque par malheur ils viennent, d'un commun accord, à les répudier l'un et l'autre, qu'en reste-t-il, malgré l'acte de mariage et ses formules, qui puisse donner prise à l'action de la force publique ? Se représente-t-on le magistrat, organe de la société, ordonnant, au nom de la morale publique, la fidélité à la femme adultère que le mari a laissée à elle-même, ou sommant, aux termes de l'article 214, de recevoir sa femme le mari qu'elle a volontairement quitté et qu'elle ne veut pas revoir ? L'absurdité de semblables hypothèses montre assez que ce n'est pas pour son compte, mais pour le compte des époux que la société stipule et agit au besoin ; que ce n'est point à elle, mais l'un à l'autre, qu'ils doivent l'exécution de leurs engagements ; et que dès lors il n'est pas juste de dire qu'elle soit partie, mais bien témoin au mariage.
Les enfants ne sont ni l'un ni l'autre. Et comment le seraient-ils ? ils ne sont pas nés, peut-être ne naîtront-ils pas ; quelles stipulations pourraient-ils faire ? Ils ne donnent rien, qu'auraient-ils à exiger à titre de paiement ? Entre eux et leurs parents tous les éléments d'un contrat manquent à la fois ; et, si la nature les a liés du plus étroit des liens par les sentiments réciproques de l'affection et du besoin, la loi chercherait en vain, des uns aux autres, la moindre apparence d'un rapport conventionnel à proclamer et à faire respecter. Aussi n'est-ce pas la loi, mais la nature, qui peut pourvoir avec quelque efficacité à l'accomplissement de la tâche qu'elle impose. A une oeuvre de tous les jours il faut un stimulant et une sanction de tous les jours. La tendresse paternelle, cet instinct universel et infatigable dont tous les coeurs sentent l'impulsion, y pourvoit depuis le commencement du monde avec vigilance que nulle police extérieure ne saurait avoir la prétention d'égaler ; et l'on aura beau faire, il n'y aura jamais, "pour protéger les enfants, de magistrats plus attentifs, plus surveillants, plus affectionnés que les pères [3]."
Est-ce à dire, cependant, que cet instinct, - si impérieux qu'on a pu, sans exagération, l'appeler une "nécessité [4]," - ne vienne jamais, par une exception malheureuse, à faire défaut chez aucun homme, et que, par respect pour l'autorité paternelle, l'enfant doive être livré sans défense à tous les égarements dont un père dénaturé peut être capable ? Est-ce à dire, même, qu'indépendamment de cette protection générale, il ne puisse pas résulter pour lui, du fait même de l'union dont il est le fruit, des garanties spéciales dont la société lui doive au besoin le bénéfice ; et que les parents ne soient par réellement obligés à s'occuper de lui et à pourvoir à son développement ? Non, certes ; et la puissance publique a ses devoirs à remplir envers l'enfant, les parents ont leurs devoirs à remplir envers lui ; mais ces devoirs ne sont pas, le moins du monde, ceux qu'on voudrait leur imposer, et ce n'est pas par les raisons qu'on invoque qu'ils sont tenus de les remplir.
Tout être vivant a droit, par les lois absolues de la justice et du seul fait de la légitime défense, au respect de sa vie [5]. L'enfant y a droit comme tout autre, et à l'égard de ses parents comme à l'égard de tout autre. Le père ne peut, sans se rendre coupable d'une atteinte contre l'existence d'autrui, ni le tuer, ni le blesser, ni altérer sciemment et volontairement sa santé, son intelligence ou ses moeurs. S'il le fait, le magistrat averti doit intervenir, non parce qu'il s'agit du père et d'un enfant et qu'une convention oblige l'un envers l'autre aux meilleurs traitements, mais parce qu'il s'agit de deux créatures humaines, et que nul homme n'a le pouvoir de nuire à nul autre [6]. Ainsi le veut la justice naturelle gravée dans tous les coeurs. C'est parce qu'elles méconnaissaient, dans la famille, les lois universelles de cette justice relative, non parce qu'elles laissaient subsister la famille et la puissance paternelle ; parce qu'elles mettaient l'enfant, vis-à-vis du père, hors du droit commun, non parce qu'elles n'accordaient pas à l'enfant, à l'encontre du père, un droit exceptionnel, que les lois romaines étaient des lois immorales et iniques. La puissance paternelle est un fait naturel ; l'enfant, jusqu'à ce qu'il ait acquis la plénitude de son être, est une dépendance de l'être de ses parents ; il n'a point, il ne peut avoir de droits actifs contre eux, parce qu'il n'est pas en état d'en exercer par lui-même, et que lui en reconnaître, c'est conférer à la société, c'est-à-dire à tout le monde. En ce sens, il est faux de dire que l'enfant soit une personne, qu'il "s'appartienne" (car il y a impossibilité physique et morale) ; et l'on ne peut, selon l'heureuse expression de M. de Molinari, et quoi qu'il en pense, "exproprier le père au profit de la société." Mais il est vrai de dire qu'il est une personne en ce sens qu'il a, comme toute personne, action contre l'injustice et la violence, de quelque côté qu'elles viennent ; car rien ne dispense des obligations communes du respect mutuel, et l'on ne saurait non plus conférer aux pères un pouvoir sans contrôle sans "exproprier la société," disons mieux, sans violer les lois éternelles de l'équité, sans renoncer au droit de légitime défense qui est le fondement même de la loi. On ne cesse pas d'être homme en devenant père.
Outre cette garantie commune à tous, cette interdiction générale de nuire et de violenter, - à laquelle, devant la société, le mariage n'ajoute rien, bien que devant Dieu assurément il y ajoute beaucoup ; il y a une garantie plus spéciale naissant du mariage même, et qui, à l'obligation de ne pas nuire, ajoute, plus ou moins expressément, celle de servir. Les enfants sont une des fins du mariage, la plus ordinaire, et à certains égards la principale. On se marie, habituellement du moins, pour en avoir, pour les élever, et pour les élever de son mieux. Chaque conjoint, chaque famille aussi, dans la limite de la participation qu'elle prend avec lui au mariage, échange, incontestablement, à cet égard, avec l'autre conjoint et avec sa famille, un engagement quelquefois exprès, souvent tacite, mais toujours formel et irrévocable. Chaque conjoint, et chaque famille à son défaut, a incontestablement qualité pour réclamer l'exécution de cet engagement. Chaque conjoint donc, et chaque famille à son défaut, peut, en vertu de ce qui LUI est dû, rappeler, s'il y a lieu, à l'observation de ses devoirs la famille ou le conjoint qui s'en écarte ; et, là où l'enfant cesse d'être protégé par la loi générale de la société, il peut l'être encore par la loi particulière de la famille. Le droit commun assure tous les enfants indistinctement contre les mauvais traitements : le droit conventionnel garantit, à chaque enfant individuellement, la part de bien-être et de soins que comporte sa situation particulière. C'est ce qu'exprime parfaitement, dans ses termes trop peu remarqués, l'article 203 du code dont on fait ici une arme en faveur du droit de la société et de l'instruction obligatoire, et qu'il serait aussi facile d'invoquer contre elles. "Les conjoints, dit cet article, contractent ensemble, par le seul fait du mariage, l'obligation de nourrir, entretenir et élever leurs enfants." Ils la contractent ensemble. Ils ne la contractent donc pas avec d'autres. Et la pratique, dont in se prévaut aussi, répond bien à cette interprétation. Lorsque, comme cela arrive tous les jours, la justice intervient pour statuer sur le sort d'un enfant, pour régler son éducation, dire quelle somme y sera affectée, à qui il sera confié, dans quel culte il sera instruit, etc., est-ce de son chef, et au nom de la société et de ses droits ou de ceux de l'enfant, qu'elle le fait ? Non. Mais elle décide, sur la demande de l'un des parents ou sur celle d'un membre de la famille intéressée, que cet enfant n'est pas élevé comme le parent ou la famille qui la saisissent ont entendu qu'il le serait, comme on s'est engagé envers eux à l'élever. Elle reconnaît ou interprète, comme pour un contrat quelconque, au profit de l'une des parties, l'obligation de l'autre, et elle pourvoit à l'exécution de cette obligation. Ce n'est pas la cause de la société ou celle de l'enfant qu'elle prend en main, c'est le respect des conventions qu'elle garantit. Elle ne se fait pas, au nom de la société ou de l'enfant, l'arbitre omnipotente du sort de celui-ci, elle maintient à ses arbitres naturels la faculté d'en décider. Elle ne substitue pas à la famille, elle lui prête main-forte au besoin.
Que l'on dise, donc, qu'il appartient à la force publique de préserver l'enfant, le cas échéant, de la brutalité ou de l'immoralité du père ; qu'il lui appartient encore de contraindre le père, s'il le faut, à faire droit aux réclamations de la famille ; et qu'ainsi le père a, dans une certaine mesure, à rendre compte de sa conduite ; je le comprends. Que l'on trouve que, dans l'état actuel de nos habitudes et de nos institutions, ce compte ne lui est pas assez sévèrement demandé, et que sa responsabilité reste trop souvent fictive ; je le comprends encore. Je ne crois pas, je l'avoue, qu'il soit possible de la rendre aussi exacte qu'on serait tenté de le désirer, et je ne me chargerais pas, très-certainement, d'indiquer les moyens de réprimer légalement tous les abus dont le foyer domestique peut être le théâtre. Le remède, bien souvent, serait pire que le mal ; et c'est ici l'un de ces cas, plus nombreux qu'on ne le croit, dans lesquels, suivant une remarque suggérée par cette discussion même, "il n'est pas bon de chercher à réaliser le droit dans sa plénitude [7]." Je ne prétends pas, cependant, qu'il n'y ait rien à changer aux législations existantes, et je suis loin de les déclarer irréprochables. La plupart d'entre elles, j'en suis convaincu, en réglant trop impérativement à l'avance les conditions du mariage, ont méconnu outre mesure, dans cette première des sociétés humaines, la liberté des associés ; et je doute fort que notre code, en particulier, malgré sa réputation de sagesse à tant d'égards méritée, ait été bien sage le jour où, par je ne sais quelle réminiscence romaine de la puissance maritale, il a subordonné fatalement en toutes choses, comme il l'a fait, la femme au mari et la mère au père [8]. Cette atteinte n'est pas la seule, sans doute, que la famille ait reçue de la loi. Il y a, probablement, ici et là, des lacunes à combler ou des superfétations à supprimer. Il se peut que, si ces rectifications étaient faites, le nombre des enfants bien élevés fût plus grand qu'il ne l'est, et que l'instruction, primaire ou autre gagnât beaucoup. Il se peut que, parmi ces enfants aujourd'hui négligés, plus d'un reçût l'instruction par ordre, et sur demande formelle des mères ou des grands parents. Assurément, en ne la leur donnant pas aujourd'hui, les pères de ces enfants manquent à un engagement, renient une dette. Mais cette dette envers qui existe-t-elle, sinon envers ceux avec qui ils l'ont personnellement contractée ? En quoi consiste-t-elle, sinon en ce que leurs co-contractants ont dû attendre d'eux ? Elle ne les oblige ni envers tous, ni tous de même. Ce n'est pas par disposition générale, c'est par décisions spéciales qu'elle peut être constatée et déclarée : et, si l'on est fondé à dire, en toute rigueur, qu'il y a des pères pour lesquels l'obligation d'instruire leurs enfants n'est pas niable, même civilement, on ne peut dire, sans un abus de langage manifeste, ni que cette obligation existe pour tous, même moralement, ni qu'elle soit, quand elle existe, d'ordre public. La famille crée pour tous, sans doute, de grands devoirs ; et s'il est assez naturel de dire, pour les désigner d'un mot, "la dette de la paternité." Je ne suis pas assez puriste pour m'y opposer. mais je demande au moins qu'on ne sois pas dupe de ce mot quand on l'emploie ; qu'on n'applique pas au sens figuré ce qui ne convient qu'au sens propre ; et qu'on n'oublie pas, puisque c'est du domaine de la loi qu'il s'agit, qu'il n'y a pas de dettes légales et légalement exigibles que celles qui ont été expressément consenties au profit d'ayants droit déterminés et dans une mesure certaine. La dette de la paternité est-elle de ce genre ? Comporte-t-elle une détermination précise et invariable ? N'est-elle pas, au contraire, éminemment changeante et élastique ? Et n'est-ce pas, avec les meilleures intentions, en méconnaître étrangement et l'étendue et le caractère ; n'est-ce pas, sous couleur d'en rendre dans quelques cas le recouvrement plus facile, non-seulement la rabaisser, mais la réduire dans une singulière proportion, que de transformer en une vulgaire et odieuse créance l'acquittement indéfini et spontané du devoir, que de tailler législativement, à la mesure des plus faibles, la tâche féconde qu'agrandissent incessamment les plus forts.
Non, la dette de la paternité n'est pas, comme on se plaît à le dire, "une avance de capital" à faire, un déboursé évaluable à un taux uniforme et moyen comme une capitation ; et l'on n'en est pas quitte pour avoir fourni, bon gré, mal gré, pour ce service, sa prestation ou sa corvée. Non, ce n'est pas ceci ou cela, telle connaissance ou tel métier, telle ressource ou telle position, tel sacrifice ou tel effort, que le père doit à son fils : c'est lui-même, et lui tout entier. Eh ! mon Dieu ! j'en appelle à mes adversaires eux-mêmes, et c'est par leurs propres paroles que je les prends ; ou plutôt j'en appelle à la nature dont le coeur proclame les droits lors même que leur esprit les méconnaît. "En mettant un enfant au monde, dit M. de Molinari, on s'oblige à en faire un homme." Oui, on s'oblige à faire un homme, et c'est justement pour cela qu'on ne saurait s'obliger par contrat, parce qu'il n'y a pas de contrat qui puisse contenir une semblable obligation. Faire d'un enfant un homme, mais qu'est-ce donc, à votre sens ? Est-ce envoyer cet enfant pendant deux ou trois ans à quelque école, payer pour lui un certain nombre de leçons, mettre dans sa tête plus ou moins de notions utiles ou agréables, ou même former sa main au maniement d'un outil et son esprit à la pratique d'un métier ? Non, et je suis bien certain que pas un de mes contradicteurs ne se croirait quitte à si peu de frais de ses devoirs paternels. Faire un homme, c'est donner à l'enfant, dans la mesure indéterminable du possible, tout ce qui peut contribuer à développer en lui une force, une aptitude, une connaissance, un sentiment, un mérite ou un talent quelconque : c'est faire pour lui tout ce que l'affection peut suggérer, tout ce que le dévouement peut accomplir : c'est conserver, accroître, perfectionner en lui, sans relâche et sans mesure, la vie qu'on lui a transmise. Tout, depuis la nourriture et le vêtement jusqu'aux leçons et aux exemples les plus sublimes, depuis le travail qui assure le pain ici-bas jusqu'à la vertu qui aura là haut sa récompense, tout, sans exception, fait partie de cette tâche universelle, et tout en fait partie selon la capacité de chacun. Quand on a fait ce qu'on a pu, si peu qu'on ait fait, on a rempli son devoir ; tant qu'on n'a pas fait tout ce qu'on pouvait, quoi qu'on ait fait, on ne l'a pas rempli. Tel pauvre diable qui, à grand'peine, en vivant de racines et de pain noir, a élevé honnêtement ses enfants et les a mis en été de gagner leur vie et en goût de le faire, a payé jusqu'à la dernière obole la dette de la paternité. Tel riche, au contraire, intelligent, probe, laborieux même, qui, par une activité fructueuse, a procuré aux siens la considération et la fortune, qui, grâce à des maîtres de toutes sortes, leur a donné l'éducation la plus brillante, et dont on admire et l'on vante peut-être à bon droit le zèle et l'affection, mais qui, par faiblesse ou par incurie, a laissé naître dans leur coeur le goût de la dissipation ou du luxe, le dédain des travaux modestes ou le désir des distinctions, la mollesse ou l'égoïsme, ou quelque autre de ces défauts qu'engendre si aisément la vie facile, est loin d'avoir payé la sienne tout entière. ET, si la société et ses représentants croient avoir des comptes à demander à chacun, ce n'est pas au premier, dont le fils ne sait pas lire, c'est au second, dont le fils peut-être lit cinq ou six langues, qu'ils feront bien d'adresser leurs réclamations et leurs plaintes. Ce n'est pas le premier, c'est le second qu'ils auront à regretter de n'avoir pas mieux surveillé et dirigé dans l'exercice de ses fonctions domestiques.
Voilà, sans moins, ce qu'est la dette de la paternité et à quoi elle engage. Si l'on croit que l'enfant peut en exiger civilement le paiement et que la société en est garante, qu'on nous le dise franchement, et qu'on en accepte les conséquences. Mais, de grâce, qu'on ne nous vienne pas parler des unes, bien ou mal, en nous cachant les autres ; et qu'on ne divise pas, par une exposition trop habile, ce qui est indivisible. Qu'on ne s'imagine pas, surtout, tromper la logique niveleuse et envahissante de la réglementation, et arrêter les exigences en faisant des concessions. L'engrenage est implacable, et qui lui donne le bout du doigt lui livre son corps. Tout ce que le père doit, en tant que père, il le doit de la même façon et en vertu du même titre. Il n'y a pas à distinguer. Ou tous ses devoirs sont moraux, ou tous sont civils. Ou sa liberté est complète, ou elle est nulle. Ou sa conscience seule est liée, ou ses actes appartiennent sans réserve à la société. Que chacun prononce selon son goût ; mais qu'il prononce en connaissance de cause. Pour moi, mon choix est fait depuis longtemps, et je n'ai pas envie de le changer.
Je ne dirai que peu de mots du second argument, parce qu'il se trouve, en majeure partie, réfuté par ce que je viens de dire du premier. Le point de vue est différent ; mais l'erreur est la même, les conséquences les mêmes aussi : et, d'une part comme de l'autre, c'est le devoir personnel qu'on confond avec le droit relatif et l'arbitraire qui, sous le nom de la justice, fait irruption dans la loi.
Certes, l'instruction est un grand avantage, l'ignorance un désavantage considérable ; et l'on conçoit parfaitement que l'enfant dont l'éducation a été négligée, comparant sa position à celle de l'enfant dont l'éducation a été l'objet de plus de soins, trouve son sort à plaindre et se plaigne en effet. Certes, aussi, par cela même qu'elles sont un avantage ou un désavantage pour les individus, l'instruction et l'ignorance ne peuvent être indifférentes à la société ; et l'on comprend parfaitement encore que la société (c'est-à-dire ceux de ses membres qui ont l'intelligence de leurs intérêts) voie d'un bon oeil les parents soigneux, de mauvais oeil les parents négligents. Mais pousser cette faveur pour l'instruction jusqu'à la décréter comme une nécessité sociale, cette haine de l'ignorance jusqu'à la proscrire comme un délit ; dire que tout père qui n'instruit pas son fils est passible de dommages-intérêts envers lui et envers le reste de la société ; c'est passer la mesure, et forcer à ce point une vérité utile qu'elle devient une erreur dangereuse. Rien n'est plus évidemment juste que de punir le mal, rien n'est plus sage que de le faire réparer ; mais encore faut-il, pour qu'il y ait lieu à punition ou à réparation, que le mal soit certain, qu'il soit volontaire et qu'il soit mesurable. Aucune de ces conditions ne se rencontre, évidemment, du moins d'une manière générale, dans le cas qui nous occupe. Toute base de déclaration générale fait donc défaut.
Premièrement, et cela résulte des erreurs mêmes, l'ignorance n'est pas un mal, mais l'absence d'un bien : c'est un état qui peut disparaître par le fait de l'homme, mais qui existe dans son fait. Le père qui n'instruit pas son fils ne lui enlève donc rien : il manque à lui donner quelque chose. Laissons de côté, pour un moment, la question d'intention, qui pourtant a son importance, et supposons cette abstention aussi blâmable que possible ; toujours est-il que ce n'est qu'une abstention, que ne pas donner n'est pas ravir, et que ne pas faire du bien n'est pas faire du mal. L'enfant, au pis-aller, sera comme s'il était, à certains égards, livré à lui-même [9]. Ainsi est le pauvre auquel, dans une nécessité indispensable, vous refusez le secours qu'il demande, le malade qui, près de périr, vous conjure en vain d'aller chercher le médecin qui peut le sauver. Vous êtes coupables envers eux, et ils sont fondés à vous reprocher votre cruauté. Ils ne sont pas en droit de dire que vous portez atteinte à leur vie : et la société qui vous réprouve à juste titre, ne saurait vous punir comme homicide et vous déclarer responsable de la perte d'un de ses membres.
Secondement, ce désavantage, si réel qu'il soit, n'est ni uniforme ni mesurable ; il n'est même pas toujours bien certain. Énorme pour tel enfant, il est faible pour tel autre, nul peut-être pour tel autre encore. Il y a deux ou trois cents ans, bien des grands seigneurs ne savaient pas lire, et ne songeaient pas qu'il leur manquât rien : aujourd'hui le fils d'un bourgeois qui ne saurait lire, écrire et compter, aurait fort à souffrir de son infériorité ; il ne penserait pas, j'en ai peur, quand bien même la société aurait pris la peine de libeller authentiquement sa créance, avoir reçu son dû ; et plus d'un humble artisan sent souvent le besoin d'autres connaissances que ces notions élémentaires. Il n'est pas vrai cependant qu'il n'eût pas mieux valu pour le grand seigneur d'autrefois savoir un peu de ce qu'il ne savait pas ; et il n'est pas vrai non plus que sans ce qu'ils savent le bourgeois ou l'artisan eussent été nécessairement malheureux et nuisibles [10]. Il peut même arriver (car tout dépend de l'usage qu'on fait des choses) que l'instruction soit, pour certains de ceux qui la possèdent, à la fois un présent funeste et une arme redoutable. Un paysan limousin ou bas-breton, récoltant au fond d'un village ses châtaignes ou son sarrasin, peut vivre quatre-vingt ans heureux et paisible, content de lui et utile aux autres, tandis qu'un ouvrier parisien, lisant tout et peut-être écrivant sur tout, ne passera pas un jour sans trouver à redire à son sort et sans troubler celui des autres. Cela ne prouve pas qu'on ait eu tort d'apprendre à lire et à écrire à l'un et qu'on doive se garder de l'apprendre à l'autre ; mais cela prouve que l'inconvénient de l'ignorance, et pour l'ignorant et pour les autres, dépend essentiellement des circonstances et que, variable en lui-même, il est plus variable encore en raison du milieu, des habitudes, des idées et des goûts.
Troisièmement, et ceci le prouve, ni l'instruction ni l'ignorance ne sont choses absolues, mais choses relatives, encore moins choses déterminables dans un texte de loi, de telles sorte qu'on puisse dire avec certitude, et pour tous les cas, où commence l'une, où finit l'autre. Nul homme n'est tout à fait ignorant ni tout à fait instruit, et nul non plus ne peut mesurer ni ce qu'il sait ou ignore, ni le bien qu'il en retire ou le mal qu'il en souffre. Lire, écrire, compter, notamment, qu'on nous donne si volontiers pour l'instruction, ne sont pas des connaissances, mais des instruments de connaissance qui, à égalité d'intelligence, de réflexion et de volonté, sont, assurément, des éléments de supériorité pour celui qui les possède, mais qui, par eux-mêmes, ne constituent qu'une possibilité. La pratique d'un métier, l'habileté de la main, l'habitude de l'observation, les enseignements oraux ont leur valeur aussi ; et il n'est personne à qui il ne soit arrivé de rencontrer, au fond d'un atelier ou derrière une charrue, des illettrés capables de faire, sur beaucoup de points, la leçon à maint littérateur. Ils ne savent que ce qui les concerne, cela est vrai, et mieux vaudrait qu'ils sussent autre chose aussi. Mais enfin ce qui les concerne est bien ce qu'ils ont le plus besoin de savoir, ce qu'il importe le plus aux autres qu'ils n'ignorent pas. C'est une instruction obscure, mais profonde souvent, parfois merveilleuse dans sa simplicité, comme la science modeste du naturaliste ou de l'érudit. Et, quand cette instruction, comme c'est presque toujours le cas, est le fruit de la tradition de plusieurs générations ; quand, pour la transmettre à son fils, le père a, pendant un quart de siècle et davantage, fait de chaque jour une leçon et de chaque événement ou de chaque travail un texte d'enseignement ; quand la vie entière de l'un a été consacrée à former la vie de l'autre ; - on peut regretter assurément que ni l'un ni l'autre ne sachent lire, on doit le regretter d'autant plus même que leur application et leur sagacité eussent pu tirer de la lecture plus de secours : mais il serait par trop étrange de dire, on en conviendra, que le père ait manqué à ses devoirs envers son fils, bien plus, qu'il l'ait, par son fait, privé d'un bien qui lui était dû et qu'il ait à l'indemniser et à indemniser la société.
Quatrièmement enfin, - et comment cela ne frappe-t-il pas tous les yeux ? - si l'ignorance, par cela seul qu'elle constitue pour l'ignorant une infériorité plus ou moins douloureuse à lui-même et dangereuse aux autres, doit être proscrite ; si tout ce qui gêne ou inquiète tombe sous l'application de la loi pénale ; et si la société a le droit d'exciper, quand elle le veut, de son intérêt pour interdire toute conduite ou coupable ou nuisible ou simplement inutile, tout mauvais emploi ou toute déperdition de force, toute "perte" ou toute "non-valeur ;" ce n'est pas l'instruction seulement, c'est la vie entière qui doit être réglée par la loi ; et il n'y a pas un acte au monde, pas un mouvement, pas une détermination, pas une abstention, pas une parole, pas un silence qui puisse être abandonné au libre arbitre individuel : car il n'y a pas un acte, un mouvement, une parole ou un silence qui soit indifférent ici-bas ; et, comme les flots de la mer se mêlent et se confondent, comme les vents se combattent ou se soutiennent, comme les sons s'affaiblissent ou se renforcent les uns par les autres, ainsi les existences se pénètrent et s'influencent de toutes parts, et chacun reçoit et rend tour à tour. Chacun ne respire-t-il pas à toute heure, au moral comme au physique, le souffle de tous ? Dès lors comment laisser quelque chose à la responsabilité individuelle puisque rien n'est réellement individuel ? Le père n'a pas le droit de ne pas instruire son fils, parce que l'ignorant souffre et fait souffrir les autres. C'est une nuisance publique et privée, dit M. de Molinari. C'est une question de sécurité, dit M. Baudrillart. C'est la cotisation indispensable, l'apport personnel qui permet de participer aux avantages du fonds commun, dit M. Dupuit. C'est une affaire de salubrité morale, dit tel autre. Soit. Mais alors le père n'a pas le droit de donner ou de laisser à son fils des idées fausses : car les idées fausses sont plus funestes, sans comparaison, que le défaut d'idées ; et c'est plus souvent par erreur que par ignorance que nous troublons notre existence et celle d'autrui. Il n'a pas le droit de laisser l'esprit de son fils sans une lumière, son coeur sans une vertu, ses passions sans le frein inébranlable des plus pures doctrines et de la foi la plus ferme : car c'est par le moralité encore plus que par l'intelligence que pèchent la plupart des hommes ; et quel plus grand tort peut-on faire à ses semblables, en vérité, que de ne pas leur ouvrir sur la terre la voie de la perfection, et au delà de la terre l'espoir de la félicité suprême [11] ? Il n'a pas le droit de ne pas développer, fortifier et embellir le corps de son fils : car le corps, "cette guenille," a son importance comme le reste ; et, s'il n'est pas le fond de la vie, il en est l'instrument [12]. L'homme malade est à charge à lui et aux autres ; l'homme sans vigueur n'a, pour lui et pour les autres, qu'une demi-existence ; et l'homme sans ressources n'obtient qu'une part insuffisante et menace celle des autres. Que de douleurs venues de là, et que de crimes venus de ces douleurs, depuis le jour où le poëte romain poussait, en en contemplant le triste tableau, ce cri toujours vrai : Malesuada fames ! Donc interdiction aux pères, à la requête de leurs enfants et à la requête de leurs voisins, et de par la sécurité et la salubrité sociales, de laisser sortir de leur bouche aucune parole qui ne soit la vérité et l'exactitude même. Interdiction aux pères, de par les mêmes autorités et par les mêmes raisons, de faillir, en exemples ou en enseignements, à une vertu quelconque et de s'écarter en rien des prescriptions morales et religieuses les plus parfaites. Interdiction aux pères, toujours par les mêmes considérations sans réplique, de jamais manquer un jour à donner à leurs enfants une nourriture suffisante et bien choisie, de les mal loger, de les vêtir trop ou trop peu, d'épargner les visites de médecins ou les remèdes quand ils sont malades, et par-dessus tout de mourir sans leur assurer des moyens d'existence convenables et suffisants [13]. Et pourquoi, vraiment, puisqu'il est entendu que le législateur est chargé de proscrire le mal et que le mal est ce qui n'est pas le bien, ne décréterait-il pas une bonne fois que le monde doit être désormais un séjour de sagesse, de dévouement et d'abnégation, et que tout homme (pour ne parler que de ce qui nous occupe) qui n'assurera pas à ses enfants une santé parfaite, un esprit droit, un coeur honnête, de bon bien au soleil et la manière de s'en servir, sera déclaré traître à la famille et à l'humanité et interdit de ses droits de père et de citoyen ? La tranquillité commune et le bonheur particulier peuvent-ils être assurés à moins ; et est-il bien certain même qu'ils le soient pleinement et à si peu de frais ? Quelle considération pourrait donc nous arrêter ? la possibilité ? Mais nous n'avons pas à prendre souci de la possibilité, nous dit-on, et ce n'est pas au débiteur à arguer de l'insuffisance de ses ressources. Que les pauvres n'aient pas d'enfants s'ils trouvent la tâche trop lourde : ce sera tout bénéfice. et puis nous voilà bien embarrassé pour peu de chose. Si le zèle de nos contradicteurs d'aujourd'hui manque d'haleine, celui de nos contradicteurs d'hier n'en manque point ; et j'aperçois ici toute une légion de bienfaiteurs de l'humanité prêts à réaliser, et au delà, dans la famille et dans le société, tout ce que l'imagination peut rêver de plus merveilleux et de plus enchanteur. Quel est leur programme ? Extraire le mal de la société en interdisant les actions nuisibles. Que demandent-ils pour remplir ce programme ? La faculté de contraindre les hommes à faire ce qui est bon et à ne pas faire ce qui est mauvais. N'est-ce pas la même prétention et le même moyen ? Toute la différence est dans la mesure. Il est clair que cette différence est toute à leur avantage ; et, si la loi a vraiment pouvoir sur la conduite individuelle, on ne voit pas pourquoi on ne lui livrerait pas entièrement la conduite individuelle. Quand on prend de la contrainte, on n'en saurait trop prendre. Et, puisqu'on veut absolument nous faire dire avec Napoléon : "Gouverner, c'est répandre la moralité, l'instruction et le bien-être ;" nous crierons, ma foi, avec Lamartine : "L'État a pour mission d'éclairer, de développer, d'agrandir, de fortifier, de spiritualiser et de sanctifier l'âme des peuples." A l'oeuvre donc, et place à Fénelon... ou à Baboeuf.
J'ai montré, je l'espère du moins, l'inexactitude et le danger des deux principaux arguments de M. de Molinari. Je ne puis (car toute réfutation est toujours plus longue que l'exposition) suivre mon honorable adversaire dans tous ses raisonnements, encore moins discuter tout ce qui, de tant de côtés, a été avancé à l'appui de la thèse qu'il a défendue. Je ne crois pas cependant devoir poser la plume sans avoir encore présenté quelques considérations graves et selon moi décisives. J'ai à m'expliquer, en quelques mots au moins, sur la question qui paraît avoir préoccupé le plus M. de Molinari, la question de la population. J'ai, en examinant une difficulté plus grave peut-être, et la seule, à mon avis, qui soit digne d'arrêter sérieusement un esprit libéral et juste, - celle de la participation des enfants aux fautes de leurs parents, - à mettre plus complètement en évidence la nécessité physique et morale du ressort naturel de la responsabilité, et à faire voir, dans la solidarité de la famille, l'expression la plus haute de cette responsabilité. J'ai à dire, en même temps, ce que la responsabilité a produit jusqu'à ce jour, ce qu'elle peut produire à l'avenir ; à montrer comment elle a été entravée, comment elle cessera de l'être ; à indiquer enfin, sinon à exposer, par quels moyens l'instruction demande à être encouragée, et dans quel sens doivent être dirigés les efforts des hommes désireux de travailler au progrès commun. Ce sera, si la patience de mes lecteurs n'est pas épuisée, l'objet d'un troisième article.
Notes
[2] Je prévois que cette assertion paraîtra étrange à mon dernier contradicteur, M. Cherbuliez. (V. ci après à l'Appendice.) Le savant professeur a écrit en effet jadis, pour combattre le Droit au Travail (V. le Potage à la tortue, p. 74) : " Je ne regarde pas la propriété comme sacrée ; car ce sont les lois humaines qui l'ont établie, et ce que les hommes ont fait, ils sont toujours libres de le défaire." Il nous dit aujourd'hui, pour défendre la famille : "Vos enfants appartiennent à la société ; ils sont à elle comme les cheveux de votre tête sont à vous." Mais il a toujours dit que l'État est tout-puissant, que les droits viennent des lois, et qu'ils peuvent être "modifiés, atténués et même abolis par la même autorité qui les a établis et sanctionnés." (V. Potage, etc., même page). M. Cherbuliez est donc parfaitement logique pour lui, comme pour Puffendorf, "l'honnête et le déshonnête résultent de la convenance ou de la disconvenance des actions avec la loi, et tout dépend de l'institution du supérieur." (Puff. Du droit de la nature et des gens, l. I, ch. III). La seule chose qu'on puisse lui reprocher, au point de vue de ses principes, c'est de prendre la peine de raisonner au lieu d'ordonner et de dire droits en place de faits. Il n'en est pas de même de ceux qui professent habituellement, au contraire, que la loi suppose le droit ; et il me semble qu'à défaut d'autres raisons, c'est une circonstance de nature à les mettre singulièrement en garde contre leur opinion que de la voir rattachée formellement à un système qui a valu à son auteur ce jugement de Leibnitz : Vir parum jurisconsultus et minime philosophus.
[3] Ch. Comte,. Traité de législation, 2e édit., t. I, p. 232, à la note.
[6] C'est, à mon avis, à cette considération qu'il faut recourir pour expliquer l'intervention de la force publique en faveur des enfants condamnés à un labeur excessif. Le père a parfaitement le droit de faire travailler ses enfants, selon son besoin et leurs forces ; et toute réglementation uniforme est injuste et abusive. Mais il n'a pas le droit de compromettre leur santé ; et toute faute grave en ce sens doit être punie comme sévice. C'est toujours le même principe : pas de prévention aveugle, mais répression clairvoyante. On peut s'assurer, en consultant tous les auteurs qui ont parlé des lois sur le travail des enfants et des femmes, Mac Culloch, Faucher, Dunoyer, M. Chevalier, Ch. Comte, Say, les enquêtes, les rapports législatifs, etc., qu'aucune de ces lois, dans aucun pays, n'a eu de bons résultats, et que toutes en ont eu de mauvais. Il n'y a eu d'efficace que l'abstention volontaire des pères, éclairés par des manufacturiers bien intentionnés et intelligents, dans quelques départements de l'ouest de la France. Voyez ci-après la note à l'Appendice.
* Le lecteur curieux fera bien de lire le texte de M. Veuillot. Il y a des choses qui perdent trop à être analysées, et il faut être Rabelais pour parler la langue de Rabelais. Quelle verve dans le premier sujet de l'Univers, et comme il pourfend agréablement ces imbéciles qui croient à la tendresse paternelle ou ces hypocrites qui font mine d'y croire ! Comme ils les montre prêts à livrer au premier venu leurs "chers enfants," pourvu qu'on leur en ôte l'embarras et la charge. Et comme il plaisante avec grâce cette "postérité de Rousseau qui se larmoie aujourd'hui sur les enfants arrachés au foyer paternel !" Quoi ! "le père le plus tendre pétitionne, repétitionne, fait valoir tous ces services, met en campagne tous ses amis, pour attraper une bourse, une demi-bourse seulement, dût-il envoyer son fils unique à 200 lieues." Ici il s'agit d'une bourse entière, spontanément octroyée par la munificence du souverain, et l'on jette les hauts cris ! Pure jalousie, croyons-en M. Veuillot, ou jonglerie impie ; "cette croisade de républicains, de socialistes et de bourgeois." Pauvre bourgeois, tombés de Proudhon en Veuillot !
Voilà la vérité sur cette "FARCE ," ce "qui n'empêche pas un grand nombre d'honnêtes gens de tirer leur mouchoir pour faire comme tout le monde." Ce que c'est pourtant que d'avoir du goût et de la charité, et quel bonheur qu'on en tienne encore l'école quelque part !