De l'Enseignement obligatoire

 

 

Troisième partie : appendice

Notes et documents à l'appui de l'opinion de M. de Molinari

Note C.

(extrait de l'Économiste Belge du 10 juillet et du 1er août 1858.)

Analyse et extraits d'une lettre de M. A.-E. Cherbuliez, professeur d'économie politique à l'Institut polytechnique de Zurich.

 

M. Cherbuliez commence par "s'étonner de trouver tant et de si abstraites théories dans l'Économiste Belge, qu'on lui avait dit être un journal essentiellement ou même exclusivement pratique. On est remonté, dit-il, à des principes tellement généraux, on a donné à l'argumentation un caractère métaphysique tellement prononcé, qu'il est permis de se demander s'il y a beaucoup de lecteurs qui aient pu se tenir au courant de la discussion. Or ce sujet," selon lui, "est précisément de ceux que l'on peut traiter d'une manière fort simple, terre à terre, avec les seules lumières du sens commun, grâce aux données nombreuses et décisives que fournit l'expérience....." Dans la pensée de M. Cherbuliez "les questions, celles surtout qui sont du domaine des sciences politiques, ont plusieurs stages à traverser avant d'arriver à leur solution pratique définitive ; et la théorie doit les accompagner à travers ces différents stages, en se modifiant elle-même, en se particularisant et se simplifiant à mesure qu'elle descend de la région des pures idées vers celles des applications... La question de l'enseignement obligatoire," en particulier, "est parvenue de nos jours à un stage très-avancé de sa carrière, et la plupart des principes généraux qui la dominent sont passés à l'état d'axiomes." Ainsi il n'est plus "nécessaire," dit-il, "de discuter sérieusement s'il convient que toutes les classes du peuple reçoivent l'instruction primaire. Il est oiseux" aussi "de discuter si l'intervention de l'État est admissible, convenable, quelquefois même nécessaire, en ce qui concerne l'instruction à donner au peuple. Quand un homme a faim, il sait très-bien qu'il lui faut des aliments, et il travaille de tout pouvoir à s'en procurer. Quand un homme est ignorant, il ne comprend pas toujours qu'il a besoin d'instruction, et se donne généralement peu de peine pour en acquérir, ou pour en procurer aux êtres qui dépendent de lui. Si donc il importe à la société entière qu'aucune des classes dont elle se compose ne demeure complètement privée d'instruction, il faut bien que l'État, qui n'est que la société organisée et rendue capable de vouloir et d'agir collectivement, s'occupe de cet intérêt général et cherche à y pourvoir." Ce n'est là, selon M. Cherbuliez, qu'une application spéciale d'un "principe théorétique tout à fait général, que l'on pourrait formuler en ces termes : S'il existe un besoin social qui, bien que très-réel, ne soit pas assez fortement ou assez généralement senti par la société elle-même pour que ceux de ses membres de la volonté desquelles dépend la satisfaction de ce besoin soient engagés à y pourvoir, l'État peut et doit intervenir à cet effet."

"Maintenant, de quelle manière l'État interviendra-t-il . Sera-ce en organisant et en administrant à ses frais tout l'enseignement du premier degré ? Non ; cela n'est jamais nécessaire. Que le besoin d'instruction soit une fois éveillé, et les écoles privées ne feront pas défaut. Dans tous les cas, il suffira que l'État, c'est-à-dire la loi qui émane de lui, impose aux communes l'obligation d'instituer et d'entretenir des écoles, en les y aidant, s'il y a lieu, par des subventions. Mais ce qu'il importe avant tout, c'est que le besoin des écoles soit généralement senti, ou que, malgré l'insuffisance de ce besoin, les écoles, privées ou publiques, soient cependant généralement suivies. C'est sur les volontés qu'il faut agir, sur les volontés engourdies ou récalcitrantes de ceux pour qui l'instruction n'est pas un besoin senti, parce qu'il leur manque précisément le degré d'instruction nécessaire pour avoir la conscience de ce besoin ; il faut vaincre l'apathie, l'indifférence, les répugnances, quelquefois intéressées, des familles plongées dans l'ignorance ; il faut, en un mot, créer des motifs. Or, la loi crée des motifs, soit en faisant naître des intérêts dans le sens du résultat qu'elle veut obtenir, soit en neutralisant des intérêts qui agiraient en sens contraire."

"Ainsi, la loi créera des intérêts dans le sens de l'instruction générale du peuple, en rendant obligatoire, sous certaines peines, la fréquentation des écoles où cette instruction sera donnée ; elle neutralisera, en se bornant à déclarer cette fréquentation gratuite, un intérêt contraire dont la force est en proportion de la pauvreté des familles."

Après avoir ainsi justifié en principe l'enseignement obligatoire, M. Cherbuliez passe à la réalisation ; et il reconnaît "trois systèmes distincts, qui sont tous pratiqués, et sur les mérites respectifs desquels la discussion est ouverte, sans doute pour longtemps encore. Celui de l'instruction gratuitement offerte, celui de l'instruction gratuitement imposée, et celui de l'instruction obligatoire non gratuite." Le dernier, "en vigueur dans le canton de Zurich depuis plus de quarante ans," est celui qu'il préfère.

L'instruction gratuite, contre laquelle il se prononce au contraire très-vivement, a à ses yeux le tort d'être "une aumône faite par l'État, une forme de la bienfaisance officielle." Elle a "surtout" celui "de ne pas suffire au but qu'elle se propose." Ce n'est pas seulement, en effet, "la répugnance à supporter un sacrifice pécuniaire quelconque, " c'est "l'apathie produite par l'ignorance," qui empêche les parents de faire instruire leurs enfants ; et "bien souvent cette apathie se complique de vues intéressées." - "En France," par exemple, "et dans ceux des cantons de la Suisse où l'instruction primaire n'est pas obligatoire, on voit les écoles des communes rurales délaissées en été par une grande partie des enfants qui les fréquentent en hiver....." - "La raison de cette différence" n'est pas la difficulté de payer ou de se rendre à l'école ; elle "gît tout entière dans le profit que les parents trouvent à retenir leurs enfants et à les employer aux travaux de la campagne pendant la saison où ces travaux sont les plus urgents et les plus continus." - "Il est clair, dit M. Cherbuliez, que la gratuité ne changerait rien" à cet état de choses. Il faut donc, si "l'intervention de l'État" est "une fois reconnue nécessaire," qu'elle se manifeste "avant tout en rendant l'instruction obligatoire, parce que c'est ainsi seulement qu'elle peut devenir efficace et vraiment utile."

Abordant ensuite la théorie contraire à la sienne, M. Cherbuliez exprime l'opinion que "des amis de la liberté civile," réagissant outre mesure contre les "empiètements de l'État, se font" souvent "de cette liberté un idéal impossible et revendiquent pour elle une inviolabilité que la pratique n'admet nulle part et ne pourrait pas admettre." - "Ce qui est précieux, fait-il observer, c'est la liberté, non telle liberté ; c'est la quantité absolue de liberté que nous avons, et non l'usage que nous pouvons faire de ce qu'on nous en laisse." Or "la liberté civile dont nous jouissons, c'est à l'État que nous en sommes redevables," puisque c'est l'État "qui nous garantit les droits sans lesquels nous ne serions qu'une aggrégation de sauvages." Elle ne peut, de plus, être qu'une "liberté réglée, c'est-à-dire soumise à certaines restrictions, dans l'intérêt de tous." - C'est évidemment à l'État, "à la société prise collectivement, qu'appartient le droit des restrictions à imposer."

"Quoi ! s'écrie M. Cherbuliez, c'est à la communauté dont vous faites partie que vous devez tout ce que vous êtes, tout ce que vous pouvez devenir par l'exercice de vos facultés ; sans elle, sans les lois qu'elle s'est données, vous seriez un misérable sauvage, ne connaissant la vie que par des périls, des peines et des privations ; et cette communauté ne pourrait pas exiger de vous les actes nécessaires à sa propre conservation ! Quoi ! vous pouvez mettre au monde cinq, dix, quinze enfants, que la communauté protègera, comme elle vous protège, qu'elle fera jouir, comme vous, des avantages de l'état social ; et ses lois ne pourraient pas vous obliger à employer les moyens qu'elle vous fournit elle-même pour empêcher que vos enfants ne lui deviennent à charge ou hostiles ! Ces enfants, elle pourrait vous les prendre, comme à Sparte, pour les former à sa guise, car ils lui appartiennent, puisqu'ils sont ses membres ; ils sont à elle, comme les chevaux de votre tête sont à vous ; et, lorsqu'elle vous en laisse le maître, lorsqu'elle vous les confie jusqu'à sa majorité, elle ne pourrait pas y mettre pour condition que vous les instruirez comme elle a besoin qu'ils soient instruits, comme il faut absolument qu'ils le soient dans l'intérêt de son développement et de son repos, c'est-à-dire dans un intérêt qui est également le vôtre et celui de vos enfants ! Ce sont là, en vérité, de ces questions qu'il suffit de poser nettement pour qu'elles soient résolues."

M. Cherbuliez repousse également l'argument tiré, "contre l'instruction obligatoire, de la liberté qui est partout laissée au père de famille de nourrir ses enfants comme il lui plaît, de donner peu ou beaucoup d'aliments, de leur donner de bons ou de mauvais, sauf à en répondre dans le cas où ces enfants viendraient à mourir de faim." A son sens, "cette comparaison entre la nourriture physique et la nourriture intellectuelle pèche par la base."

"Certes, dit-il, quand la linotte même et l'hirondelle nourrissent leurs petits jusqu'à ce qu'ils soient en état de chercher leur nourriture, il ferait beau voir que l'homme eût besoin de prescriptions légales pour en agir de même. La loi se fie sur ce point, et peut très-bien se fier à ce qu'il y a d'instinctif dans la tendresse des parents ; car les appétits physiques se font sentir à eux continuellement, et ils ne peuvent ignorer, ils ne peuvent oublier un seul instant, que la privation de nourriture est un mal réel." Mais il n'en est pas "de même quant à la nourriture de l'intelligence ? L défaut de cette nourriture peut n'être pas senti de ceux-là précisément qui en ont été le plus complètement privés." La loi ne peut donc pas se fier, à cet égard, à "la sollicitude instinctive des parents ; elle ne peut supposer qu'ils rechercheront pour leurs enfants un avantage qui n'en est pas un pour eux-mêmes, ou qui ne leur paraît pas, du moins, valoir la peine qu'ils auraient à prendre pour le leur procurer."

D'ailleurs, ajoute-t-il, "la responsabilité des parents, à l'égard de la nourriture physique n'est pas absolument nulle ; elle commence lorsque la vie de l'enfant est menacée par le défaut de nourriture. Il s'en faut donc bien que ces deux cas soient identiques. La loi peut toujours faire, de l'inanition physique infligée par les parents, un délit, constatable et punissable ; tandis qu'elle ne saurait en faire un de l'inanition intellectuelle. La loi ne peut, dans les deux cas, attacher sa sanction qu'à des faits extérieurs sensibles, et le fait de ce genre par lequel, dans le second, se manifeste la négligence répréhensible des parents, c'est la non-fréquentation de l'école."

Quant à ce qui a été dit, "pour repousser l'instruction obligatoire, de l'exemple des États-Unis," M. Cherbuliez croit, "en effet, qu'il n'existe pas, dans cette république modèle, de loi expresse qui impose aux parents l'obligation d'envoyer leurs enfants à une école primaire ; mais l'opinion publique s'y prononce partout dans ce sens avec une telle unanimité et une telle puissance, que l'on y montrerait au doigt les parents qui négligeraient ce devoir, et que le premier citoyen venu, qui rencontre un enfant hors de l'école de sa commune pendant les heures consacrées à l'enseignement, peut l'arrêter et l'y conduire de force. Quand l'opinion publique en est là, elle vaut une loi, elle est vraiment une loi, et la sanction expresse du législateur, qui d'une loi virtuelle en ferait une loi formelle, n'ajouterait rien à son efficacité. - Il y a des États" en Suisse "où l'opinion publique n'est guère moins forte ni moins unanime qu'aux États-Unis en faveur de l'instruction populaire, et ces États sont précisément ceux où l'instruction primaire est depuis longtemps légalement obligatoire, ce sont les cantons de Zurich et de Vaud."

En dernier lieu, M. Cherbuliez parle d'un troisième système, celui de "l'instruction gratuitement imposée ; " et il déclare qu'il ne regarde pas, comme plusieurs des partisans de l'instruction obligatoire, "la gratuité comme une conséquence logique et nécessaire de l'obligation." Il cite un certain nombre "d'avantages obligatoires" qui sont "à la charge de ceux à qui la loi les impose, et les impose dans l'intérêt collectif de la société entière, les passe-ports, un costume décent, etc." Il remarque que, "comme l'État n'a pas de revenu qu'il ne tienne de la société, c'est toujours la société elle-même qui paie, en définitive, les avantages dont elle s'impose la jouissance, notamment celui de l'instruction primaire ;" qu'ainsi il s'agit seulement de savoir si ce seront "tous les contribuables ou seulement les familles qui ont des enfants qui paieront." Il ajoute : "Si l'État vous prenait vos enfants, comme à Sparte, pour en faire exclusivement les siens, il serait juste et logique, sans contredit, qu'il fût seul chargé des frais de leur éducation ; si, au contraire, il vous les laisse et vous donne sur eux cette autorité presque absolue qu'on nomme puissance paternelle, rien n'est plus juste que de laisser leur éducation à votre charge. A vous les avantages, donc à vous le fardeau. Ou bien ne serait-il pas vrai que les parents, grâce à la puissance paternelle, sont ceux qui profitent les premiers et le plus directement, le plus certainement, le plus complètement, de l'instruction primaire que leurs enfants ont reçue ?"

M. Cherbuliez énumère encore différentes raisons qui doivent, suivant lui, repousser le système de la gratuité obligatoire, l'affaiblissement de la concurrence entre les écoles, concurrence entretenue surtout par l'espoir du gain ; la prépondérance de "l'enseignement officiel," presque seul possible "dans les communes rurales," la séparation inévitable "des enfants des familles aisées d'avec ceux des familles moins aisées, résultat tout à fait déplorable... pour les élèves des deux catégories, pour l'esprit des instituteurs officiels, pour le caractère et la tendance des deux enseignements ;" enfin la dépréciation fatale de tout "service non payé." Par ces motifs, M. Cherbuliez estime que c'est avec raison que "la loi scolaire de Zurich n'a pas même admis cette gratuité exceptionnelle que d'autres cantons accordent aux parents dont l'exigence est constatée...;" car "l'État ne connaît ni riches ni pauvres. Là où tous les citoyens sont déclarés égaux devant la loi, ils le sont en devoirs aussi bien qu'en droits. Les parents auxquels leur indigence ne permet absolument pas de payer l'instruction obligatoire, sont assistés dans ce besoin, comme dans les autres, par leur commune ou par des associations ou des personnes charitables ; mais leurs enfants se trouvent placés par là dans la même position que les autres élèves, soit à l'égard du maître d'école, soit à l'égard de leurs camarades, et l'instruction n'est pas non plus sans valeur pour leurs parents ; elle a pour eux la valeur d'une aumône, tout en cessant d'être en elle-même une aumône."

Il est, enfin, "un quatrième système, dans lequel l'instruction n'est ni obligatoire ni gratuite." M. Cherbuliez "n'en dit rien parce qu'il constitue, à son sens, une intervention de l'État purement arbitraire et inutile." Et il termine ses réflexions par ces paroles : "La coercition et la gratuité sont les deux grands moyens que l'État est seul capable de mettre en oeuvre. Pour qui admet que l'un ou l'autre de ces moyens est indispensable, l'intervention de l'État est justifiée. Quand l'État ne veut employer ni l'un ni l'autre, j'estime qu'il fait mieux de s'abstenir."


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