(extrait de l'Économiste Belge du 10 juillet 1858.)
Article de M. Eugène de Molinari
Nous n'avons pas l'intention d'entrer dans les débats soulevés sur le principe même de l'enseignement obligatoire. Nous nous rallions sur ce point à l'opinion soutenue par l'Économiste Belge, parce qu'il nous semble que la puissance paternelle est moins un droit qu'un devoir et une obligation naturelle qui est en même temps du domaine de la législation positive. Nous croyons qu'il faut répudier les inspirations, les tendances du droit romain, des Coutumes, des moeurs despotiques de l'Orient pour ne considérer dans la puissance paternelle qu'un pouvoir de protection, suivant les idées de respect pour la personnalité, l'individualité humaine, empruntées à la civilisation moderne, et en particulier, au droit germanique. Ce pouvoir de protection est institué bien plus en faveur des enfants que des parents. C'est ce qu'exprimait, lors des discussions du Code civil, le Premier Consul, par ces paroles : "Il serait difficile de concevoir que la puissance paternelle, qui n'est instituée que pour l'intérêt des enfants, pût se tourner contre eux [1]."
Partant du principe de l'enseignement obligatoire comme d'une prémisse certaine, nous venons proposer une solution pratique de la question un peu différente de celle qui semble généralement indiquée dans les controverses auxquelles cette question a donné lieu. Nous demandons que l'obligation d'instruire ses enfants, de leur apprendre à lire et à écrire, - qui est aujourd'hui le minimum de toute éducation sociale, - soit du domaine exclusif de la loi civile, qu'elle n'ait, par conséquent, d'autre sanction que celle qui garantit les autres obligations du Code civil.
L'obligation d'élever ses enfants est-elle, en effet, d'une autre nature que celle de les nourrir et les entretenir ; est-elle moins nécessaire, est-ce une dette moins criard ? Nous ne le pensons pas ; car l'homme, ainsi que le disent les livres saints, ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui vient de la divinité, c'est-à-dire de l'enseignement social. Nous demanderons, en conséquence, que l'on soumette la dernière obligation à la même sanction que les deux premières, c'est-à-dire à la sanction civile. Nous croyons que pour atteindre ce but il n'est pas même nécessaire d'inscrire une disposition nouvelle au Code civil ; le pouvoir judiciaire n'aurait qu'à appliquer la loi existante (art. 203, 852, 1409, 1448 et 1558 Code civil), aussi bien en ce qui concerne l'éducation que la nourriture et l'entretien dus aux enfants.
Cette opinion est partagée par MM. de Molombe [2], Chardon [3], Pellat, doyen de la faculté de droit de Paris [4] ; quoique moins explicites, Zachariae, Demante et d'autres inclinent vers la même interprétation. La jurisprudence, qui n'a pas été appelée souvent à se prononcer sur cette position, est également favorable à notre opinion. Ce n'est point ici le lieu de faire un plaidoyer ; aussi nous nous contenterons de signaler cette question, étant bien convaincu, ainsi que nous l'avons démontré dans une conférence du jeune barreau de Bruxelles [5], que le principe de l'enseignement obligatoire se trouve virtuellement compris dans le Code civil, et que, en tout cas, la solution de cette question par la loi civile est préférable à la solution par la loi pénale. On pourrait donc provoquer de la part du Parlement une loi interprétative de l'art. 203 concernant l'obligation imposée aux parents d'élever leurs enfants. Le législateur pourrait créer pour cette obligation des dispositions analogues à celles qu'il a prises (art.205, 206, 208, 209, 2010, 211) relativement à la dette des aliments, la compléter, l'organiser.
Voici les considérations économiques et sociales qui nous confirment dans notre opinion.
Les lois sont une fort bonne chose, mais savoir se passer de lois et surtout de lois pénales est une chose meilleure encore. C'est surtout un malheur pour un pays quand on est réduit à substituer la loi pénale à une prescription de la morale, de la loi naturelle. Mais puisque le moment est venu d'imposer aux parents et d'exiger sévèrement d'eux l'obligation d'instruire leurs enfants et que, d'autre part, le législateur de 1804 a cru devoir déjà la consigner dans le Code civil, n'infligeons pas à notre époque un stigmate d'immoralité, en transformant en une flétrissure de la loi pénale ce qui n'est aujourd'hui qu'une simple dette, une obligation civile ordinaire. Qu'on veuille donc surseoir à la confection d'une loi pénale pour l'obligation de l'enseignement jusqu'à ce qu'il soit bien démontré que la loi civile est réellement insuffisante.
S'il nous était permis de nous étendre sur l'organisation d'une telle loi, sur ses heureux résultats au point de vue de la famille et de la société, nous prouverions d'abord que cette organisation ne serait pas plus embarrassante pour la société que la répression pénale. Au lieu d'un tribunal correctionnel, on aurait le prétoire d'un juge de paix ou d'une sorte de praetor tutelaris, si réellement les affaires de ce genre devenaient encombrantes. On s'attaquerait aux biens et non aux personnes ; on forcerait l'ouvrier à donner une part de son salaire, - que l'on saisirait au besoin, - pour l'éducation de son enfant. Et tout serait profit dans ce système, car au lieu de séquestrer l'ouvrier dans une prison, qui démoralise, on aurait trouvé le moyen de moraliser tout à la foi l'enfant par l'instruction et le père par le travail.
Quand on étudie de près notre époque, on arrive à la conviction qu'il y a dans les désordres sociaux bien plus d'inconséquence et d'irréflexion que d'immoralité. Or, voici ce qui arrive quand on traite comme des criminels, des gens immoraux et pervers, ceux qui ne sont coupables que de légèreté, d'inconséquence ; c'est qu'ils finissent par s'habituer à la loi et devenir aussi immoraux qu'elle les suppose. Ne serait-ce pas une injure trop grande, et un échec fatal porté à la puissance paternelle, ce pouvoir sacré qui fonde et maintient les familles, que de la faire dépendre, en quelque sorte, d'une menace de pénalité, de flétrissure ? Ne ravalons pas gratuitement ou à la légère, ce principe immuable des sociétés que le législateur moderne n'a déjà que trop amoindri. Prenons, puisque les besoins l'exigent, un moyen terme, en avertissant les parent de se souvenir de leurs devoirs et en les y contraignant civilement ; et nous atteindrons le but que l'on veut obtenir par une loi pénale sans faire injure à notre temps, sans débiliter l'esprit de famille, sans lui ôter l'honneur, la considération, et surtout sans abuser des moyens de répression qui ne conviennent qu'à un âge de démoralisation et de décadence sociale.
Notes
[1] Voir Locré, t. II, p. 339.
[2] Cours de droit civil, t. II, p. 219.
[3] Traité des trois puissances, t. II, n. 11, 12, 13 et 40.
[4] Voir le Journal des Économistes, de Paris, juin 1858, p. 497.