De l'Enseignement obligatoire

 

 

Troisième partie : appendice

Notes et documents à l'appui de l'opinion de M. de Molinari

Note A.

(extrait de l'Économiste Belge du 1er mars 1858.)

Citation tirée d'une brochure publiée par M. Hyac. Deheselle, sous ce titre : Partis et transactions

 

"La statistique, l'inexorable statistique, révèle une plaie hideuse : elle dit qu'en Belgique plus de la moitié des enfants ne reçoivent pas l'instruction primaire. Elle dit que, lors du grand recensement de 1846, sur 962 619 individus de 6 à 17 ans, 446 804 fréquentaient les écoles primaires, 25 686 les écoles moyennes et les universités : 490 129 individus de cet âge étaient donc en dehors de toute école ; et, s'ils y avaient passé antérieurement, leur séjour y avait été de trop courte durée pour être fructueux. M. Ducpétiaux rapporte "que sur 4 miliciens il en est un à peine qui, parvenu à l'âge de 18 ans, possède complètement les notions élémentaires enseignées dans les écoles du premier degré, c'est-à-dire qui sache lire, écrire et calculer. Un sur deux seulement sait lire et écrire et 42 sur 100 sont dénués de toute instruction." Enfin, car il faut exposer jusqu'au bout cette honte de la Belgique, le même auteur rapporte un peu plus loin les résultats d'une enquête sur la condition des classes ouvrières. "Sur 100 ouvriers des deux sexes, dit-il, il y en a 65 qui ne savent ni lire ni écrire, 25 qui savent lire ou écrire imparfaitement, et un dixième seulement qui sait bien lire, écrire et calculer. En prenant à part les ouvrières, on en trouve, sur 100, 72 qui ne savent ni lire ni écrire, 23 qui savent lire seulement ou lire et écrire imparfaitement, et enfin 5 ou un vingtième à peine qui possèdent une instruction primaire complète. Et, chose plus déplorable encore ! on a reconnu que la jeune génération est plus ignorante que son aînée." (Paupérisme des Flandres, p. 104).

"Voilà un mal effroyable qui mérite d'occuper les soins d'un grand parti. Comment le guérir ? La Prusse, qui, en matière d'enseignement, donne des exemples admirables à toutes les nations, nous en indique les moyens ; elle punit comme un délit l'acte du père de famille qui refuse l'instruction à ses enfants. Interrogez un Prussien, dit Charles Dickens [1], et il vous dira que laisser un enfant sans instruction n'est guère moins épouvantable que de l'assassiner. J'entends qu'on se récrie, qu'on objecte la liberté violée. Il ne s'agit point ici de liberté. Il existe une liberté d'enseignement, de la presse, d'association, pourquoi ? Parce que ce sont des fonctions que l'État s'était réservées et qu'il abandonne quand le citoyen est digne de les accomplir par lui-même, parce que l'État est une personne artificielle dont les droits changent avec les temps et diminuent à mesure qu'ils deviennent moins nécessaires. C'est cette émancipation progressive qu'on appelle liberté. Existe-t-elle une liberté de voler ? Non ; pourquoi ? Parce que l'affaire est ici de citoyen à citoyen, et non de citoyen à l'État ; parce qu'il s'agit de dépouiller une personne naturelle du droit immuable et sacré de la propriété, et non de changer les attributions d'une personne artificielle, variable par essence. Maintenant, est-ce qu'un enfant n'acquiert pas des droits en naissant ? N'a-t-il pas des droits à l'égard de son père ? Existe-t-il par hasard une liberté de l'assassiner ? Est-ce qu'un père, une mère, un tuteur a le droit de maltraiter, d'affamer l'être débile qui est entre ses mains ? Non. A-t-il le droit de le soumettre à un travail malsain, débilitant ? Non. A-t-il le droit de s'emparer de sa fortune ? Non. A-t-il le droit de le priver de nourriture ? Non. A-t-il le droit de le priver de la nourriture de l'âme, de l'instruction, d'en faire un être incapable de s'élever aux notions religieuses et morales et à peine digne du nom d'homme ? Non, mille fois non ; la liberté de faire des brutes n'existe pas, et si quelqu'un la réclamait, nous en réclamerions d'autres tout aussi estimables ; celle de tuer, de voler, enfin la suppression du Code pénal. Que demandons-nous donc en définitive ? Nous demandons que les droits des mineurs soient reconnus par les lois civiles comme ceux des autres citoyens. Mais un citoyen majeur est-il lésé ? il fait valoir ses droits par lui-même. Un mineur ne le peut. Qu'adviendra-t-il si ses droits sont violés par ceux-là mêmes qui étaient chargés de les garder ? Alors il n'y a qu'un remède ; l'État, qui ne peut permettre qu'un droit soit violé, l'État vient à son secours. Ce n'est pas un droit nouveau dont il est investi, non ; nous lui imposons une obligation dont il s'était déchargé qu'en outrageant la morale et la justice.

"Mais, dira-t-on, les lois se taisent. Nous ne le savons que trop. Ce Code Napoléon, trop vanté et trop fidèle aux errements de la législation romaine, où le fils n'était que l'esclave du père de famille ; ce Code, dis-je, ne s'occupe guère des mineurs que relativement aux biens qu'ils peuvent avoir ; le reste l'inquiète peu ou point. De cette génération belge qui s'élève, plus de la moitié est sacrifiée sans pitié ; on la dépouille de ce qui fait le bonheur et la dignité de l'homme ; on lui ravit les dons de Dieu et le Code assiste impassible à toute cette barbarie et s'y complaît. Oui, il se tait, mais la justice, l'éternelle justice lui crie : Loi cruelle, qu'as-tu fait des droits de tous ces malheureux ? As-tu pu croire qu'ils n'avaient de droits qu'à l'argent ? Tu veilles sur leurs biens, mais leur santé, leur religion, leur moralité, leur instruction, le corps et l'esprit, tout l'homme enfin, qu'en fais-tu ? Ne sont-ce là que de vains mots dont aucun droit ne peut éclore ? Ainsi, à tes yeux, la fortune est tout, et l'âme rien, et par là, par ce renversement de la nature, tu t'es condamnée à jamais.

"Voilà un beau sujet de réforme, une nouveauté nécessaire."

 

Note

[1] Mon opinion sur l'enseignement, traduit des Household Worlds par l'Illustration ; c'est une des plus charmantes pages de ce grand écrivain.


Précédent  |  Suite  |  Table des matières  |  Page d'accueil