Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Appendice.

Note T

P. 139. — Historique de l’idée des Bourses du Travail.


I

Quelques mois après la publication de l’article sur l’Avenir des Chemins de fer, dans lequel il exposait l’idée des Bourses et de la publicité du Travail, l’auteur développa cette idée dans une brochure intitulée : Des Moyens d’améliorer le sort des Classes laborieuses 1.

« Grâce à l’intervention des chemins de fer, disait-il, on peut voyager aujourd’hui très rapidement. Cependant, pour l’ouvrier nécessiteux qui cherche du travail, la rapidité de la locomotion n’est qu’un avantage illusoire si l’on n’y joint le bas prix du transport. Il faut, par conséquent, que les tarifs des chemins de fer soient proportionnés aux ressources de la population ouvrière. Ceci est une condition essentielle.

« Si l’ouvrier peut voyager rapidement et à très bas prix, il n’hésitera pas certainement à se déplacer lorsque le travail viendra à lui manquer dans l’endroit où il demeure. Mais de quel côté dirigera-t-il ses pas pour trouver de l’occupation ? Comment saura-t-il où le travail est offert aux conditions les plus avantageuses ? Comment pourra-t-il éviter des démarches infructueuses et des dépenses inutiles de temps et d’argent ? Quelle boussole le guidera dans ses recherches ?

« Si grave que semble cette difficulté, elle peut être complètement résolue par l’établissement de Bourses du Travail.

« Les Bourses du Travail seraient pour les transactions des travailleurs ce que les bourses actuelles sont pour les opérations des capitalistes. Dans les principaux centres d’industrie et d’agriculture, on établirait une bourse où se rendraient les ouvriers qui auraient besoin de travail et les maîtres d’ateliers qui auraient besoin d’ouvriers. Le prix du travail pour chaque industrie y serait chaque jour affiché. La cote de la Bourse du Travail serait ensuite insérée dans les journaux, de même que l’on y publie aujourd’hui celle de la bourse des capitalistes. Les ouvriers de tout un pays, de tout un continent pourraient de la sorte connaître, jour par jour, les endroits où le travail s’obtient aux conditions les plus favorables, ceux où ils doivent se porter de préférence pour en demander. »

Le journal l’Atelier, que dirigeait M. Corbon, depuis vice-président de l’Assemblée nationale et sénateur, rendit compte de cette brochure, mais, tout en reconnaissant les bonnes intentions de l’auteur, il se montra hostile à l’institution des Bourses et surtout à la publication des prix du travail. Il applaudissait d’ailleurs à une idée que l’auteur n’avait point et s’était gardé d’exprimer : celle de charger le Gouvernement de la répartition utile du travail sur le territoire :

« L’auteur, disait-il, nous paraît animé des meilleures intentions, et c’est avec un désir bien sincère de voir s’établir la conciliation de l’intérêt du maître et de celui des ouvriers, qu’il a indiqué certains moyens qui doi­vent opérer, suivant lui, « la fusion de ces deux classes ».

« Il veut augmenter le prix des salaires. Mais trois causes, dit-il, empêchent ce résultat ; ce sont : 1° l’extrême concurrence qui règne entre les travailleurs ; 2° l’inégale répartition, des bras sur le territoire ; 3° l’ignorance, l’incapacité des ouvriers ».

« Il est bien vrai que la concurrence entre les ouvriers et l’introduction spontanée d’un grand nombre de machines ont amené la baisse des salaires ; ces machines et l’accroissement de la population jettent chaque jour hors des ateliers une foule de bras qui s’offrent à travailler à tout prix.

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« Voici l’idée fondamentale sur laquelle repose la brochure de M. de Molinari : pour maintenir les salaires à un taux équitable, il faudrait établir une juste proportion entre le nombre des ouvriers et le travail disponible ; et cette idée fondamentale est détruite, puisque cela est impossible avec la concurrence anglaise.

« Vient ensuite l’inégale répartition des bras sur le territoire. Selon l’auteur, le Gouvernement devrait indiquer aux ouvriers inoccupés des villes où ils pourraient trouver de l’ouvrage, et leur rendre faciles les communications en abaissant le tarif des chemins de fer ; il faudrait aussi créer des Bourses du Travail, où chaque jour le prix du travail serait affiché et coté d’après les engagements qui auraient été effectués pendant la journée.

« Oui, le Gouvernement devrait indiquer les points du territoire où le besoin d’ouvriers se fait sentir, et il devrait aussi proportionner le tarif des chemins de fer aux ressources de la population ouvrière. Mais, lorsque M. de Molinari prétend que, par l’établissement des Bourses du Travail, « le prix des salaires se trouverait tout à coup relevé et uniformisé », il commet là une erreur complète. Le prix des salaires est fixé par la concurrence ; on n’afficherait donc dans ces Bourses que les prix fixés ainsi, et, pour qu’ils pussent être relevés, il faudrait modifier la concurrence elle-même ; or, l’auteur la veut libre. Le prix des salaires pourrait être seulement uniformisé, et ce serait, nous le croyons fermement, aux conditions les plus désavantageuses 2. »

Sans se laisser décourager par cet accueil défavorable que ses idées rencontraient chez les ouvriers intelligents mais imbus des doctrines socialistes, qui rédigeaient l’Atelier, l’auteur essaya de les propager dans la presse. Il les exposa avec de nouveaux développements dans une série d’études que le Courrier Français, dirigé alors par M. Émile Barrault, l’ancien apôtre du saint-simonisme, consentit à publier 3, puis dans la Réforme, dont M. Flocon était le rédacteur en chef.

L’extrait suivant des articles publiés dans la Réforme sous ce titre : De la Mobilisation du Travail, résume la conception que se faisait l’auteur, de l’organisation des Bourses du Travail et du rôle qu’elles lui paraissaient appelées à remplir :

« Les marchés de travail se tiennent aujourd’hui en plein air, et cela se conçoit : les travailleurs sont affranchis d’hier, ils possèdent depuis trop peu de temps la libre disposition de leur travail pour avoir pu songer à se donner un abri. Les marchands de capitaux, tout au contraire, ont à leur disposition de vastes et somptueux édifices où ils se réunissent quotidiennement pour opérer leurs transactions. Les travailleurs ne pourraient-ils pas, en toute justice, leur tenir à peu près ce langage : Vous faites vos affaires dans de grandes salles bien closes et convenablement chauffées... c’est bien... mais ne serait-il pas juste que nous y pussions faire aussi les nôtres ? Vous vous levez tard, vos séances ont lieu dans l’après-midi ; nous nous levons tôt, les nôtres se tiendraient le matin... Vous n’en seriez pas incommodés... D’ailleurs, ces beaux édifices dont vous vous servez seuls ontété élevés à nos frais comme aux vôtres ; comme vous, nous devons, en toute équité, y avoir place, songez-y... Ainsi pourraient parler les marchands de travail exposés aujourd’hui sur nos quais à toutes les intempéries des saisons, et les marchands de capitaux, leurs confrères, n’hésiteraient pas, sans doute, à accueillir leur humble requête.

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« ..... L’organisation intérieure des Bourses du Travail serait extrêmement simple. Dans les Bourses de Commerce, il y a des officiers publics chargés de recueillir et de publier les prix auxquels les transactions s’opèrent ; dans les Bourses de Travail, des agents nommés et salariés par l’État rempliraient une mission identique. A ces officiers publics, chargés de la police intérieure de la Bourse et de la rédaction du bulletin de chaque jour viendraient se joindre des courtiers qui serviraient d’intermédiaires entre les vendeurs et les acheteurs de travail, — ceci, bien entendu, au gré des parties.

« Dès l’heure où s’ouvrirait la Bourse, les ouvriers qui auraient du travail à vendre se rendraient aux
emplacements assignés aux différentes professions. Ces emplacements se reconnaîtraient aux noms ou aux insignes sculptés de chaque industrie. Les entrepreneurs y viendraient acheter le travail dont ils auraient besoin, ou bien ils transmettraient leurs commandes aux courtiers de la Bourse. Les officiers publics, répartis entre les différentes industries, selon le nombre et l’importance de chacune d’elles, tiendraient note soigneusement de toutes les transactions effectuées soit directement, soit par intermédiaire. Il ne leur serait pas permis, bien entendu, de se mêler d’aucune opération de courtage ; ils auraient à se borner strictement à leurs fonctions d’agents de police et de publicité. A la fermeture de la Bourse, ils se réuniraient pour faire le dépouillement de leurs carnets et rédiger le bulletin de la journée. Ce bulletin, qui présenterait le résumé succinct des transactions effectuées et l’exposé de l’état du marché,
serait immédiatement livré à l’impression et adressé aux journaux. On l’afficherait ensuite à la porte de la Bourse avec celui des Bourses étrangères, jusqu’à ce que l’un et l’autre fissent place aux bulletins du lendemain.

« Les journaux de chaque localité publieraient le bulletin de la Bourse du Travail comme ils publient aujourd’hui celui de la Bourse du Commerce. Ces feuilles, remplies de matières diverses, seraient insuffisantes néanmoins, pour donner régulièrement la situation des marchés de l’intérieur et de l’étranger. Dans le principal foyer industriel de chaque pays, on établirait un journal spécial du Travail, auquel les officiers publics des différentes Bourses expédieraient leurs bulletins à la fin de chaque séance. Grâce à la locomotion rapide de la vapeur, ce journal se distribuerait partout avec une extrême célérité. Les travailleurs connaîtraient, en les consultant, la situation de tous les marchés du globe. Ils sauraient toujours quand il y aurait avantage pour eux de se déplacer.

« Il y aurait cependant un grand, inconvénient à ce que les ouvriers qui recevraient les bulletins des divers marchés se rendissent immédiatement dans les régions industrielles où le travail serait demandé à des prix élevés. Il pourrait arriver que le nombre des travailleurs qui se dirigeraient vers ce marché avantageux dépassât le chiffre des emplois disponibles. En ce cas, la surabondance de travail importé aurait pour effet de faire baisser aussitôt le prix de cette denrée. Les travailleurs qui se seraient déplacés dans l’espoir d’obtenir des salaires élevés se trouveraient déçus dans leur attente ; en outre, ceux qui surabonderaient seraient obligés de s’en aller comme ils étaient venus, après avoir perdu inutilement leur temps et leur argent.

« Cet inconvénient disparaîtrait si les ouvriers, au lieu de se déplacer de cette manière encore un peu aventureuse, se bornaient à adresser par écrit leurs offres aux courtiers de travail des localités où ils auraient l’intention de se rendre. Ceux-ci se chargeraient, moyennant commission, de transmettre ces offres aux acheteurs. Lorsqu’elles seraient acceptées, ils en informeraient leurs clients, qui se déplaceraient alors en toute sécurité. La réduction projetée de la taxe des lettres rendrait ce mode de transaction fort peu coûteux, la locomotion à la vapeur le rendrait de même suffisamment rapide.

« Dans les transactions du commerce, la commission payée aux courtiers se partage ordinairement entre le vendeur et l’acheteur ; il pourrait en être de même dans les transactions du travail.

« Le journal spécial du travail qui donnerait dans chaque pays les bulletins des marchés de l’intérieur et de l’extérieur, ce journal, que tous les travailleurs auraient intérêt à consulter régulièrement, pourrait devenir, on le comprend, un puissant levier d’éducation populaire. Il servirait à élever à la fois matériellement et moralement la condition de l’ouvrier. Il serait encore l’organe naturel de la grande classe des simples travailleurs, il défendrait leurs intérêts, trop souvent sacrifiés à l’avidité des grands spéculateurs, ou des grands industriels, et sa voix aurait quelque chance d’être écoutée, car elle exprimerait la pensée de plusieurs millions d’hommes.

« Telle serait, en résumé, l’organisation des Bourses du Travail ; elle serait à la fois simple et peu coûteuse. Le salaire des officiers publics, des agents de change du travail, serait la seule charge qui incomberait au Gouvernement. Quant aux journaux des travailleurs, ils pourraient, avec une organisation convenable, se suffire à eux-mêmes sans subvention aucune 4. »

A cette époque, l’application encore récente de la télégraphie électrique faisait une vive impression sur les esprits. Cette impression apparaît dans les Études économiques sur l’Organisation de la Liberté industrielle et l’Abolition de l’Esclavage, que l’auteur publia en 1846. Au risque d’être traité d’utopiste, il recherche comment le nouvel et merveilleux instrument de communication pourrait être adapté aux Bourses du Travail et mis au service des ouvriers.

« Si l’on supprime, disait-il, par la pensée les distances qui séparent les nations, distances qui empêchent les travailleurs de se rendre toujours où la meilleure rémunération leur est offerte, si l’on suppose, par exemple, que le monde entier se trouve réduit aux proportions d’une province, d’une cité, il est évident que les hommes laborieux iront toujours de préférence dans les parties de cette province, dans les quartiers de cette cité, où ils trouveront les conditions d’existence les
plus favorables.

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« Examinons de quelle manière la télégraphie électrique devrait être établie et organisée pour donner aux travailleurs de toutes les nations les moyens de connaître instantanément les lieux où le travail est demandé aux conditions les plus avantageuses.

« C’est, on le sait, le long des lignes des chemins de fer que s’établissent les lignes télégraphiques.

« Dans chacun des grands états d’Europe, les principales lignes de chemins de fer se dirigent vers la capitale comme vers un centre commun. Elles rattachent à la métropole toutes les villes secondaires. Celles-ci, à leur tour, deviennent les foyers d’autres voies de communication qui vont aboutir à des centres de population de troisième ordre.

« Admettons qu’en France, par exemple, il s’établisse, dans une vingtaine de villes secondaires, des marchés, des Bourses, servant à la fois à la vente du travail et au placement des capitaux et des denrées. Admettons aussi que la matinée soit consacrée aux transactions des travailleurs et l’après-midi à celles des capitalistes et des marchands. Voyons ensuite comment se tiendra le marché de travail.

« Le jour de l’ouverture des vingt Bourses, les ouvriers qui manquent d’emploi et les directeurs industriels qui ont besoin d’ouvriers, se rendent au marché, les uns pour vendre, les autres pour acheter du travail. Il est tenu note du nombre des transactions effectuées, des prix auxquels elles l’ont été et de la proportion relative des emplois offerts et des emplois demandés. Le bulletin du marché, rédigé à la fin de la séance, est envoyé à la Bourse centrale par voie télégraphique. Vingt bulletins arrivent, en même temps, à ce point de réunion où l’on en compose un bulletin général. Ce dernier, qui est adressé aussitôt, soit par le chemin de fer, soit par le télégraphe, à chacune des vingt Bourses secondaires, peut être publié partout avant l’ouverture de la Bourse du lendemain.

« Instruits par le bulletin général du travail de la situation des divers marchés du pays, les travailleurs disponibles dans certains centres de production peuvent envoyer leurs offres dans ceux où il y a des emplois vacants. Supposons, par exemple, que trois charpentiers soient sans ouvrage à Rouen, tandis qu’à Lyon le même nombre d’ouvriers de cet état se trouvent demandés au prix de 4 francs. Après avoir consulté le bulletin du travail publié par le journal du matin, les charpentiers de Rouen se rendent à la Bourse, où vient aboutir la ligne télégraphique, et ils expédient à Lyon une dépêche ainsi conçue :

« Rouen, — trois charpentiers à 4 fr. 50, — Lyon.

« La dépêche envoyée à Paris est, de là, transmise à Lyon. Si le prix demandé par les charpentiers de Rouen convient aux entrepreneurs de Lyon, ceux-ci répondent immédiatement par un signe d’acceptation convenu. Si le prix est jugé par eux trop élevé, un débat s’engage entre les deux parties. Si enfin elles tombent d’accord, les ouvriers, munis de la réponse d’acceptation timbrée par l’employé du télégraphe, se rendent aussitôt à Lyon par le chemin de fer. La transaction a été conclue aussi rapidement qu’elle aurait pu l’être dans l’enceinte de la Bourse de Rouen.

« Admettons encore maintenant que Francfort-sur-Mein soit le point de réunion vers lequel convergent les lignes télégraphiques aboutissant aux diverses Bourses centrales de l’Europe. C’est à Francfort-sur-Mein que sont adressés les bulletins généraux de chaque pays, c’est là aussi que l’on en compose un bulletin européen envoyé à toutes les Bourses centrales et qui est transmis de celles-ci à toutes les Bourses secondaires. Grâce à ce mécanisme de publicité, le nombre des emplois et des bras disponibles avec les prix offerts ou demandés se trouvent connus, d’une manière presque instantanée, sur toute la surface du continent.

« Supposons donc qu’un marin, sans occupation à Marseille, apprenne, en consultant le bulletin du travail européen, que les matelots manquent à Riga et qu’il leur est offert, dans ce port, un salaire avantageux. Il se rend à la Bourse et envoie à Riga ses offres de services par dépêche télégraphique. De Marseille la dépêche arrive à Paris, en deux ou trois étapes, selon la force de l’agent de locomotion ; de Paris elle est envoyée à Francfort, de Francfort elle va à Moscou, bourse centrale de la Russie, et de Moscou à Riga. Ce trajet, d’environ 4 000 kilomètres, peut être parcouru en deux ou trois minutes. La réponse est transmise de la même manière. Si la correspondance télégraphique est tarifée à raison de 5 centimes par 100 kilomètres, notre marin paiera 4 francs environ pour la dépêche envoyée et la dépêche reçue. Si sa demande est agréée, il prend le chemin de fer et arrive à Riga en cinq jours. En supposant que le prix de la locomotion se trouve fixé au plus bas possible, soit à ½ centime par kilomètre, ses frais de déplacement, poste télégraphique comprise, s’élèveront à 24 francs.

« L’Europe devient ainsi un vaste marché où les transactions des travailleurs s’effectuent aussi rapidement, aussi aisément que dans le marché de la Cité. Par Constantinople, les Bourses de l’Europe correspondent avec celles de l’Afrique et de l’Asie.

« Ainsi la locomotion à la vapeur et la télégraphie, électrique sont, en quelque sorte, les instruments matériels de la liberté du travail. En procurant aux individus le moyen de disposer librement d’eux-mêmes, de se porter toujours dans les contrées où l’existence est la plus facile et la plus heureuse, ces véhicules providentiels poussent irrésistiblement les sociétés dans les voies du progrès 5. »

Enfin, l’auteur adressait dans la même année (1846) l’appel aux ouvriers que l’on a vu plus haut, pour l’établissement de la publicité des prix et de la situation des marchés du travail.

« A la suite de cet appel, je m’abouchai, dit-il, avec quelques-uns des corps de métiers parisiens, entre autres avec la corporation des tailleurs de pierre. On me mit en rapport avec un compagnon surnommé Parisien la Douceur, un des ouvriers les plus intelligents que j’aie rencontrés. Parisien la Douceur goûta fort mon plan, et il me promit de l’exposer à la réunion des tailleurs de pierre. Malheureusement, la réunion ne partagea pas l’opinion de son délégué ; elle craignit que la publication des prix du travail à Paris n’attirât une affluence plus considérable d’ouvriers dans ce grand centre de population, et elle me refusa son concours. Mes tentatives ne furent pas plus heureuses ailleurs.

« Après la révolution de Février, j’essayai de remettre cette idée à flot. J’écrivis à M. Flocon, alors ministre de l’Agriculture et du commerce, pour l’engager, sinon à faire bâtir une Bourse du Travail à Paris, du moins à mettre au service des travailleurs la Bourse déjà bâtie. Les gens d’affaires vont à la Bourse dans l’après-midi, les ouvriers ne pourraient-ils pas y aller le matin ? Telle est la question que je posais à M. Flocon ; mais M. Flocon, qui avait bien d’autres affaires, ne me répondit point.

« La même idée fut reprise à quelque temps de là, et un projet de Bourse du Travail fut présenté au préfet de police, M. Ducoux, par un architecte, M. Leuillier. M. Émile de Girardin prêta son appui à cette tentative, et il offrit même de consacrer une partie de la quatrième page de la Presse à la publicité des transactions du travail 6. »

Cependant un décret du Gouvernement provisoire, en date des 9 et 10 mars 1848, avait ordonné l’établissement, dans chaque mairie de Paris, d’un bureau de renseignements pour les offres et demandes du travail ; mais ce décret ne reçut qu’un commencement d’exécution. En février 1851, M. Ducoux voulut réaliser, en recourant à l’intervention de l’État, l’idée que l’auteur de l’Avenir des Chemins de fer avait émise huit ans auparavant, et il soumit à l’Assemblée nationale le projet de loi suivant :

« Article premier. — Il sera construit à Paris, sous la direction de l’État, une Bourse des Travailleurs.

« Art. 2. — Cette Bourse, divisée en compartiments affectés aux différents corps de métiers, contiendra les bureaux de placement pour les ouvriers, et tous les renseignements propres à éclairer le public sur les divers éléments du travail. Le prix des marchandises, le taux des salaires, en un mot toutes les indications qui intéressent le patron et l’ouvrier, le producteur et le consommateur, y seront recueillies et exposées avec soin.

«Art. 3. — Cette Bourse est construite conformément aux plans et devis dressés par les ordres du Préfet de police et communiqués à la Commission municipale de Paris, le 10 octobre 1848.

«Art. 4. — Un crédit supplémentaire de 300 000 fr., affecté à cette création, sera inscrit au budget des dépenses pour l’année 1851. »

Soumis à l’Assemblée nationale, le 15 février 1851, ce projet fut rejeté, sur les conclusions d’un rapport de M. Gouin, non qu’on le considérât comme inutile, mais parce qu’il s’agissait d’une institution essentiellement communale 7. On le renvoya, à ce titre, au Conseil municipal de Paris.


II

Revenu en Belgique après le coup d’État du 2 décembre, l’auteur de l’Avenir des. Chemins de fer entreprit d’y réaliser l’idée de la publicité du travail, qu’il avait essayé en vain d’appliquer à Paris. Il fonda dans ce but, avec le concours dévoué de son frère, M. Eugène de Molinari, un journal intitulé La Bourse du Travail.

En voici le programme :

« On a essayé souvent de fonder des journaux spéciaux pour les ouvriers, mais ces entreprises ont rarement réussi. Dans notre pays, par exemple, on ne pourrait pas citer un seul journal populaire qui ait eu quelque importance et quelque durée. A quoi cela tient-il ? Cela tient sans doute, d’abord à ce que l’éducation de nos classes ouvrières est encore trop peu développée, à ce qu’une portion encore hélas ! trop nombreuse de notre population est dépourvue des simples notions de renseignement primaire.

« Cependant, il y a, surtout dans les villes, assez d’ouvriers capables de lire un journal, et de prendre intérêt à cette lecture, pour rendre possible l’établissement d’une presse populaire. Si donc les journaux qui s’adressent spécialement à la classe ouvrière n’ont pas eu de succès jusqu’à présent, la faute n’en doit pas être attribuée seulement aux ouvriers, mais encore à ces journaux eux-mêmes.

« Un journal est, avant tout, une collection de nouvelles et de renseignements utiles pour ceux qui le lisent. Ainsi, par exemple, que cherche d’abord le manufacturier ou le négociant en ouvrant son journal ? Il y cherche le prix des marchandises et la situation des marchés. — Sur quelle partie du journal se portent les regards du capitaliste qui a des fonds engagés dans les emprunts des gouvernements ou dans les grandes entreprises industrielles ? Sur le cours de la Bourse. Et pourquoi ? Parce qu’on est naturellement beaucoup plus avide de connaître les renseignements qui concernent ses intérêts, ses affaires, que les nouvelles qui s’adressent simplement à la curiosité, ou même les articles qui concernent les intérêts généraux. Supposons que les journaux s’avisent de supprimer le cours de la Bourse et les cours des marchés, ils perdront bien certainement la moitié de leurs abonnés.

« Des renseignements utiles, voilà donc ce qu’il faut, avant tout, dans un journal. Et voilà précisément ce qui a toujours manqué aux journaux populaires.

« Mais de quels renseignements les ouvriers peuvent-ils avoir besoin ? Sont-ils intéressés à connaître les cours des différentes marchandises, des grains, des huiles, des fers, des sucres, des cafés ? Non, car les variations des prix de ces denrées n’influent qu’indirectement sur leur bien-être. Sont-ils intéressés à connaître les cours des fonds publics et des valeurs industrielles ? Encore moins, car ils n’ont pas souvent des capitaux à placer. Ils vivent au jour le jour, et tout ce qu’ils peuvent faire c’est de placer, de temps en temps, leurs petites économies à la Caisse d’épargne. Ces renseignements qui sont si précieux pour les industriels, les négociants et les capitalistes, n’ont donc pour eux qu’une faible utilité, et, par conséquent, un faible intérêt.

« En revanche, il y a une denrée dont le cours intéresse par-dessus tout l’ouvrier, car il vit du revenu qu’il en tire, et, selon qu’il la vend plus ou moins cher et qu’il peut la placer plus ou moins régulièrement, il vit dans l’aisance ou il subit les horreurs de la misère ; cette denrée, c’est le Travail.

« Le prix du travail ou le salaire dépend de l’offre et de la demande, comme celui de toute marchandise. Quand deux ouvriers courent après un maître, disait un des meilleurs amis de la classe ouvrière, M. Cobden, le salaire baisse ; quand deux maîtres courent après un ouvrier le salaire hausse. En outre, on peut remarquer qu’il suffit souvent qu’un très petit nombre d’ouvriers viennent à manquer ou à se trouver à l’état d’excédent pour faire hausser ou baisser considérablement le salaire. Il en résulte que les ouvriers et les entrepreneurs d’industrie eux-mêmes sont intéressés au plus haut degré à connaître l’état du marché du travail, c’est-à-dire à savoir où le travail est demandé, où l’on manque d’ouvrage, et où le travail est offert, où l’on manque d’ouvriers. Supposons que dans un pays comme la Belgique, où les communications sont faciles et à bon marché, où les chemins de fer sont à la portée des classes ouvrières, ou parvienne à connaître régulièrement, semaine par semaine, jour par jour, l’état du marché de travail dans les différentes branches de la production ; que l’on parvienne à savoir d’une manière exacte et positive quel est le taux des salaires et l’état de l’offre et de la demande des bras, qu’en résultera-t-il ? C’est qu’on ne verra plus les bras manquer d’un côté et les salaires hausser de manière à entraver la marche de l’industrie, tandis que les bras sont ailleurs à l’état d’excédent et que les salaires baissent de manière à rendre la vie presque impossible pour la classe ouvrière ; c’est que les entrepreneurs pourront toujours savoir où trouver des ouvriers, et les ouvriers où trouver des entrepreneurs. Cela empêchera, d’une part, des maîtres durs et rapaces d’abuser de l’ignorance et de la misère des ouvriers pour avilir leurs salaires. Cela empêchera, d’une autre part, des ouvriers fainéants de se faire entretenir par la charité publique ou privée, sous le prétexte qu’ils ne peuvent trouver du travail.

« Enfin, en admettant qu’il y ait dans le pays plus de travail à faire qu’il n’y a d’ouvriers, et que l’essor de l’industrie se trouve arrêté faute de bras, la publication du prix des salaires et l’exposé de l’état du marché de travail ne manqueront pas d’attirer les ouvriers du dehors, de manière à combler le déficit. En admettant, au contraire, que les bras se trouvent à l’état d’excédent, et que les salaires soient avilis sous l’influence de cette cause, les pays où lés bras manquent et où les salaires sont élevés, tels que les États-Unis, le Canada, le Brésil, etc., etc., auront bientôt absorbé cet excédent, et relevé ainsi les cours des salaires, comme la chose a déjà eu lieu en Angleterre, en Irlande et en Allemagne sous l’influence de l’émigration libre, c’est-à-dire de l’exportation volontaire du travail.

« Tels seraient les avantages généraux de la publication régulière du taux des salaires et de la situation du marché du travail dans les différentes industries. En réalité, cette publication permettrait d’assurer toujours du travail aux ouvriers qui peuvent et qui veulent travailler.

« Voilà l’œuvre que nous entreprenons en fondant ce journal. Nous voulons recueillir d’une manière régulière tous les renseignements sur le taux des salaires, l’offre et la demande des bras ; nous voulons indiquer aux entrepreneurs où ils peuvent trouver des ouvriers ; aux ouvriers où ils peuvent trouver du travail. Nous voulons créer pour la classe ouvrière une véritable bourse où le cours des différentes sortes de travail sera coté, comme le cours des marchandises, des fonds publics et des valeurs industrielles est coté dans les Bourses ordinaires ; nous voulons, en un mot, fonder la Bourse du Travail. »

La Bourse du Travail publiait un « bulletin de l’état du marché », dont M. Eug. de Molinari allait recueillir les cléments dans les ateliers des différentes industries de Bruxelles, et des correspondances, relatives à la situation des marchés de province. Malheureusement, au lieu de seconder cette tentative, les ouvriers et les industriels s’y montrèrent, les uns indifférents, les autres décidément hostiles. Un filateur de coton menaça même le directeur de la Bourse du Travail de lui intenter un procès parce qu’il avait publié une correspondance renfermant des renseignements sur le taux des salaires et la durée du travail dans ses ateliers. En présence de ce manque de concours des ouvriers et de cette hostilité des patrons, la Bourse du Travail dut cesser de paraître. Elle avait vécu cinq mois, du 17 janvier au 20 juin 1857.

L’année précédente, 1856, M. Max Wirth avait fondé à Francfort, sous ce titre : Der Arbeitgeber, un journal qui avait le même objet.

« Il était destiné, lisons-nous dans le Bulletin que nous avons cité plus haut, à recueillir les données d’une enquête permanente sur la situation des diverses industries, et à rassembler toutes les indications se rapportant au marché du travail, aux offres et aux demandes d’emplois et aux cours des salaires. Comme M. de Molinari, M. Wirth était préoccupé de répartir le mieux possible les forces du travail en éclairant les travailleurs sur l’état du marché. L’idéal qu’il poursuivait ainsi était : 1° de réduire le plus possible le nombre des ouvriers inoccupés, par conséquent de ceux que le chômage condamne à consommer improductive ment leurs épargnes individuelles, celles de leurs associations ou même l’argent emprunté et l’aumône ; 2° d’accroître dès lors, avec la puissance productive effective de la nation, la production totale, et, avec elle, le fonds des salaires.

« ... M. Max Wirth raconte dans son ouvrage : Les Lois du Travail au XIXe siècle ; qu’il n’a pas réussi à donner à son entreprise l’extension nécessaire pour lui faire atteindre complètement son but. L’Arbeitgeber n’est devenu l’organe central que de quelques professions industrielles. Comme M. de Molinari, il s’est heurté à l’indifférence et à l’opposition sourde 8. »

Les socialistes ont eu, du reste, la loyauté de reconnaître que l’idée de l’institution des Bourses du Travail ne leur appartient pas. Dans un discours prononcé à la réception de la délégation savoisienne à la Bourse du Travail, le 15 octobre 1889, le citoyen Brunet a déclaré « que l’idée première de la Bourse du Travail ne vient pas des ouvriers eux-mêmes ; un économiste bourgeois, M. de Molinari, a déjà tenté cette création ; sa pensée était surtout de pouvoir se rendre, au moyen de cette Bourse, un compte exact des fluctuations de l’offre et de la demande ; il espérait obtenir par là le nombre de bras chômant, ce qui eût pu contribuer, à certaines époques, à l’avilissement des salaires, en raison des bras inoccupés. Cette tentative a échoué ».

A quoi l’orateur ajoutait :

« Cette idée a été reprise par les Chambres syndicales ouvrières, et, après bien des mises en demeure, après bien des rebuffades, nous sommes sortis victorieux de la lutte ; la Bourse du Travail était créée, et on a été obligé de reconnaître que ce que n’avait pas pu faire la bourgeoisie, des ouvriers avaient pu le réaliser 9. »



Notes

1. Paris. Librairie d’Amyot, éditeur. Février 1844.

2. L’Atelier, organe des intérêts moraux et matériels des ouvriers, journal mensuel publié rue Pavée-Saint-André-des-Arts, 11, avec ces deux épigraphes : Celui qui ne veut pas travailler ne doit pas manger. — Liberté, Égalité, Fraternité, Unité. (N° de mars 1844).

3. Courrier Français, des 26 et 31 octobre et 8 novembre 1844.

4. De la Mobilisation du Travail, par G. de Molinari. La Réforme, du 9 juin 1845.

5. Études économiques. De l’Organisation de la Liberté industrielle, § 4.1846.

6. Les Soirées de la rue Saint-Lazare, p. 174.

7. Bulletin des Conférences préparatoires à l’Organisation d’une Bourse du Travail à Bruxelles. Rapport de M. Hector Denis, p. 30.

8. Bulletin des Conférences préparatoires à l’Organisation d’une Bourse du Travail à Bruxelles. Rapport de M. Hector Denis, p. 16.

9. Annuaire de la Bourse du Travail. Année 1989, p. 87.


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