par M. Gustave de Molinari.
Membre de la Société d’économie politique de Paris
SOMMAIRE : Atteintes portées à la propriété intérieure. — Industries monopolisées ou subventionnées par l’État. — Fabrication de la monnaie. — Nature et usage de la monnaie. — Pourquoi un pays ne saurait être épuisé de numéraire. — Voies de communication. — Exploitées chèrement et mal par l’État. — Transport de lettres. — Maîtres de postes. — Que l’intervention du gouvernement dans la protection est toujours nécessairement nuisible. — Subventions et privilèges des théâtres. — Bibliothèques publiques. — Subvention des cultes. — Monopole de l’enseignement. — Ses résultats funestes.
On viole la propriété intérieure, lorsqu’on défend à l’homme d’utiliser ses facultés comme bon lui semble, lorsqu’on lui dit : Tu n’exerceras point telle industrie, ou, si tu l’exerces, tu seras assujetti à certaines gênes, tu seras tenu d’observer certains règlements. Le droit naturel que tu possèdes d’employer tes facultés de la manière la plus utile à toi et aux tiens, ce droit sera diminué ou réglementé. — En vertu de quoi ? — En vertu du droit supérieur de la société. — Mais si je ne fais de mes facultés aucun usage nuisible ? — La société est convaincue que tu ne saurais exercer certaines industries sans lui nuire. — Mais si la société se trompe ? Si en appliquant librement mes facultés à n’importe quelle branche de la production je ne lui porte point dommage ? — Eh bien, tans pis pour toi ! la société ne saurait avoir tort.
Cependant, en se trompant ainsi, la société ne s’inflige-t-elle pas, à elle-même, un dommage ? Des règlements qui entravent l’activité du producteur n’ont-ils pas pour résultat inévitable, certain, de diminuer la production en augmentant le prix des produits ? Si une industrie est réglementée, vexée, en présence d’autres industries demeurées libres, ne se portera-on pas de préférence dans celles-ci ? ou, si l’on se résigne à exercer l’industrie réglementée, ne rejettera-t-on pas sur les consommateurs une partie du fardeau des vexations et des règlements ?
Laissons de côté les régimes où toutes les industries sont réglementées, ceux encore où aucun travailleur ne peut disposer librement de ses facultés, où le travail est encore esclave. Grâce à Dieu, ces monstruosités commencent à devenir rares. Occupons-nous seulement de ces régimes bâtards où certaines industries sont libres, où d’autres sont réglementées, où d’autres encore sont accaparées par l’État.
Tel est le régime déplorable qui prévaut actuellement en France.
Toute réglementation, aussi bien que tout monopole, se traduisent en une augmentation directe ou indirecte du prix des produits, partant en une diminution de la production.
Le gouvernement produit plus chèrement et plus mal que les particuliers ; en premier lieu, parce qu’en exerçant plusieurs industries, il méconnaît, sinon dans les détails, du moins dans la direction supérieure, le principe économique de la division du travail ; en second lieu, parce qu’en substituant, directement ou indirectement, le monopole d’une industrie, il méconnaît le principe économique de la libre concurrence.
Quant au papier, il peut aussi faire office de monnaie, mais à la condition de représenter une valeur positive, une valeur déjà créée, une valeur concrétée dans un objet existant, disponible, et pouvant servir de monnaie.
Si la fabrication des monnaies était demeurée libre, des particuliers l’auraient entreprise comme on entreprend toute industrie qui peut donner un bénéfice.
Laquelle de ces deux manières de rémunérer un travail est la plus économique et la plus équitable ? C’est évidemment la première. En France, la fabrication de la monnaie coûte annuellement une certaine somme, un million par exemple. Les particuliers qui font transformer des lingots en monnaie remboursent directement ce million. Si le monnayage était gratuit comme en Angleterre, les frais de production en seraient payés par les contribuables. Mais la perception des impôts ne s’opère pas pour rien ; en France, elle ne s’élève pas à moins de treize pour cent du principal. Si donc notre monnayage était gratuit, il coûterait non pas un million, mais onze cent trente mille francs.
Voilà pour l’économie de la gratuité.
Voilà maintenant pour l’équité de la production gratuite. Qui doit payer une denrée ? Celui qui la consomme n’est-il pas vrai ? — Qui doit, en conséquence, supporter les frais de fabrication de la monnaie ? Ceux qui se servent de la monnaie.
Si le gouvernement monnaye gratis, les frais de production de la monnaie se trouvent portés à leur maximum ; s’il se fait rembourser directement le monnayage, il fabrique tout de même plus cher que l’industrie privée, parce que ce n’est pas sa spécialité de fabriquer de la monnaie.
Si le monnayage était demeuré libre, il aurait vraisemblablement été exécuté par de grandes maisons d’orfèvrerie. Sous ce régime, les consommateurs pouvant refuser la monnaie des falsificateurs, et, de plus, leur faire infliger une punition exemplaire, les falsifications eussent été excessivement rares.
Une objection encore. Si la fabrication des monnaies était libre, serait-il possible d’arriver à l’unité monétaire ? Chaque fabricant ne fournirait-il pas une monnaie particulière ? On ne s’y reconnaîtrait plus.
A Manchester, vingt ou trente manufacturiers tissent des pièces de qualité et de dimensions pareilles. Il en serait de même pour la monnaie ; on ne frapperait que les pièces dont le public trouverait commode et avantageux de se servir. Si tous les peuples voulaient se servir de la même monnaie, on arriverait naturellement à l’unité monétaire. S’ils préféraient des monnaies et des mesures différentes, appropriées à leurs habitudes et à leurs besoins particuliers, pourquoi, je vous prie, s’aviserait-on de leur imposer une unité monétaire ?
A cette condition, le prix courant des transports ne saurait jamais dépasser longtemps les frais de production.
Or, vous m’accorderez bien, je pense, que les particuliers construisent et exploitent les routes à meilleur marché et mieux que les gouvernements. Comparez les routes de l’Angleterre avec celles de la France ?
Ce qui est vrai des grandes voies de communication ne l’est pas moins des petites. Ces gouvernements au petit pied qu’on nomme des départements et des communes construisent des routes à leurs frais, sauf toutefois l’approbation du gouvernement central. Votées par les majorités des conseils communaux ou départementaux, ces routes sont construites et exploitées aux frais de tous les contribuables. Sous le régime monarchique, lorsque des contribuables riches avaient seuls voix dans les conseils de la commune, des départements et de l’État, les pauvres paysans étaient tenus de contribuer pour une large part à des travaux décrétés... au profit de qui ? je vous le laisse à penser. Les corvées de l’ancien régime avaient reparu déguisées sous le titre benin de prestations en nature.
Le seul moyen de mettre fin à ces scandaleuses iniquités c’est abandonner à l’industrie privée les voies de communication grandes ou petites, aussi bien que toute espèce de transports.
Qu’y avait-il à faire pour remédier aux abus criants de ce système de fermage ? Il y avait tout simplement à abandonner le service des postes à la libre concurrence. Le transport des lettres serait promptement descendu au prix le plus bas possible, sous ce nouveau régime. On aima mieux remettre les postes entre les mains de l’État. Le public n’y gagna rien, au contraire ! Le transport des lettres continua de coûter fort cher, et il devint beaucoup moins sûr. Vous n’ignorez pas que les abus de confiance et les infidélités se sont effroyablement multipliés dans le service des postes.
Parlerai-je des privilèges de la poste aux chevaux ? Autrefois les maîtres de poste institués par Louis XI jouissaient du monopole du transport des voyageurs. Peu à peu, ils furent obligés de partager ce monopole avec les messageries royales, et, enfin, de laisser une place aux entreprises libres. Mais, sur leurs réclamations pressantes, on obligea les nouveaux entrepreneurs à payer aux maîtres de relais, dont ils n’employaient pas les chevaux, une indemnité de vingt-cinq centimes par poste et par cheval attelé (loi du 15 ventôse an XIII). L’indemnité s’est élevée jusqu’au chiffre de six millions par an. Mais les chemins de fer ont diminué considérablement cette aubaine. De là les grandes clameurs des maîtres de postes. Ils ont voulu obliger les compagnies de chemin de fer à les subventionner aussi. Les compagnies ont résisté. L’affaire est pendante.
Il faut dire, à la décharge des maîtres de postes, que des règlements datant du règne de Louis XI, les obligent à tenir sur pied des relais de chevaux dans des endroits où ces relais sont parfaitement inutiles. Mais n’est-il pas absurde de pensionner une industrie, qui ne fonctionne plus, aux dépens d’une industrie qui fonctionne ? N’est-il pas absurde et grotesque à la fois, de contraindre les entrepreneurs de diligences à fournir une rente aux chevaux oisifs des maîtres de postes ?
Lorsqu’une chose utile est demandée sans être produite encore, le prix idéal, le prix qu’on y mettrait si elle était produite croît en progression géométrique à mesure que la demande croît en progression arithmétique 1. Un moment arrive où ce prix s’élève assez haut pour surmonter toutes les résistances ambiantes et où la production s’opère.
Cela étant, le gouvernement ne saurait se mêler d’aucune affaire de production sans causer un dommage à la société.
S’il produit une chose utile après que les particuliers l’eussent produite, il nuit à la société, en la privant de cette chose, dans l’intervalle.
S’il la produit au moment même où les particuliers l’eussent produite, son intervention est encore nuisible, car il produit à plus haut prix que les particuliers.
Si, enfin, il la produit plus tôt, la société n’est pas moins lésée... vous vous récriez. Je vais vous le prouver.
Avec quoi produit-on ? Avec du travail actuel et du travail ancien ou capital. Comment un particulier qui entreprend une industrie nouvelle se procure-t-il du travail et du capital ? En allant chercher des travailleurs et des capitaux dans les endroits où les services de ces agents de la production sont le moins utiles, où, en conséquence, on les paye le moins cher.
Lorsqu’un produit nouveau est plus faiblement demandé que les produits anciens, lorsqu’on ne couvrirait pas encore ses frais en les créant, les particuliers s’abstiennent soigneusement de le créer. Ils n’en commencent la production qu’au moment où ils sont assurés de couvrir leurs frais.
Où le gouvernement qui les devance, va-t-il puiser le travail et le capital dont il a besoin ? Il les puise où les particuliers les auraient puisés eux-mêmes, dans la société. Mais en commençant une production avant que les frais n’en puissent encore être couverts, ou bien avant que les profits naturels de cette entreprise nouvelle ne soient au niveau de ceux des industries existantes, le gouvernement ne détourne-t-il pas les capitaux et les bras d’un emploi plus utile que celui qu’il leur donne ? N’appauvrit-il pas la société au lieu de l’enrichir ?
Le gouvernement a entrepris trop tôt, par exemple, certaines lignes de canaux qui traversent des déserts. Le travail et le capital qu’il a consacrés à la construction de ces canaux, encore inachevés après un quart de siècle, étaient certainement mieux employés où il les a pris. En revanche, il a commencé trop tard et trop peu multiplié les télégraphes, dont il s’est réservé le monopole ou la concession. Nous ne possédons que deux ou trois lignes de télégraphes électriques ; encore sont-elles à l’usage exclusif du gouvernement et des compagnies de chemins de fer. Aux États-Unis, où cette industrie est libre, les télégraphes électriques se sont multipliés à l’infini et ils servent à tout le monde.
S’agit-il des beaux-arts ? Le gouvernement pensionne quelques hommes de lettres et subventionne certains théâtres. Je crois vous avoir prouvé que les gens de lettres se passeraient aisément de la misérable subvention qu’on leur alloue, si leurs droits de propriété étaient pleinement reconnus et respectés.
Les subventions accordées aux théâtres sont un des abus les plus criants et les plus scandaleux de notre époque.
Mais je ne crois pas que les subventions soient nécessaires aux théâtres ; je suis convaincu, au contraire, qu’elles leur sont nuisibles. Les théâtres subventionnés sont ceux qui font le plus mal leurs affaires. Pourquoi ? Je vais vous le dire.
Remarquez d’abord qu’une partie de leurs subventions leur est ravie sous différentes formes. Un théâtre subventionné est tenu d’accorder des entrées gratuites aux ministres, aux représentants influents, à une foule de membres de l’administration haute ou basse. La subvention sert donc, en premier lieu, à procurer gratuitement le plaisir du spectacle à une foule de gens...
Les théâtres subventionnés sont continuellement en déficit. Est-ce malgré la subvention ou à cause de la subvention ? Vous allez en juger.
Une entreprise libre, une entreprise qui est obligée de couvrir elle-même tous ses frais, accomplit des efforts prodigieux pour atteindre ce but. Elle améliore la qualité de sa denrée, elle en diminue le prix, elle invente tous les jours quelque nouveau procédé pour attirer la clientèle. C’est pour elle une question de vie ou de mort. Une entreprise privilégiée et subventionnée ne fait pas de ces efforts. Assurée de vivre, alors même que sa clientèle la désertait tout à fait, alors même que son déficit annuel serait égal au montant total de ses frais, elle prend naturellement ses aises vis-à-vis du public. — Si Tortoni recevait une subvention du gouvernement pour vendre ses glaces, continuerait-il à se donner autant de peine pour faire aller son commerce ? Ses glaces ne finiraient-elles pas par devenir détestables comme certaines pièces d’un certain théâtre, et le public, amateur de bonnes glaces, ne déserterait-il pas en masse son établissement ? Voilà à quoi aurait servi la subvention accordée à l’industrie des glaces nationales !
Mais il y a pis encore que les subventions, il y a les privilèges. L’industrie des théâtres n’est pas libre en France. Il n’est pas permis au premier venu d’ouvrir un théâtre, ni même aucun établissement qui en approche. Récemment, lorsque les cafés lyriques commencèrent à prendre faveur, les théâtres privilégiés s’émurent. Les directeurs pétitionnèrent collectivement pour obtenir la suppression de cette industrie rivale. Le ministre refusa de faire droit à la pétition des directeurs, mais il défendit aux cafés lyriques : 1° de jouer des pièces de théâtre ; 2° de costumer leurs chanteurs. L’arrêt n’est-il pas digne du moyen-âge ?
Le régime du privilège est essentiellement précaire. Tous les privilèges sont temporaires. Or la première condition de toute production économique, c’est une possession sûre et illimitée. Il y a dans toute industrie des frais généraux qui exigent un long délai pour être couverts. Tels sont les frais de construction, d’amélioration ou d’embellissement des locaux. Que ces frais soient répartis sur une longue période d’exploitation et ils deviendront à peu près insensibles. Qu’ils soient concentrés, au contraire, dans une courte période et ils élèveront considérablement le chiffre de la dépense. Sous un régime de jouissance temporaire, on fait le moins possible de ces sortes de frais. Peu de salles sont plus mal construites et plus mal entretenues que les salles de spectacle de Paris. Néanmoins les frais d’embellissement grèvent encore très lourdement les budgets des directeurs.
En outre, les théâtres ont, comme toute industrie, leur bonne ou leur mauvaise saison. Dans les industries libres, on travaille moins dans la mauvaise saison que dans la bonne, afin de ne pas travailler à perte. Les théâtres sont obligés de travailler en toute saison, qu’ils fassent des bénéfices ou qu’ils n’en fassent point. C’est une condition expresse de leurs privilèges.
Si l’industrie des théâtres était libre, on pourrait répartir les frais de construction et d’entretien des salles sur une période indéfinie. On pourrait aussi proportionner toujours la production aux exigences de la consommation. On jouerait beaucoup dans la bonne saison, on jouerait moins dans la mauvaise. Les frais de production tomberaient alors au taux le plus bas possible, et la concurrence se chargerait de niveler toujours le prix courant avec les frais de production. L’abaissement des prix augmenterait la consommation, partant la production. Il y aurait plus de théâtres, plus d’acteurs, plus d’auteurs.
Ce qui est vrai pour les théâtres, ne l’est pas moins pour les bibliothèques, les musées, les expositions, les académies.
En réalité donc, la gestion communiste des bibliothèques publiques a pour résultat de soustraire au public, la plus grande partie des trésors de la science. Mettez ce capital entre les mains de l’industrie particulière et vous verrez quel parti elle en saura tirer. Vous verrez combien les richesses scientifiques aujourd’hui si lentes et si difficiles deviendront rapides et faciles. On ne perdra plus de longues heures et souvent de longues journées à attendre vainement un livre ou un manuscrit ; on sera servi tout de suite. L’industrie privée ne fait pas attendre.
La science y perdrait-elle ?
Si les bibliothèques gratuites n’existaient point, les cabinets de lecture prendraient des proportions considérables ; toutes les richesses de la science et des lettres viendraient s’y accumuler utilement ; chaque catégorie de connaissances aurait bientôt sa bibliothèque spéciale, où rien ne manquerait aux faiseurs de recherches ; où les richesses scientifiques et littéraires seraient mises à la disposition du public aussitôt qu’elles seraient produites. La concurrence libre obligerait, en même temps, ces établissements à abaisser leurs prix au taux le plus bas possible.
Je n’ai donc pas fait le moindre paradoxe, en disant qu’il faut fermer les bibliothèques publiques dans l’intérêt de la diffusion des lumières. La gratuité des bibliothèques c’est du communisme ; et, qu’il s’agisse de science ou d’industrie, le communisme c’est de la barbarie.
Ce communisme détestable se retrouve encore dans le régime de l’enseignement et des cultes.
Est-il juste qu’un homme qui ne pratique aucun des cultes reconnus par l’État, soit tenu néanmoins de leur fournir un salaire ? Est-il juste que l’on paye une chose dont on ne se sert point ? Toute morale religieuse ne condamne-t-elle point un abus, une spoliation de cette nature ? Cependant cette spoliation, cet abus sont commis tous les jours en France, au profit des cultes reconnus. Tant pis pour les contribuables qui pratiquent des cultes que l’État ne reconnaît point 3 !
Croyez-vous que cette iniquité flagrante soit profitable à la Religion ?
Croyez-vous encore que les cultes ne seraient pas mieux administrés si l’État ne les subventionnait point ? Croyez-vous que les services religieux ne seraient point distribués avec plus d’intelligence et de zèle, si l’État cessait d’assurer aux ecclésiastiques une rémunération quand même ? Au reste, l’expérience a déjà prononcé à cet égard. Nulle part les services religieux ne sont mieux distribués qu’aux États-Unis, où les cultes ne reçoivent aucune subvention. Beaucoup d’ecclésiastiques éclairés sont convaincus que le même régime donnerait en France les mêmes résultats.
Sous l’ancien régime, l’enseignement se trouvait, comme toutes les autres industries, entre les mains de certaines corporations privilégiées. La révolution détruisit ces privilèges. Malheureusement l’Assemblée constituante et la Convention se hâtèrent de décréter l’établissement d’écoles publiques, aux frais de l’État, des départements ou des communes. Napoléon étendit et aggrava cette conception communiste en fondant l’Université.
Greffée sur les traditions de l’ancien régime, élevée sous l’œil jaloux du despotisme, l’Université distribua, au dix-neuvième siècle, l’enseignement du quinzième ou du seizième. Elle se mit à enseigner les langues mortes comme on les enseignait alors, sans se douter le moins du monde que ce qui pouvait être utile au seizième siècle, pouvait aussi ne l’être plus au dix-neuvième.
Au dix-neuvième siècle, la situation a changé. Toutes les idées, toutes les connaissances de l’antiquité ont passé dans les langues modernes. On peut apprendre tout ce que savaient les anciens sans posséder les langues anciennes. Les langues modernes sont un passe-partout universel qui ouvrent le passé comme le présent. Les langues mortes ressemblent aujourd’hui à ces antiques et respectables machines qu’on met au Conservatoire des Arts et Métiers, mais dont on ne se sert plus dans les manufactures.
On a prétendu, je ne l’ignore pas, qu’il est essentiel de connaître les langues mortes pour bien apprendre les langues vivantes. Mais, s’il en était ainsi, ne serions-nous pas obligés d’apprendre une demi-douzaine de vieilles langues pour savoir le français, car Dieu sait de combien d’aggrégats notre langue s’est formée ! Une vie entière n’y suffirait pas. Combien de pédants de collège écrivent d’ailleurs couramment en latin, et ne savent pas mettre l’orthographe en français ? Voltaire était certainement moins fort en latin que le Jésuite Patouillet ou le Père Nonotte. Les langues mortes sont des instruments qui encombrent inutilement le cerveau et souvent l’oblitèrent.
Si l’enseignement avait joui du bienfait de la liberté, au lieu de passer du détestable régime du privilège au régime plus détestable encore du monopole communiste, il aurait rejeté depuis longtemps ce vieux outillage des langues mortes, comme les industries de libre concurrence se sont débarrassées de leurs vieilles machines. On enseignerait aux enfants ce qui peut leur servir ; on cesserait de leur enseigner ce qui leur est inutile ou nuisible. Le latin et le grec seraient relégués dans les cerveaux de ces hommes-musées qu’on appelle des polyglottes.
La liberté de l’enseignement sera une pure illusion jusqu’à ce que l’État, les départements et les communes cessent complètement, absolument de se mêler de l’éducation publique.
Ce qui empêche aujourd’hui les établissements d’éducation de s’améliorer au double point de vue de la qualité et du prix, c’est l’existence précaire que leur a faite la concurrence inégale de l’Université. La liberté leur donnerait la stabilité. L’enseignement s’organiserait alors sur un plan immense comme s’organise et se développe toute industrie dont l’avenir est assuré. Intéressés à faire connaître les progrès réalisés dans leurs établissements, les directeurs d’institutions, en ouvriraient les portes au public. Les pères de famille pourraient apprécier, par eux-mêmes, la qualité des aliments matériels, intellectuels et moraux qui seraient distribués à leurs enfants. Cette surveillance-là vaudrait bien, je pense, celle des inspecteurs de l’Université.
Notes
1. Voir le sixième entretien.
2. Dans les départements et dans la banlieue de Paris, les directeurs de spectacles prélèvent en revanche un droit d’un cinquième de la recette brute sur les représentations des saltimbanques, des joueurs de gobelets, etc. Ces plaisirs du pauvre sont taxés au profit des plaisirs du riche. Voilà l’égalité que nous avait faite le régime monarchique.
3. Les cultes reconnus sont au nombre de quatre, savoir : la religion catholique romaine, la religion protestante (confession d’Augsbourg), la religion luthérienne, la religion juive.