par M. Gustave de Molinari.
Membre de la Société d’économie politique de Paris
SOMMAIRE : Droit d’échanger. — De l’échange du travail. — Lois sur les coalitions. — Articles 414 et 415 du Code pénal. — Coalition des charpentiers parisiens en 1845. — Démonstration de la loi qui fait graviter le prix des choses vers la somme de leurs frais de production. — Son application au travail. — Que l’ouvrier peut quelquefois faire la loi au maître. — Exemple des Antilles anglaises. — Organisation naturelle de la vente du travail.
Occupons-nous d’abord des obstacles apportés au libre échange du travail.
Tout échange ne peut être équitable qu’à la condition d’être parfaitement libre. Deux hommes qui font un échange ne sont-ils pas les meilleurs juges de leur intérêt ? un tiers peut-il légitimement intervenir pour obliger l’un des deux contractants à donner plus ou à recevoir moins qu’il n’aurait donné ou reçu si l’échange eût été libre ? Si l’un ou l’autre juge que la chose qu’on lui offre est trop chère, il ne l’achète point.
« Ce qui décide partout du salaire ordinaire du travail, dit Adam Smith, c’est le contrat passé entre le maître et l’ouvrier, dont les intérêts ne sont pas du tout les mêmes. Les ouvriers veulent gagner le plus, les maîtres donner le moins qu’il se peut. Ils sont disposés à se liguer les uns pour hausser, les autres pour abaisser le prix du travail.
« Il n’est pas difficile de prévoir de quel côté doit rester ordinairement l’avantage, et quelle est celle des deux parties qui forcera à se soumettre aux conditions qu’elle impose. Les maîtres étant en plus petit nombre, il leur est bien plus facile de s’entendre. D’ailleurs la loi les autorise, ou du moins ne leur défend pas de se liguer, au lieu qu’elle le défend aux ouvriers. Nous n’avons point d’acte du parlement contre les conspirations de baisser la main-d’œuvre, et nous en avons plusieurs contre celle de la hausser. Ajoutons que dans ces sortes de disputes les maîtres peuvent tenir bien plus longtemps. Un propriétaire, un fermier, un maître manufacturier, un marchand peuvent généralement vivre une année ou deux des fonds qu’ils ont par devers eux, sans employer un seul ouvrier. La plupart des ouvriers ne pourraient pas subsister une semaine, fort peu l’espace d’un mois et presque aucun l’espace d’un an sans travailler. A la longue, le maître ne peut pas plus se passer de l’ouvrier que l’ouvrier du maître ; mais le besoin qu’il en a n’est pas si urgent. »
Écoutez, je vous prie, encore ceci :
« Il est rare, dit-on, qu’on entende parler d’une ligue de la part des maîtres, et on parle souvent de celles que font les ouvriers. Mais quiconque imagine là-dessus que les maîtres ne s’entendent pas, connaît aussi peu le monde que le sujet dont il s’agit ; il y a partout une conspiration tacite, mais constante, parmi les maîtres, pour que le prix actuel du travail ne monte point. S’écarter de cette loi ou convention tacite est partout l’action d’un faux frère et une sorte de tache pour un maître parmi ses voisins et égaux. Il est vrai qu’on entend rarement parler de cette ligue, parce qu’elle est d’usage et qu’elle n’est pour ainsi dire que l’état naturel des choses, qui ne fait point sensation. Les maîtres se concertent aussi quelquefois pour faire baisser le salaire du travail au-dessous de son prix actuel. Ce projet est conduit dans le plus grand silence et le plus grand secret jusqu’au moment de l’exécution ; et si les ouvriers cèdent sans résistance, comme il arrive quelquefois, quoiqu’ils sentent toute la rigueur du coup, le public n’en parle point. Cependant ils opposent souvent une ligue défensive, et dans certaines occasions ils n’attendent pas qu’on les provoque ; ils forment d’eux-mêmes une conspiration pour que les maîtres augmentent leur salaire. Les prétextes ordinaires dont ils se servent sont tantôt la cherté des denrées, tantôt la grandeur des profits que les maîtres font sur leur ouvrage. Mais soit que leurs ligues soient offensives ou défensives, elles font toujours grand bruit. Pour faire décider promptement la question, ils ne manquent jamais de remplir le monde de leurs clameurs, et ils poussent quelquefois la mutinerie jusqu’à la violence et aux outrages les moins pardonnables ; ils sont forcenés et agissent avec toute la folie et l’extravagance de gens désespérés, qui se voient dans l’alternative de mourir de faim ou d’obtenir sur-le-champ par la terreur ce qu’ils demandent à leurs maîtres. Ceux-ci, de leur côté, crient tout aussi haut, et ne cessent d’invoquer le magistrat civil et l’exécution rigoureuse des lois portées avec tant de sécurité contre les complots des domestiques, des ouvriers et des journaliers. En conséquence, les ouvriers ne retirent presque jamais aucun avantage de la violence et de ces associations tumultueuses qui, généralement, n’aboutissent à rien qu’à la punition et à la ruine des chefs, tant parce que le magistrat civil interpose son autorité, que parce que la plupart des ouvriers sont dans la nécessité de se soumettre pour avoir du pain. »
Voilà, n’est-il pas vrai, une condamnation éloquente de votre système de libre concurrence, tracée de la main même du maître de la science économique ? Dans les débats du salaire, le maître est plus fort que l’ouvrier, c’est Adam Smith lui-même qui le constate ! Après cet aveu du maître, qu’auraient dû faire les disciples ? S’ils avaient été véritablement possédés de l’amour de la justice et de l’humanité, n’auraient-ils pas dû rechercher les moyens d’établir l’égalité dans les relations des maîtres avec les ouvriers ? Ont-ils rempli ce devoir ?... Qu’ont-ils proposé à la place du salariat, cette dernière transformation de la servitude, comme l’a si bien nommé M. de Châteaubriand ? Qu’ont-ils proposé à la place de ce laisser-faire inique et sauvage qui asseoit la prospérité du maître sur la ruine de l’ouvrier ? qu’ont-ils proposé, je vous le demande ?
« Art. 414. Toute coalition entre ceux qui font travailler les ouvriers, tendant à forcer injustement et abusivement l’abaissement des salaires, suivie d’une tentative ou d’un commencement d’exécution, sera punie d’un emprisonnement de six jours à un mois, et d’une amende de deux cents à trois mille francs.
« Art. 415. Toute coalition de la part des ouvriers pour faire cesser, en même temps, de travailler, interdire le travail dans un atelier, empêcher de s’y rendre et d’y rester avant ou après certaines heures, et, en général, pour suspendre, empêcher, enchérir les travaux, s’il y a eu tentative ou commencement d’exécution, sera punie d’un emprisonnement d’un mois au moins et de trois mois au plus. — Les chefs ou moteurs seront punis d’un emprisonnement de deux à cinq ans. »
Vous le voyez, les maîtres ne peuvent être poursuivis que lorsqu’il y a tentative injuste et abusive de leur part, pour faire baisser les salaires : les ouvriers sont poursuivis pour la tentative pure et simple de coalition ; en outre, les pénalités sont monstrueusement inégales.
Dans la pratique, l’influence de cette loi est désastreuse pour les ouvriers. Les maîtres, sachant que la loi les atteint difficilement, tandis qu’elle atteint facilement les ouvriers, sont excités à élever et à soutenir des prétentions abusives dans le règlement du prix du travail. Toute loi sur les coalitions, si égale qu’on la fasse, constitue donc une intervention de la société, en faveur du maître. On a fini par s’en convaincre en Angleterre, et l’on a aboli cette loi sur les coalitions, qui excitait les justes réclamations d’Adam Smith.
Je dis plus. En interdisant les coalitions, on empêche un accord souvent indispensable.
Donc vous êtes d’avis que le maître peut toujours faire la loi à l’ouvrier, partant que le salariat exclut la justice.
En venant ici, j’ai passé devant la boutique de Fossin. Il y avait, à l’étalage, de fort belles parures de diamants. Sur le trottoir en face, une marchande d’oranges débitait sa marchandise. Elle avait des oranges de deux ou trois qualités, et, dans un coin de son éventaire, un paquet d’oranges moisies qu’elle offrait à vil prix.
Voilà, certes, une différence notable entre les deux industries. Fossin peut attendre longtemps des acheteurs, sans craindre que sa marchandise se gâte, la marchande d’oranges ne le peut pas. Est-ce à dire que la marchande d’oranges soit exposée plus que Fossin à recevoir la loi de ses acheteurs ?
Lorsque l’offre dépasse la demande en progression arithmétique, le prix baisse en progression géométrique, et, de même, lorsque la demande déplace l’offre en progression arithmétique, le prix hausse en progression géométrique.
Vous ne tarderez pas à apercevoir les résultats bienfaisants de cette loi économique.
La question est de savoir si, de même qu’il réussissait à vendre cinq cent mille oranges en les offrant à deux centimes, il réussira à en vendre un million, en les offrant à un centime et demi ; la question est de savoir si un demi-centime de baisse suffira pour faire doubler la demande.
Si cette baisse ne suffit point, notre propriétaire sera obligé de réduire encore son prix, sous peine de garder une partie de sa marchandise. Mais alors il sera en perte. S’il ne vend que neuf cent mille oranges à un centime et demi, il ne couvrira pas ses frais ; s’il en vend un million à un centime et un quart, il les couvrira encore moins.
L’expérience seule peut servir de guide, dans ce cas. Une certaine baisse dans le prix n’augmente pas également la consommation de toutes les denrées. Une baisse de moitié dans le prix du sucre, par exemple, pourra en doubler la consommation. Une baisse de moitié dans le prix de l’avoine ou du sarrasin pourra n’augmenter que d’une quantité assez faible la demande de ces deux denrées. Dans une année où la récolte a dépassé les prévisions habituelles, c’est donc une question difficile de savoir s’il convient d’élever l’offre en proportion de l’augmentation de la récolte ou s’il vaut mieux conserver une partie de la denrée afin d’en maintenir le prix.
S’il vous reste quelque doute sur l’existence de la loi économique que je viens de signaler, examinez ce qui s’est passé récemment dans le commerce du blé. En 1847, notre récolte de blé a été en déficit ; au lieu de récolter soixante millions d’hectolitres de blé, on n’en a récolté que cinquante millions environ. Vous savez quel a été le résultat commercial de ce déficit de la récolte. De vingt ou vingt-deux francs, son cours ordinaire, le blé a monté à quarante ou cinquante francs. L’année suivante, au contraire, la moisson a tété abondante, on a récolté huit ou dix millions d’hectolitres de plus que de coutume. De quarante ou cinquante francs, le prix est tombé alors, par gradations successives, à quinze francs et, dans certaines localités, jusqu’à dix francs. Dans la première de ces deux années, une diminution d’un quart dans l’offre a rapidement amené le doublement du prix ; dans la seconde, une augmentation d’un quart dans l’offre, a fait descendre successivement le prix à la moitié de son taux ordinaire.
La même loi gouverne les prix de toutes les denrées. Seulement, il faut toujours bien tenir compte, en l’observant, de l’augmentation de la demande qui résulte de la diminution du prix, et vice versa.
Sous un régime de pleine liberté économique, rien de pareil ne pourrait avoir lieu. Sous ce régime, le prix de toutes choses tend naturellement à tomber au taux le plus bas possible. Par cela même, en effet, qu’une faible différence entre les deux niveaux de l’offre et de la demande amène un écart considérable dans les prix, l’équilibre doit nécessairement s’établir. Aussitôt que l’approvisionnement d’une denrée ne suffit pas à la demande, le prix monte avec une rapidité telle, qu’on trouve bientôt grand profit à apporter au marché un supplément de cette denrée. Or, les hommes étant naturellement à l’affût de toutes les affaires qui leur présentent quelque avantage, les concurrents affluent pour combler le déficit.
Aussitôt que le déficit est comblé et l’équilibre rétabli, les expéditions s’arrêtent d’elles-mêmes ; car les prix tendant à baisser progressivement à mesure que les approvisionnements augmentent, les expéditeurs ne tarderaient pas à être en perte.
Si donc on laisse aux producteurs ou aux marchands pleine liberté de porter toujours leur denrée où le besoin s’en fait sentir, les approvisionnements seront toujours aussi justement proportionnés que possible aux exigences de la consommation ; si, au contraire, on porte atteinte, d’une manière ou d’une autre, à la liberté des communications, si on entrave les négociants dans le libre exercice de leur industrie, l’équilibre sera longtemps à s’établir, et, dans l’intervalle, les producteurs maîtres du marché pourront réaliser d’énormes bénéfices, aux dépens des malheureux consommateurs.
Remarquons encore que ces bénéfices croissent d’autant plus qu’on peut moins se passer de la denrée. Supposons qu’une compagnie obtienne le monopole de la vente des oranges dans un pays. Si cette compagnie profite de son monopole pour diminuer de moitié la quantité des oranges précédemment offertes, dans l’espoir d’en quadrupler le prix, elle pourra fort bien éprouver un mécompte. Les oranges n’étant pas, en effet, une denrée de première nécessité, à mesure que la diminution de l’offre fera croître le prix, la demande décroîtra de même. L’écart entre l’offre et la demande demeurant en conséquence, toujours très faible, le prix courant des oranges ne pourra s’élever beaucoup au-dessus du prix naturel.
Il n’en sera pas de même, si une compagnie réussit à accaparer le monopole de la production ou de la vente des céréales. Le blé étant une denrée de première nécessité, une diminution de moitié dans l’offre et, par suite, une hausse progressionnelle dans le prix n’entraînerait qu’une assez faible réduction dans la demande. Telle diminution de l’offre, qui ferait hausser à peine le prix des oranges, aurait pour résultat de doubler ou de tripler le prix du blé.
Quand une denrée est de toute première nécessité, comme le blé, la demande ne diminue qu’avec l’extinction d’une partie de la population ou l’épuisement de ses moyens.
Enfin, dans certaines circonstances, telle denrée, dont le prix ne pouvait monter bien haut dans un milieu ordinaire, acquiert tout à coup une valeur inusitée. Transportez, par exemple, une marchande d’oranges au milieu d’une caravane qui traverse le désert. Dans les premiers jours, elle est obligée de débiter sa marchandise à un taux modéré, sous peine de n’en pas vendre. Mais l’eau vient à manquer : aussitôt la demande des oranges se double, se triple, se quadruple. Le prix monte progressivement à mesure que la demande s’élève. Il ne tarde guère à dépasser les ressources des voyageurs les moins fortunés, et à atteindre celles des voyageurs les plus riches : en quelques heures, la valeur d’une orange peut s’élever de la sorte à un million. Si la marchande, souffrant elle-même de la soif, diminue son offre à mesure que son propre besoin devient plus intense, un moment arrive où le prix des oranges dépasse toutes les ressources disponibles de ses compagnons de la caravane, fussent-ils des nababs.
En observant bien cette loi économique, vous vous rendrez compte d’une multitude de phénomènes qui ont dû jusqu’à présent vous échapper. Vous saurez au juste pourquoi les producteurs ont toujours visé à obtenir le privilège exclusif ou monopole de la vente de leurs produits dans certaines circonscriptions ; pourquoi ils se montrent par-dessus tout friands des monopoles qui affectent les denrées de première nécessité ; pourquoi enfin ces monopoles ont été de tout temps la terreur des populations.
Je reviens maintenant à ma marchande d’oranges et à Fossin.
Si vous examinez de même la situation des entrepreneurs vis-à-vis des ouvriers, vous la trouverez absolument semblable à celle de Fossin vis-à-vis de sa clientèle.
Le travail, en effet, est une denrée essentiellement périssable, en ce sens que le travailleur, dénué de ressources, est exposé à périr dans un bref délai, s’il ne trouve point à placer sa marchandise. Aussi le prix du travail peut-il tomber excessivement bas, dans les moments où l’offre du travail est considérable et où la demande est faible.
Heureusement, la bienfaisance s’interpose alors, en enlevant du marché pour les nourrir gratis une partie des travailleurs qui offrent inutilement leurs bras. Si la bienfaisance est insuffisante, le prix du travail continue à baisser jusqu’à ce qu’une partie du travail inutilement offert périsse. Alors l’équilibre commence de nouveau à se rétablir.
L’entrepreneur qui offre des salaires aux ouvriers n’est pas obligé, communément du moins, de se hâter si fort. Lorsque le travail est rare sur le marché il peut tenir en réserve une partie de ses salaires, et proportionner, comme Fossin, son offre à la demande.
Cependant, il y a des exceptions à cette règle. Il arrive parfois que les entrepreneurs sont obligés de vendre leurs salaires à vil prix, de céder de gros salaires en échange de faibles quantités de travail, ou, pour me servir de l’expression commune, de recevoir la loi des ouvriers. Cela arrive lorsqu’ils ont un besoin urgent de plus de bras qu’il ne s’en offre sur le marché.
Cela est arrivé notamment aux Antilles anglaises, à l’époque de l’émancipation. Lorsque l’esclavage retenait les travailleurs sur les plantations, les colons disposaient d’une quantité de travail à peu près suffisante pour mettre leurs exploitations en valeur. Mais lorsque l’esclavage vint à être aboli, un grand nombre d’esclaves se mirent à travailler pour leur propre compte. Le nombre de ceux qui continuèrent à s’employer à la culture des cannes se trouva insuffisant. A l’instant même la loi économique de l’offre et de la demande fit sentir son influence sur les prix du travail. A la Jamaïque, où la journée d’un esclave revenait à peine à 1 fr., la même quantité de travail libre se vendit successivement 3, 5, 10 et même jusqu’à 15 et 16 fr. 1. La plus grande partie de l’indemnité accordée aux colons y passa. Mais bientôt une foule de colons ayant abandonné leurs plantations, faute de pouvoir payer ces salaires exorbitants, la demande diminua ; d’un autre côté, l’appât de ces salaires ayant attiré des travailleurs de tous les pays, même de la Chine, l’offre s’augmenta. Grâce à ce double mouvement qui rapprochait incessamment et irrésistiblement l’offre de la demande, les salaires baissèrent, et, aujourd’hui, le prix du travail aux Antilles anglaises a pris à peu près son niveau naturel.
Vous voyez, en définitive, que les entrepreneurs ne peuvent pas plus se soustraire à la loi de l’offre et de la demande que les ouvriers eux-mêmes. Lorsque l’équilibre est rompu contre eux, lorsque la balance du travail est en faveur des ouvriers, ils peuvent sans doute tenir en réserve, — le plus souvent du moins, — une partie de leurs salaires, et empêcher ainsi le prix du travail de monter trop haut ; ils peuvent imiter les joailliers qui gardent leurs bijoux et leurs pierreries plutôt que de les vendre au-dessous du prix rémunérateur ; mais, en fin de compte, un moment arrive où, sous peine de faire banqueroute ou de renoncer à leur industrie, ils sont obligés de mettre leurs salaires au marché.
Lorsque l’équilibre est rompu contre les ouvriers, lorsque la balance du travail est en faveur des entrepreneurs, les ouvriers sont communément obligés de vendre leur travail quand même, à moins que la Charité ne vienne à leur secours, ou qu’ils ne réussissent, d’une manière ou d’une autre, à retirer du marché le travail surabondant. Leur situation est alors plus mauvaise que celle des entrepreneurs manquant de travail, car ils vendent, comme les marchandes d’oranges, une denrée peu durable, prompte à s’avarier ou à se détruire.
Mais si, connaissant bien la nature de leur denrée, ils avaient assez de prudence pour ne jamais en surcharger les marchés, pour proportionner toujours leur offre à la demande, ne pourraient-ils pas aussi, comme les marchandes d’oranges qui savent leur métier, vendre toujours leur marchandise à un prix rémunérateur ?
Je vous ai démontré déjà que les lois sur les coalitions font nécessairement, inévitablement pencher la balance du côté du maître dans le débat du salaire. Sans ces lois funestes, les ouvriers auraient, en outre, des facilités qui leur manquent aujourd’hui pour proportionner toujours promptement l’offre des bras à la demande du travail. Voici comment.
Je reprends l’exemple de la marchande d’oranges : elle vend, je suppose, journellement une centaine d’oranges. Un jour la demande baisse de moitié, on ne lui en demande plus que cinquante. Si elle persiste ce jour-là à en vouloir cent, elle sera obligée d’abaisser notablement son prix, et elle éprouvera une perte sensible. Il y aura avantage pour elle à retirer du marché l’excédant de cinquante oranges, dussent ces oranges réservées pourrir dans la journée.
Eh bien ! la situation est absolument la même pour les ouvriers marchands de travail.
Vous voyez que les coalitions peuvent avoir leur utilité, qu’elles sont nécessitées même, accidentellement, par la nature de la marchandise que l’ouvrier met au marché. C’est donc commettre un acte de spoliation véritable à l’égard de la masse des travailleurs que de les interdire.
Si les unions d’ouvriers étaient permises, si, en même temps, les lois sur les livrets et les passeports ne gênaient point les mouvements des travailleurs, vous verriez la circulation du travail se développer rapidement sur une échelle immense. Adam Smith, examinant les causes de l’abaissement excessif des salaires dans certaines localités, disait : « Après tout ce qui s’est dit de la légèreté et de l’inconstance de la nature humaine, il paraît évidemment par l’expérience que, de toutes les espèces de bagages, l’homme est le plus difficile à transporter. » Mais les moyens de communication sont bien plus perfectionnés aujourd’hui qu’ils ne l’étaient du temps d’Adam Smith. Avec les chemins de fer, aidés des télégraphes électriques, on peut transporter rapidement et à bas prix une masse de travailleurs, d’un lieu où le travail surabonde dans un lieu où il manque.
Vous comprenez, toutefois, que ce commerce de travail ne saurait prendre le développement dont il est susceptible aussi longtemps que la loi continuera de l’entraver.
Laissez faire les travailleurs, laissez passer le travail, voilà toute la solution du problème du salariat 2.
Notes
1. Rapport adressé à M. le duc de Broglie sur les questions coloniales par M. Jules Lechevalier.
2. Frappé, il y a quelques années, de la difficulté qu’éprouvent les travailleurs à connaître les endroits où ils peuvent obtenir un bon débouché de cette espèce de marchandise qu’on nomme du travail, je demandai l’établissement de bourses du travail avec publicité des cours, à l’exemple de ce qui se pratique pour les capitaux et les denrées de consommation *. Plus tard, j’essayai de réaliser cette idée, et j’adressai, dans le Courrier français, dirigé alors par M. X. Durrieu, l’appel suivant aux ouvriers de Paris :
« Depuis longtemps, les capitalistes, les industriels et les négociants se servent de la publicité que leur offre la presse pour placer le plus avantageusement possible leurs capitaux ou leurs marchandises. Tous les journaux publient régulièrement un bulletin de la Bourse, tous ont ouvert aussi leurs colonnes aux annonces industrielles et commerciales.
« Si la publicité rend aux capitalistes et aux négociants des services dont on ne saurait plus aujourd’hui nier l’importance, pourquoi ne serait-elle pas mise aussi à la portée des travailleurs ? Pourquoi ne serait-elle pas employée à éclairer les démarches des ouvriers qui cherchent de l’ouvrage, comme elle sert déjà à éclairer celles des capitalistes qui cherchent de l’emploi pour leurs capitaux, comme elle sert encore aux négociants pour trouver le placement de leurs marchandises ? L’ouvrier qui vit du travail de ses bras et de son intelligence, n’est-il pas aussi intéressé pour le moins à savoir en quels lieux le travail obtient le salaire le plus avantageux, que peuvent l’être le capitaliste et le négociant à connaître les marchés où les capitaux et les marchandises se vendent le plus cher. Sa force physique et son intelligence sont ses capitaux à lui : c’est en exploitant ces capitaux-là, c’est en les faisant travailler, et en échangeant leur travail contre les produits du travail d’autres ouvriers comme lui qu’il parvient à subsister.
« ... C’est la presse qui publie le bulletin de la Bourse et les annonces industrielles : ce serait la presse qui publierait le bulletin du travail.
« Nous proposons en conséquence, à tous les corps d’état de la ville de Paris de publier gratuitement chaque semaine le bulletin des engagements d’ouvriers avec l’indication du taux des salaires et de l’état de l’offre et de la demande. Nous répartirons les bulletins des corps d’état entre les différents jours de la semaine, de telle sorte que chaque métier ait sa publication à jour fixe.
« Si notre offre est agréée par les corps d’état, nous inviterons nos confrères des départements à publier les bulletins du travail de leurs localités, comme nous publierons le bulletin du travail de Paris. Chaque semaine, nous rassemblerons tous ces bulletins et nous en composerons un bulletin général. Chaque semaine, tous les travailleurs de France pourront avoir de la sorte sous les yeux le tableau de la situation du travail dans les différentes parties du pays.
« Nous nous adressons surtout aux ouvriers des corps d’état de la ville de Paris. Déjà ils se trouvent organisés, déjà ils possèdent des bureaux de placement réguliers. Rien ne leur serait plus facile que de livrer à la publicité le bulletin de leurs transactions quotidiennes ; rien ne leur serait plus facile que de doter la France de la publicité du travail. » (Courier français du 26 juillet 1846.)
A la suite de cet appel, je m’abouchai avec quelques-uns des corps de métiers parisiens, entre autres avec la corporation des tailleurs de pierre. On me mit en rapport avec un compagnon surnommé Parisien la Douceur, un des ouvriers ici les plus intelligents que j’aie rencontrés. Parisien la Douceur goûta fort mon plan, et il me promit de l’exposer à la réunion des tailleurs de pierres. Malheureusement, la réunion ne partagea pas l’opinion de son délégué ; elle craignit que la publication des prix du travail à Paris n’attirât une affluence plus considérable d’ouvriers dans ce grand centre de population, et elle me refusa son concours. Mes tentatives ne furent pas plus heureuses ailleurs.
Après la révolution de février, j’essayai de remettre cette idée à flot. J’écrivis à M. Flocon, alors ministre de l’agriculture et du commerce, pour l’engager, sinon à faire bâtir une Bourse du travail à Paris, du moins à mettre au service des travailleurs la Bourse déjà bâtie. Les gens d’affaires vont à la Bourse dans l’après-midi, les ouvriers ne pourraient-ils pas y aller le matin ? Telle est la question que je posais à M. Flocon ; mais M. Flocon, qui avait bien d’autres affaires, ne me répondit point.
La même idée fut reprise à quelque temps de là, et un projet de Bourse du travail fut même présenté au préfet de police, M. Ducoux, par un architecte, M. Leuiller. M. Émile Girardin prêta son appui à cette tentative, et il offrit même de consacrer une partie de la quatrième page de la Presse à la publicité des transactions du travail.
Pour donner une idée de l’extension que pourrait prendre cette publicité si nécessaire, et les services qu’elle pourrait rendre aux ouvriers marchands de travail, avec l’auxiliaire des télégraphes électriques et des chemins de fer, je reproduis un extrait d’une brochure où j’ai développé assez longuement cette idée :
« Examinons de quelle manière la télégraphie électrique devrait être établie pour donner aux travailleurs de toutes les nations les moyens de connaître instantanément les lieux où le travail est demandé aux conditions les plus avantageuses.
« C’est le long des chemins de fer que s’établissent les lignes télégraphiques.
« Dans chacun des grands États de l’Europe, les principales lignes de chemin de fer se dirigent vers la capitale comme vers un centre commun. Elles rattachent à la métropole toutes les villes secondaires. Celles-ci, à leur tour, deviennent les foyers d’autres voies de communication qui vont aboutir à des centres de population de troisième ordre.
« Admettons qu’en France, par exemple, il s’établisse dans une vingtaine de villes secondaires, des marchés, des Bourses, servant à la fois à la vente du travail et au placement des capitaux et des denrées. Admettons aussi que la matinée soit consacrée aux transactions des travailleurs et l’après-midi à celles des capitalistes et des marchands. Voyons ensuite comment se tiendra le marché de travail.
« Le jour de l’ouverture des vingt Bourses, les ouvriers qui manquent d’emploi et les directeurs industriels qui ont besoin d’ouvriers, se rendent au marché, les uns pour vendre, les autres pour acheter du travail. Il est tenu note du nombre des transactions effectuées, des prix offerts et des emplois demandés. Le bulletin du marché, rédigé à la fin de la séance, est envoyé à la Bourse centrale par voie télégraphique. Vingt bulletins arrivent en même temps à ce point de réunion où l’on en compose un bulletin général. Ce dernier, qui est adressé aussitôt soit par le chemin de fer, soit par le télégraphe, à chacune des vingt Bourses secondaires, peut être publié partout avant l’ouverture de la Bourse du lendemain.
« Instruits par le bulletin général du travail de la situation des divers marchés du pays, les travailleurs disponibles dans certains centres de production peuvent envoyer leurs offres dans ceux où il y a des emplois vacants. Supposons, par exemple, que trois charpentiers soient sans ouvrage à Rouen, tandis qu’à Lyon le même nombre d’ouvriers de cet état se trouvent demandés au prix de 4 fr. Après avoir consulté le bulletin de travail publié par le journal du malin, les charpentiers de Rouen se rendent à la Bourse, où vient aboutir la ligne télégraphique, et ils expédient à Lyon une dépêche ainsi conçue :
« Rouen — charpentiers à 4 50 — Lyon. »
« La dépêche envoyée à Paris est, de là, transmise à Lyon. Si le prix demandé par les charpentiers de Rouen convient aux entrepreneurs de Lyon, ceux-ci répondent immédiatement par un signe d’acceptation convenu. Si le prix est jugé par eux trop élevé, un débat s’engage entre les deux parties. Si enfin elles tombent d’accord, les ouvriers, munis de la réponse d’acceptation timbrée par l’employé au télégraphe, se rendent aussitôt à Lyon par le chemin de fer. La transaction a été conclue aussi rapidement qu’elle aurait pu l’être dans l’enceinte de la Bourse de Rouen.
« Admettons encore maintenant que Francfort-sur-Mein soit le point de réunion vers lequel convergent les lignes télégraphiques aboutissant aux diverses bourses centrales de l’Europe. C’est à Francfort-sur-Mein que sont adressés les bulletins généraux de chaque pays, c’est là aussi que l’on en compose un bulletin européen qui est envoyé à toutes les bourses centrales et qui est transmis de celles-ci à toutes les bourses secondaires. Grâce à ce mécanisme de publicité, le nombre des emplois et des bras disponibles avec les prix offerts ou demandés se trouvent connus, d’une manière presque instantanée, sur toute la surface du continent.
« Supposons donc qu’un marin, sans occupation à Marseille, apprenne, en consultant le bulletin du travail européen, que les matelots manquent à Riga et qu’il leur est offert, dans ce port, un salaire avantageux. Il se rend à la Bourse et envoie à Riga ses offres de services par dépêche télégraphique. De Marseille, la dépêche arrive à Paris, en deux ou trois étapes, selon la force de l’agent de locomotion ; de Paris, elle est envoyée à Francfort, de Francfort elle va à Moscou, bourse centrale de la Russie, et de Moscou à Riga. Ce trajet, d’environ 4 000 kilomètres, peut être parcouru en deux ou trois minutes. La réponse est transmise de la même manière. Si la correspondance télégraphique est tarifée à raison de cinq centimes par 100 kilomètres, notre marin payera 4 fr. environ pour la dépêche envoyée et la dépêche reçue. Si sa demande est agréée, il prend le chemin de fer et arrive à Riga en cinq jours. En supposant que le prix de la locomotion se trouve fixé au plus bas possible, soit à 1/2 centime par kilomètre, ses frais de déplacement, poste télégraphique comprise, s’élèveront à 24 fr.
« L’Europe devient ainsi un vaste marché où les transactions des travailleurs s’effectuent aussi rapidement, aussi aisément que dans le marché de la Cité. Par Constantinople, les bourses de l’Europe correspondent avec celles de l’Afrique et de l’Asie.
« Ainsi la locomotion à la vapeur et la télégraphie électrique sont, en quelque sorte, les instruments matériels de la liberté du travail. En procurant aux individus le moyen de disposer librement d’eux-mêmes, de se porter toujours dans les contrées où l’existence est la plus facile et la plus heureuse, ces véhicules providentiels poussent irrésistiblement les sociétés dans les voies du progrès **.
*. Journal la Nation, du 23 juillet 1843. — Des Moyens d’améliorer le sort des classes laborieuses. — Brochure, février 1814.
**. Études économiques, p. 56.