par M. Gustave de Molinari.
Membre de la Société d’économie politique de Paris
SOMMAIRE : Droit de prêter. — Législation qui régit le prêt à intérêt. — Définition du capital. — Mobiles qui poussent l’homme à former des capitaux. — Du crédit. — De l’intérêt. — Éléments qui le composent. — Travail. — Privation. — Risques. — Comment ces éléments peuvent être réduits. — Qu’ils ne peuvent l’être par des lois. — Résultats désastreux de la législation limitative du taux d’intérêt.
Si vous aviez le droit de limiter le taux de l’intérêt, c’est-à-dire de supprimer partiellement l’intérêt, le socialisme a bien le droit, ce me semble, de le supprimer totalement.
Que les conservateurs gardent des ménagements à l’égard du capital, cela se conçoit. Ils en vivent. Cependant ils ont senti eux-mêmes la nécessité de mettre des limites à l’exploitation capitaliste ; et ils se sont protégés contre les plus habiles ou les plus avides de leur bande. Les capitalistes ont proscrit le prêt à gros intérêt en le flétrissant du nom d’usure. Mais, à notre tour, nous sommes venus, et reconnaissant l’insuffisance de cette loi, nous avons entrepris de couper le mal à la racine et nous avons dit : Que le taux légal de l’intérêt soit désormais abaissé de cinq et six pour cent à zéro. Vous réclamez ! Mais si les capitalistes ont pu légitimement demander la suppression de la grosse usure, pourquoi commettrions-nous un crime en demandant la suppression de la petite ? En quoi l’une est-elle plus légitime que l’autre ?
Savez-vous de quoi se compose le prix des choses ?
Je reprends. L’intérêt se compose de frais de production. Autour de ces frais de production gravite incessamment le prix courant de l’intérêt.
La valeur que la nature donne aux choses est gratuite. La nature travaille pour rien. L’homme seul fait payer son travail, ou pour mieux dire il échange son travail contre le travail d’autrui. Les choses s’échangent en raison de leurs frais de production, c’est-à-dire en fonction des quantités de travail qu’elles contiennent. Ces quantités de travail sont le fondement de leur valeur échangeable. Plus on a de choses contenant du travail et plus on est riche : mieux, en effet, on peut satisfaire à ses besoins, soit en consommant ces choses, soit en les échangeant contre d’autres choses consommables. Si l’on ne veut pas les consommer immédiatement on peut encore les garder ou les prêter.
Ces choses qui contiennent du travail utile s’appellent des capitaux.
Les capitaux s’accumulent par l’épargne.
Deux mobiles excitent l’homme à épargner.
Le premier dérive de la nature même de l’homme. La période du travail ne s’étend guère au delà des deux tiers de la vie humaine. Dans son enfance et dans sa vieillesse, l’homme consomme sans produire. Il est donc obligé de mettre en réserve une partie de son travail de chaque jour afin d’élever sa famille et de pourvoir à sa propre subsistance dans sa vieillesse. Tel est le premier mobile qui pousse l’homme à ne pas consommer immédiatement tout le fruit de son travail, à accumuler des capitaux.
Il y en a une autre encore.
A la rigueur, l’homme peut produire sans capitaux...
Dans l’état actuel des choses, les entrepreneurs de production sont déjà en minorité. Si ces entrepreneurs étaient réduits à leurs seules épargnes de travail, aux capitaux qu’ils peuvent accumuler eux-mêmes, cela serait tout à fait insuffisant.
On accumule des capitaux sous toutes les formes. Mais sous quelle forme les accumule-t-on le plus volontiers ? Sous la forme d’objets durables, peu encombrants et facilement échangeables. Certains objets réunissent ces qualités à un plus haut degré que tous les autres, je veux parler des métaux précieux. Le loyer des métaux précieux est devenu, en conséquence, le régulateur de tous les loyers. Lorsqu’on prête son capital sous une forme moins durable et plus aisément dépréciable, on fait payer à l’emprunteur cette différence de durabilité et de dépréciabilité. On loue un mobilier ou une maison plus cher qu’une somme d’argent de même valeur.
Lorsqu’on prête un capital sous forme de métaux précieux, le prix du prêt prend le nom d’intérêt, lorsque le prêt s’effectue sous une autre forme, lorsqu’on prête des terres, des maisons, des meubles, etc., le prix se nomme loyer.
L’intérêt, c’est donc la somme que l’on paye pour avoir l’usage d’une certaine quantité de travail accumulé sous la forme la plus durable, la moins encombrante et la plus aisément échangeable.
Tantôt cet usage se paye plus ou moins cher, tantôt il est gratuit, tantôt aussi les capitalistes payent une prime à ceux à qui ils confient leurs capitaux.
Mais vous concevez aussi que si cette partie négative des frais de production de l’intérêt venait à s’élever très haut ; si la conservation des capitaux était soumise à de très hauts risques, par le manque de sécurité ou l’exagération de l’impôt ; si le prêt n’offrait de même qu’une sécurité insuffisante, l’accumulation s’arrêterait. On cesserait d’épargner des capitaux, si l’on cessait d’avoir la certitude de les consommer soi-même, du moins en grande partie. L’homme se mettrait à vivre au jour le jour sans souci de sa vieillesse ou de l’avenir de sa famille, sans se préoccuper non plus de perfectionner ou de développer son industrie. La civilisation rétrograderait rapidement sous un tel régime.
Plus la partie négative de l’intérêt est faible, et plus est énergique le stimulant qui pousse l’homme à épargner.
Examinons maintenant la partie positive de l’intérêt.
Celle-ci représente du travail, des dommages et des risques.
Si vous prenez une certaine peine, si vous subissez certains dommages, et si vous courez certains risques en gardant vos capitaux, vous êtes communément obligé de prendre plus de peine encore, de supporter plus de dommages, et de courir plus de risques en les prêtant.
Dans quelles circonstances, vous, capitaliste, êtes vous disposé à prêter un capital ?
C’est lorsque vous n’en avez pas vous-même l’emploi actuellement. Vous le prêtez volontiers jusqu’à l’époque où vous en aurez besoin. Deux emprunteurs, deux hommes qui ont actuellement besoin d’un capital, se présentent à vous : avec lequel des deux ferez-vous affaire ? Vous choisirez, n’est-il pas vrai, celui qui vous présentera les meilleures garanties matérielles et morales, le plus riche et le plus probe, c’est-à-dire celui qui vous remboursera le plus sûrement. A moins toutefois que son concurrent ne vous offre une somme plus forte, auquel cas vous apprécierez la différence des risques et celle des offres, et vous prononcerez. Si vous vous décidez pour le second, c’est que le surplus de l’offre vous aura paru balancer, et un peu au delà, la différence des garanties matérielles et morales.
L’intérêt sert donc à couvrir des risques.
Vous prêtez votre capital pour une période déterminée ; mais êtes-vous bien sûr de n’en avoir pas besoin dans cette période ? ne vous peut-il survenir quelque accident qui vous oblige à recourir à votre épargne ? n’arrive-t-il pas, aussi fréquemment, que l’on prête un capital dont on a besoin soi-même ? Dans le premier cas, le dommage n’est qu’éventuel ; dans le second, il est réel ; mais éventuel ou réel, ne doit-il pas être compensé ?
L’intérêt sert donc à compenser des dommages.
Vous conserverez votre capital dans un coffre, dans une grange ou ailleurs. Si vous le prêtez, vous serez obligé de prendre une certaine peine, d’exécuter un certain travail, en le déplaçant, en faisant constater le prêt, comme aussi en surveillant l’emploi du capital prêté. Ce travail doit être rémunéré.
L’intérêt sert donc à salarier un travail.
Une prime servant à couvrir un risque, une compensation servant à couvrir un dommage, un salaire servant à rémunérer un travail, tels sont les éléments positifs des frais de production de l’intérêt.
Ces trois éléments se retrouvent, à des degrés différents, dans tous les prêts à intérêt.
A moins que :
1° Vous n’ayez affaire à des gens d’une probité absolue et d’une intelligence
parfaite ;
2° A des gens dont l’industrie ne soit exposée, soit directement, soit indirectement,
à aucune catastrophe fortuite.
Jusque là vous courrez des risques, et on sera obligé de vous payez une prime pour les couvrir.
Les risques qui forment indubitablement la partie la plus considérable des frais de production de l’intérêt, peuvent baisser dans une proportion très forte ; mais je doute qu’ils puissent complètement disparaître.
« .... Il est permis de conclure que l’intérêt, en tant que représentant le loyer des instruments de travail, tend à disparaître complètement, et que des parties qui le composent aujourd’hui, la prime d’assurance est la seule qui doive rester en se réduisant elle-même, par suite des progrès de l’organisation industrielle, sur la proportion des seuls risques qui peuvent être considérés comme au-dessus de la prévoyance et de la sagesse humaine 1. »
Avec M. Bazard, je doute que les risques du prêt disparaissent jamais complètement ; car je ne pense pas qu’on réussisse jamais à supprimer tous les accidents, naturels ou autres, qui menacent les capitaux prêtés. Les employeurs de capitaux, ceux qui les exposent à être détruits, auront donc toujours une prime d’assurance à payer pour couvrir ce risque.
Peut-on se dessaisir d’un capital, sans éprouver aucun dommage par suite de son absence ? Oui, si l’on est sûr de n’en avoir pas besoin jusqu’à l’époque où il sera remboursé, ou bien encore de pouvoir le récupérer ou le réaliser sans perte. Ces deux circonstances se présenteront-elles un jour d’une manière régulière, normale, permanente ? Arrivera-t-il que tout le capital utilisé dans la production soit remboursable ou réalisable sans perte, à la volonté des prêteurs ?
Reste le salaire rémunérant le travail du prêt, la peine que se donne le prêteur en prêtant. Ce travail est réel, et comme tout travail réel, il mérite salaire.
Depuis l’invention et la multiplication des banques, ce travail s’est déplacé ou divisé. Le capitaliste qui envoie son argent à une banque ne se donne qu’une très faible peine. En revanche, la banque qui prête cet argent à un entrepreneur d’industrie accomplit un véritable travail et supporte des frais assez considérables. Ce travail doit être rémunéré, ces frais doivent être couverts. Qui doit les payer ? Évidemment celui qui emploie le capital, à charge de les rejeter sur le consommateur de la denrée produite à l’aide de ce capital.
Peut-on supposer que ces frais disparaissent jamais ? Non ! s’ils peuvent se réduire, par la multiplication du nombre des intermédiaires exerçant spécialement le métier de prêteurs de capitaux, ils ne sauraient s’annuler tout à fait. Une banque doit et devra toujours payer son local, ses employés, etc. Voilà, au moins, une partie des frais de production de l’intérêt qui est indestructible.
L’aisance générale des populations croît à mesure que l’intérêt s’abaisse ; elle serait à son maximum si l’intérêt venait à tomber naturellement à zéro.
Cet équilibre s’établit de lui-même, à moins que des obstacles factices ne l’empêchent de s’établir. Je vous parlerai de ces obstacles lorsque nous nous occuperons des banques. Mais c’est principalement sur les frais de production qu’il faut agir pour abaisser d’une manière régulière et permanente le taux de l’intérêt. Or ces frais ne sauraient être supprimés, en tout ou en partie, au moyen d’une loi.
La loi limitative du taux de l’intérêt établit, vous le voyez, un véritable monopole au bénéfice des prêteurs les moins scrupuleux, et au détriment des emprunteurs les plus misérables. C’est grâce à cette loi absurde, que les prêteurs interlopes ou usuriers égorgent les ouvriers et les petits marchands qui empruntent à la petite semaine, les négociants qui viennent d’éprouver un sinistre, et tant d’autres.
Comprenez-vous maintenant que l’économie politique s’élève, au nom de l’intérêt des masses, contre cette limitation du droit de prêter, et qu’elle entreprenne la défense de l’usure ?
Note
1. Préface de la Défense de l’usure, de J. Bentham. — Mélanges d’Économie politique, t. II, p. 518. Édition Guillaumin.