par M. Gustave de Molinari.
Membre de la Société d'économie politique de Paris
SOMMAIRE : Droit de tester. — Législation qui régit l'héritage. — Le droit à l'héritage. — Ses résultats moraux. — Ses résultats matériels. — Comparaison de l'agriculture française avec l'agriculture britannique. — Des substitutions et de leur utilité. — Organisation naturelle des exploitations agricoles sous un régime de propriété libre.
Le don de certaines propriétés est assujetti à des formalités gênantes et coûteuses. Le test est plus entravé encore. Au lieu de laisser au père de famille la libre disposition de ses biens, la loi lui enjoint de les léguer par portions à peu près égales à ses enfants légitimes. Si l'un des enfants se trouve lésé dans le partage, il a le droit de faire casser le testament 1.
L'annihilation de l'autorité paternelle, c'est-à-dire la destruction de la famille, n'est-elle pas contenue de même, dans une loi qui retire au père de famille la libre disposition de ses biens pour accorder aux enfants un véritable droit à l'héritage.
En donnant naissance à un enfant, le père contracte envers lui l'obligation morale de le nourrir et de le mettre en état de vivre de son travail, rien de plus, rien de moins. S'il lui plaît de donner quelque chose en sus à son enfant, c'est un effet de son bon plaisir.
Mais en admettant même votre prétendu droit à l'héritage, croyez-vous qu'un mauvais fils ait sur l'héritage paternel le même droit qu'un bon fils ? croyez-vous qu'un père soit tenu, au point de vue de l'équité naturelle, de léguer une partie de son bien au misérable qui aura fait le désespoir et la honte de sa famille ? croyez-vous qu'il ne sera pas tenu, au contraire, de priver cet être dégradé des moyens d'assouvir ses passions malfaisantes ? L'usage du droit de déshériter ne peut-il être quelquefois utile et juste ?
Mais aux yeux de vos législateurs, le père est un être dépourvu à la fois de la notion de la justice et du sentiment paternel. C'est une bête féroce qui guette incessamment sa progéniture pour la dévorer. Il faut que la loi intervienne pour la protéger ; il faut que la société lie les pieds et les mains à ce barbare sans entrailles qu'on appelle un père, pour l'empêcher de sacrifier son innocente famille à ses immondes appétits.
Ils n'ont pas vu, ces tristes législateurs, que leur loi n'aurait d'efficacité que pour affaiblir le respect de l'autorité et le sentiment de la famille. Le respect de l'autorité existe-t-il encore en France ?
Je sais bien que le père peut défier votre loi et déshériter en fait son fils rebelle s'il ne le peut en droit ; mais il est obligé d'agir dans l'ombre et d'éviter l'œil avide et jaloux de son créancier. Il n'use plus du droit légitime de disposer de son bien ; il porte une atteinte immorale au droit de son fils sur ce bien. Sa conduite n'est plus celle d'un propriétaire disposant souverainement d'un domaine libre ; c'est la conduite d'un débiteur qui aliène subrepticement une propriété hypothéquée. Ce qui ferait respecter l'autorité paternelle, si le droit à l'héritage n'existait point, ne peut plus aujourd'hui que l'avilir.
Je ne vous parlerai point des haines qui surgissent dans les familles, lorsqu'un père juge à propos de favoriser un de ses enfants. Dans les pays où le droit à l'héritage n'existe pas, aux États-Unis par exemple, les autres enfants courbent respectueusement la tête devant cet acte souverain de la volonté paternelle et ils ne conçoivent aucun mauvais sentiment contre l'enfant que le père a favorisé ; dans les pays où le droit à l'héritage est reconnu, un tel acte devient au contraire une cause profonde de désunion dans la famille. En effet, cet acte si simple et souvent si bien justifié par les circonstances, la faiblesse ou l'incapacité de l'enfant préféré, les soins qu'il a rendus au père, n'est-il pas, au point de vue de votre légalité, une véritable spoliation, un vol ? Nouvelle harpie, votre loi a corrompu les sentiments de la famille, en les touchant ! Plaignez-vous après cela de ce que le désordre que vous avez jeté dans la famille s'est propagé dans la société ?
Le président s'adresse à M. Robert Baker, fermier dans le comté d'Essex, qui cultive une terre de 230 hectares.
D. Quelle est la nourriture générale des ouvriers agricoles ?
R. Ils se nourrissent de viande et de pommes de terre ; mais si la farine est à bon marché, ils ne consomment point de pommes de terre ; cette année (1846) ils mangent le meilleur pain blanc.
M. Robert Hyde-Gregg, qui est depuis vingt ans un des plus grands manufacturiers de la Grande-Bretagne, donne à son tour les renseignements suivants sur la situation des ouvriers des manufactures.
D. Quand vous dites qu'il se consomme beaucoup de pommes de terre dans les districts de manufacture, entendez-vous que ces pommes de terre sont, comme en Irlande, le fond de la nourriture du peuple, ou sont-elles mangées avec de la viande ?
R. En général, le dîner se compose de pomme de terre et de porc, le déjeuner et le souper de thé et de pain.
D. Les ouvriers ont-ils, en général, du porc ?
R. Je puis dire que tous mangent de la viande à dîner.
D. Depuis que bous observez, y a-t-il eu un changement considérable dans la nourriture des ouvriers manufacturiers ; ont-ils substitué la farine de froment à la farine d'avoine ?
R. Certainement, ce changement a eu lieu. Je me rappelle que dans toutes les maisons d'ouvriers on voyait des galettes suspendues en l'air ; il n'y a plus rien de semblable.
D. La population d'aujourd'hui a donc, sous le rapport du pain, amélioré sa nourriture, puisqu'elle consomme de la farine de froment au lieu de farine d'avoine ?
R. Oui, complètement.
Voici maintenant un témoignage relatif à la situation des ouvriers de France et d'Angleterre.
M. Joseph Cramp, expert pour estimer les terres dans le comté de Kent, et fermier depuis quarante-quatre ans, a été en France et il s'y est appliqué à connaître l'état de l'agriculture. On l'interroge sur la condition des ouvriers agricoles en Normandie.
D. D'après vos observations sur l'état des ouvriers en Normandie, pensez-vous qu'ils soient mieux habillés et mieux nourris que les ouvriers dans l'île de Thanet que vous habitez ?
R. Non. J'ai été dans leurs habitations, et je les ai vus à leurs repas qui sont tels que jamais, je l'espère, je ne verrai un Anglais assis à si mauvaise table.
D. Les ouvriers dans l'île de Thanet mangent le meilleur pain blanc, n'est-ce pas ?
R. Toujours.
D. Et en Normandie, les ouvriers agricoles n'en mangent-ils pas ?
R. Non. Ils mangeaient du pain dont la couleur approchait de celle de cet encrier.
D. Combien d'hectolitres de froment récolte-t-on par hectare dans l'île de Thanet ?
R. Environ vingt-neuf hectolitres.
D. Ayant habité et cultivé si longtemps dans l'île de Thanet, pouvez-vous dire si la condition des classes ouvrières s'est améliorée ou s'est empirée, depuis le moment que vous avez connu ce pays ?
R. Elle s'est améliorée.
D. Sous tous les rapports ?
R. Oui.
D. Vous pensez donc que les ouvriers sont mieux habillés et mieux élevés.
R. Mieux nourris, mieux habillés et mieux élevés.
Vous voyez que la condition des populations agricoles de l'Angleterre est infiniment supérieure à celle des nôtres. Comment ce fait s'explique-t-il ? Ces populations ne sont pas propriétaires du sol. La terre de la Grande-Bretagne appartient à trente-cinq ou trente-six mille propriétaires, descendant pour la plupart des anciens conquérants.
Familles occupées à l'agriculture, | 961 134 |
Familles employées par l'industrie, le commerce, etc., | 2 453 041 |
Ces 961 134 familles employées à l'agriculture fournissent 1 055 982 travailleurs effectifs qui cultivent 13 849 320 hectares de terres et font naître un produit de 4 000 500 000 francs.
En France, l'agriculture ne donnait en 1840 qu'un produit total de 3 523 861 000 francs, et cependant elle était exercée par une population de dix-huit millions d'individus donnant cinq à six millions de travailleurs effectifs. Ce qui signifie que le travail d'un ouvrier agricole français est quatre à cinq fois moins productif que le travail d'un ouvrier agricole de l'Angleterre. Vous devez comprendre maintenant pourquoi nos populations sont plus mal nourries que celles de la Grande-Bretagne.
En définitive, la consommation de la viande en France ne va qu'à 20 kil. par tête.
Aux États-Unis, la moyenne est de | 122 | kil. |
En Angleterre, | 68 | — |
En Allemagne, | 55 | — |
De plus, il est probable que notre consommation ira sans cesse diminuant, si notre régime agricole demeure le même ; car le prix de la viande hausse progressivement.
En divisant la France en neuf régions, le prix de la viande a haussé de 1824 à 1840 :
Dans la première région, | le nord-ouest | de 11 % |
Dans la deuxième, | nord | de 22 — |
Dans la troisième, | nord-est | de 28 — |
Dans la quatrième, | ouest | de 17 — |
Dans la cinquième, | centre | de 19 — |
Dans la sixième, | est | de 21 — |
Dans la septième, | sud-ouest | de 23 — |
Dans la huitième, | sud | de 30 — |
Dans la neuvième, | sud-est | de 38 — 2. |
Or, vous savez que l'élévation du chiffre de la consommation de la viande est le plus sûr indice de la prospérité d'un peuple.
Voici en quoi consistent les substitutions :
A l'époque du mariage de son fils aîné, le plus souvent, ou à toute autre époque qu'il lui convient de choisir, le propriétaire d'un domaine lègue sa propriété à l'aîné de ses petits-fils, ou, à défaut d'enfants mâles, à l'aînée de ses petites-filles. Si, au moment de la substitution, le propriétaire a un fils et un petit-fils vivants, il peut la faire remonter à un degré plus haut et désigner son arrière-petit-fils ; ou son arrière petite-fille. Mais son droit reconnu n'atteint que la première génération à naître. En Écosse, ce droit est sans limites. Un propriétaire peut substituer son bien à perpétuité.
L'acte de substitution accompli, le propriétaire et ses héritiers vivants perdent la libre disposition de la terre, ils n'en sont plus que les usufruitiers. Ils ne peuvent ni la grever d'hypothèques ni la vendre en tout ou partie. Un bien substitué ne peut être ni saisi ni confisqué. On le considère comme un legs sacré qu'il n'est permis à personne de détourner de sa destination.
A l'âge de vingt-un ans, l'héritier en faveur duquel la substitution a été opérée peut la rompre ; mais il ne la rompt communément que pour la renouveler, en y introduisant certaines clauses nécessitées par la situation présente de la famille. Les propriétés passent, de la sorte, indivises, intactes, de génération en génération.
Voici maintenant à quoi servent les substitutions.
Elles donnent aux exploitations agricoles ce qui manque aux nôtres, la stabilité. En France tout est viager, en Angleterre tout est perpétuel. Nos exploitations agricoles sont exposées incessamment à être morcelées par un partage ; les exploitations britanniques n'ont à courir aucun risque de cette nature.
En Angleterre, la stabilité que le régime des substitutions a donnée aux exploitations agricoles, a engendré la stabilité des fermages, les baux à long terme. Aussi les fermiers, bien assurés de recueillir eux-mêmes les fruits qu'ils ont semés, appliquent-ils généralement leurs économies à féconder le sol.
Quand le bail est à terme fixe, la durée en est communément déterminée par celle des assolements. Pour les assolements de six et neuf elle est de dix-neuf ans, mais il est rare que le bail ne soit point renouvelé.
Les fluctuations considérables auxquelles le prix du blé se trouve exposé depuis quelque temps ont donné naissance à une nouvelle espèce de baux ; je veux parler des baux mobiles, variant d'années en année selon le cours des céréales. Une ferme se louera, par exemple, pour la valeur de mille quarters de blé ; si, en 1845, le prix du blé est de 56 schell. le quarter, le fermier payera 2 800 liv. sterl. de fermage ; si, en 1846, le prix monte à 60 schell., il payera 3 000 liv. sterl. On choisit pour ces évaluations le prix moyen du blé dans le comté.
On conçoit que les fermiers hasardent sans crainte leurs capitaux dans des entreprises si solidement assises. On conçoit aussi que les capitalistes leur en prêtent volontiers. Les gros fermiers trouvent généralement à emprunter à quatre pour cent, et même à trois. On ne court, en effet, presque aucun risque à placer ses capitaux sur la terre. Les exploitations ne sont pas exposées à perdre de leur valeur par le morcellement ou la vente pour sortir de l'indivision. Fermiers et propriétaires étant établis, pour ainsi dire, à perpétuité, offrent un maximum de garanties aux prêteurs. De là la modicité du taux de l'intérêt agricole ; de là aussi le nombre considérable de banques qui se sont établies pour servir d'intermédiaires entre les capitalistes et les entrepreneurs d'industrie agricole, propriétaires ou fermiers.
Le peuple anglais, qu'on vous représente sans cesse comme privé de la propriété de la terre de la Grande-Bretagne, possède, en réalité, beaucoup plus de valeurs territoriales que le peuple français lui-même. S'il n'emploie pas ses capitaux à acheter des fonds de terre, il les place sur ces fonds mêmes, dont il augmente ainsi les forces productives.
En France, au contraire, on achète de la terre, mais on ne place guère ses capitaux sur la terre. Il n'en saurait être autrement. On ne prête pas volontiers à un petit fermier, dont l'existence n'est à demi assurée que pour quelques années ; on hésite même à prêter au petit propriétaire dont la faible parcelle de terrain peut, du jour au lendemain, être morcelée de nouveau entre plusieurs héritiers. Ajoutez à cela les formalités coûteuses, les lenteurs et l'insécurité du prêt hypothécaire, et vous aurez l'explication de l'élévation du taux de l'intérêt agricole.
Voilà l'explication de la misère qui ronge les campagnes de la France. Voilà comment il se fait que nous soyons menacés d'une nouvelle Jacquerie. Cette Jacquerie, ne l'imputez pas au socialisme, imputez-la aux tristes législateurs, qui, en décrétant d'une main l'égalité des partages, entravaient de l'autre la formation des sociétés industrielles, et accablaient d'impôts les exploitations agricoles. Ceux-là sont les vrais coupables !
Peut-être réussirons-nous à éviter les catastrophes que de si lamentables fautes ont préparées, mais il faut se hâter. De jour en jour le mal s'aggrave ; de jour en jour, la situation de la France se rapproche davantage de celle de l'Irlande. Or, nos paysans n'ont pas la longanimité des paysans irlandais.....
Notes
1. Le droit de tester est limité en France, principalement par les articles 913 et 915 du Code civil.
Art. 913. Les libéralités, soit par actes entre vifs, soit par testaments, ne pourront excéder la moitié des biens du disposant, s'il ne laisse à son décès qu'un enfant légitime ; le tiers, s'il laisse deux enfants ; le quart, s'il en laisse trois ou un plus grand nombre.
Art. 915. Les libéralités par actes entre vifs ou par testaments ne pourront excéder la moitié des biens, si, à défaut d'enfants, le défunt laisse un ou plusieurs ascendants dans chacune des lignes paternelle et maternelle ; et les trois quarts, s'il ne laisse d'ascendants que dans une ligne.
Il faut dire toutefois, à la justification des auteurs du Code civil, qu'ils avaient eu des prédécesseurs beaucoup moins libéraux encore. Par une loi du 7 mars 1793, la Convention avait complètement supprimé le droit de tester. Cette loi était ainsi conçue :
Disposition unique. La faculté de disposer de ses biens, soit à cause de mort, soit entre vifs, soit par donation contractuelle en ligne directe, est abolie ; en conséquence, tous les descendants auront un droit égal à partager les biens de leurs ascendants.
Les auteurs du Code civil furent unanimes à reconnaître que cette loi avait porté une grave atteinte à l'autorité paternelle. Malheureusement, ils n'osèrent la réformer qu'à demi.
Sous la république romaine, le droit illimité de tester avait été consacré par la loi des Douze tables. Mais diverses atteintes furent successivement portées à ce droit. Justinien limita la portion disponible de l'héritage, au tiers quand il y avait quatre enfants, à la moitié quand il y en avait cinq ou plus.
En Angleterre, il est permis de disposer par testament de tous ses immeubles, sans aucune réserve, et du tiers seulement de ses meubles ; les deux autres tiers appartiennent à la femme et aux enfants. Les propriétés territoriales ne vont de droit à l'aîné de la famille que lorsqu'il n'y a pas de testament.
Aux États-Unis, le droit de tester est entièrement libre.
2. Discours prononcé par M. Guizot dans la discussion du traité de commerce avec la Sardaigne. — Séance du 31 mars 1845.