Les Soirées de la rue Saint-Lazare


par M. Gustave de Molinari.

Membre de la Société d’économie politique de Paris


Interlocuteurs : Un conservateur. — Un socialiste. — Un économiste

Troisième soirée

SOMMAIRE : Suite des atteintes à la propriété extérieure. — Loi d’expropriation pour cause d’utilité publique. — Législation des mines. — Domaine public, propriétés de l’État, des départements et des communes. — Forêts. — Routes. — Canaux. — Cours d’eau. — Eaux minérales.

 

L’ÉCONOMISTE.
  Nous avons constaté que la propriété des œuvres de l’intelligence est fort maltraitée sous le régime actuel. La propriété matérielle est plus favorisée, en ce sens qu’on l’a reconnue et garantie et perpétuité. Toutefois cette reconnaissance et cette garantie n’ont rien d’absolu. Un propriétaire peut être dépouillé de sa propriété, en vertu de la loi d’expropriation pour cause d’utilité publique.

LE CONSERVATEUR.
  Eh quoi ! vous voulez abolir cette loi tutélaire sans laquelle aucune entreprise d’utilité publique ne serait possible ?

L’ÉCONOMISTE.
  Qu’entendez-vous par entreprise d’utilité publique ?

LE CONSERVATEUR.
  Une entreprise d’utilité publique, c’est... une entreprise
utile à tout le monde, un chemin de fer, par exemple.

L’ÉCONOMISTE.
  Ah ! et une ferme où l’on produit des aliments pour tout le monde n’est-elle pas aussi une entreprise d’utilité publique ? Le besoin de manger n’est-il pas tout au moins aussi général et aussi nécessaire que le besoin de voyager ?

LE CONSERVATEUR.
  Sans doute, mais une ferme est une entreprise particulière assez bornée.

L’ÉCONOMISTE.
  Pas toujours. En Angleterre, il y a des fermes immenses ; aux colonies, il y a des plantations qui appartiennent à de nombreuses et puissantes compagnies. D’ailleurs, qu’importe ! L’utilité d’une entreprise n’est pas toujours en raison de l’espace qu’elle occupe, et la loi ne recherche point si une entreprise dite « d’utilité publique » appartient à une association ou à un individu isolé.

LE CONSERVATEUR.
  On ne saurait établir aucune analogie entre une ferme ou une plantation et un chemin de fer. Une entreprise de chemin de fer est soumise à certaines exigences naturelles ; la moindre déviation dans le tracé, par exemple, peut entraîner une augmentation considérable dans les dépenses. Qui payerait cette augmentation ? Le public. Eh bien, je vous le demande, l’intérêt du public, l’intérêt de la société doit-il être sacrifié à l’obstination ou à la cupidité d’un propriétaire ?

LE SOCIALISTE.
  Ah ! monsieur le conservateur, voilà des paroles qui me réconcilient avec vous. Vous êtes un digne homme. Touchez-là !

L’ÉCONOMISTE.
  Il y a dans la Sologne de vastes étendues de terre d’une excessive pauvreté. Les misérables paysans qui les cultivent ne reçoivent qu’un faible produit en échange des plus laborieux efforts ; mais auprès de leurs chétives cabanes, s’élèvent des châteaux magnifiques, avec d’immenses pelouses où le blé pousserait à ravir. Si les paysans de la Sologne demandaient l’expropriation de ces bonnes terres pour les transformer en champs de blé, l’intérêt public ne commanderait-il pas de la leur accorder ?

LE CONSERVATEUR.
  Vous allez trop loin. Si l’on se servait de la loi d’expropriation pour cause d’utilité publique pour transformer les pelouses et le parcs d’agrément en champs de blé, que deviendrait la sécurité de la propriété ? qui voudrait embellir une pelouse, planter un parc, orner un château ?

LE SOCIALISTE.
  On n’exproprie pas sans accorder une indemnité.

LE CONSERVATEUR.
  Mais l’indemnité ne suffit pas toujours. Il y a des choses qu’aucune indemnité ne saurait payer. Peut-on payer le toit qui a abrité les générations, le foyer auprès duquel elles ont vécu, les grands arbres qui les ont vus naître et mourir ? N’y a-t-il pas quelque chose de sacré dans ces nids séculaires, où vivent les traditions des ancêtres,
où respire, pour ainsi dire, l’âme de la famille ? N’est-ce pas commettre un véritable attentat moral que d’expulser à jamais une famille de son vieux patrimoine ?

L’ÉCONOMISTE.
  Excepté, n’est-il pas vrai, quand il s’agit de construire un chemin de fer.

LE CONSERVATEUR.
  Tout dépend du degré d’utilité de l’entreprise.

LE SOCIALISTE.
  Eh ! est-il rien de plus utile qu’une exploitation consacrée à la subsistance du peuple ? Quant à moi, j’espère bien que la loi d’expropriation pour cause d’utilité publique recevra bientôt une extension nouvelle. La Convention faisait cultiver des pommes de terre dans le jardin des Tuileries. Exemple sublime ! Puissent nos Assemblées législatives l’avoir, sans cesse, sous les yeux ? Combien de milliers d’hectares demeurent improductifs, autour des habitations de plaisance des seigneurs de la terre ? Combien de bouches on pourrait nourrir, combien de travail on pourrait distribuer, en livrant ces bonnes terres aux travailleurs qui seraient disposés à les mettre en culture ? Ah ! riches aristos, on plantera, un jour, des pommes de terre dans vos somptueux parterres ; on sèmera des navets et des carottes à la place de vos dahlias et de vos rosiers du Bengale ! On vous expropriera pour cause d’utilité publique !

LE CONSERVATEUR.
  Heureusement les jurys d’expropriation ne donneront pas les mains à ces projets barbares.

LE SOCIALISTE.
  Pourquoi pas ? si l’Utilité Publique exige que vos châteaux
avec pelouses et parcs d’agrément soient remplacés par des champs de pommes de terre, pourquoi les jurys ne consentiraient-ils pas à l’expropriation ? S’ils l’accordent bien quand il s’agit de transformer des exploitations agricoles en chemin de fer, ne l’accorderont-ils pas, à plus forte raison, quand il s’agira de transformer des parcs de luxe en exploitations agricoles ? M’opposerez-vous la composition actuelle des jurys d’expropriation ? Ils sont composés de grands propriétaires, je ne l’ignore pas. Mais ce jury-là n’échappera plus que l’autre à la loi du suffrage universel. On y fera entrer des petits propriétaires et des ouvriers, et alors, ma foi... la grande propriété la dansera.

LE CONSERVATEUR.
  Voilà un propos subversif, au premier chef !

L’ÉCONOMISTE.
  Que voulez-vous ? on élargit, on généralise l’application d’une loi que vous avez établie vous-même, en vue de l’Utilité Sociale. On complète votre œuvre. Pouvez-vous vous en plaindre ?

LE CONSERVATEUR.
  Je sais bien que l’expropriation pour cause d’utilité publique a ses dangers, surtout depuis cette révolution maudite.... Mais n’est-elle pas indispensable ? Les intérêts privés ne sont-ils pas perpétuellement en hostilité avec l’intérêt public ?

D’ailleurs cette loi ne contient-elle pas une reconnaissance implicite de la propriété ? Si l’État ne respectait pas le droit de propriété, se serait-il donné la peine de demander une loi d’expropriation aux Chambres législatives ? De simples ordonnances n’auraient-elles pas suffi ? La loi d’expropriation pour cause d’utilité publique ne renferme-t-elle pas une reconnaissance implicite de la propriété ?

L’ÉCONOMISTE.
  Oui, comme le viol renferme une reconnaissance implicite de la virginité.

LE CONSERVATEUR.
  Et l’indemnité ?

L’ÉCONOMISTE.
  Croyez-vous qu’aucune indemnité puisse dédommager d’un viol ? Or si je ne veux pas vous céder ma propriété et qu’usant de votre supériorité de forces vous me la ravissiez, n’est-ce pas un viol que vous commettrez ? L’indemnité n’effacera point cette atteinte portée à mon droit. — Mais, objectez-vous, l’intérêt public peut exiger le sacrifice de certains intérêts privés, et il faut pourvoir à cette nécessité. — Eh, quoi ! c’est vous, un conservateur, qui me tenez ce langage ? C’est vous qui me dénoncez l’antagonisme de l’intérêt public et des intérêts privés ? Mais prenez-y garde, vous faites du socialisme ?

LE SOCIALISTE.
  Sans doute. Suum cuique. Nous avons dénoncé, les premiers, ce lamentable antagonisme de l’intérêt public et des intérêts privés.

LE CONSERVATEUR.
  Oui, mais comment y mettez-vous un terme ?

LE SOCIALISTE.
  C’est bien simple. Nous supprimons les intérêts privés. Nous faisons respecter les biens de chacun dans le domaine de Tous. Nous appliquons sur une échelle immense
la loi d’expropriation pour cause d’utilité publique.

L’ÉCONOMISTE.
  Et s’il y a véritablement antagonisme entre l’intérêt de chacun et l’intérêt de tous, vous agissez très sagement et votre adversaire a tort de ne pas vous suivre jusque-là !

LE SOCIALISTE.
  Vous faites de l’ironie ! Croyez-vous, par hasard, que les intérêts privés s’accordent naturellement, d’eux-mêmes, avec l’intérêt public ?

L’ÉCONOMISTE.
  Si je n’en étais pas convaincu, je serais depuis longtemps socialiste. Je ferais comme vous une immortelle guerre aux intérêts privés, je demanderais l’association intégrale, la communauté, que sais-je encore ? Je ne voudrais à aucun prix maintenir un état social où nul ne prospérerait qu’à la condition de nuire à autrui. Mais grâces à Dieu, la société n’est pas ainsi faite ! Naturellement tous les intérêts s’accordent. Naturellement l’intérêt de chacun coïncide avec l’intérêt de tous. Pourquoi donc faire des lois qui mettent celui-là à la merci de celui-ci ? Ou ces lois sont inutiles, ou, comme l’affirment les socialistes, la société est à refaire.

LE CONSERVATEUR.
  Vous raisonnez comme si tous les hommes étaient de justes appréciateurs de leur intérêt. Eh bien ! c’est faux. Les hommes se trompent fréquemment sur leur intérêt.

L’ÉCONOMISTE.
  Je sais parfaitement que les hommes ne sont pas infaillibles ; mais je sais aussi que chacun est le meilleur juge de son intérêt.

LE CONSERVATEUR.
  Vous avez peut-être raison en théorie, mais, dans la pratique, il y a des gens si entêtés et si stupides.

L’ÉCONOMISTE.
  Pas si entêtés et pas si stupides, lorsqu’il s’agit de leur intérêt. Toutefois, j’admets que ces gens-là fassent avorter quelques entreprises utiles. Croyez-vous que la loi actuelle ne cause pas plus de mal qu’ils n’en pourraient causer ? Ne compromet-elle pas la sécurité de la propriété dans le présent et ne la menace-t-elle pas dans l’avenir ?

LE CONSERVATEUR.
  Il est certain que le socialisme pourrait faire un bien déplorable usage de la loi d’expropriation pour cause d’utilité publique.

L’ÉCONOMISTE.
  Et vous autres conservateurs qui avez établi cette loi, auriez-vous bonne grâce à vous opposer à son application ? N’est-ce pas une arme dangereuse que vous avez forgée, à l’usage de vos ennemis ? En déclarant qu’une majorité quelconque a le droit de mettre la main sur la propriété d’un individu lorsque l’intérêt public l’exige, n’avez-vous pas fourni d’avance au socialisme une justification et un moyen légal d’exécution ?

LE CONSERVATEUR.
  Hélas ! mais qui pouvait prévoir cette révolution infernale !

L’ÉCONOMISTE.
  Lorsqu’on se même de faire des lois il faut tout prévoir.

 

A côté de cette loi qui menace la propriété jusque dans ses racines, notre Code renferme d’autres lois qui atteignent partiellement certaines propriétés ; la législation des mines par exemple. Comme les œuvres de l’intelligence, les mines se trouvent placées en dehors de la loi commune.

LE CONSERVATEUR.
  N’est-ce pas une propriété spéciale, et ne doit-elle pas être, en conséquence, régie par des lois spéciales ?

LE SOCIALISTE.
  Quelle est actuellement la législation des mines ?

L’ÉCONOMISTE.
  La législation française sur les mines a subi des modifications très diverses, depuis un siècle. Sous l’ancien régime, les mines étaient considérées comme appartenant au domaine royal. Le roi en accordait la concession à qui bon lui semblait, au découvreur, au propriétaire du sol ou à tout autre, moyennant une redevance annuelle du dixième des produits. Lorsque la révolution affranchit la propriété et le travail on devait espérer que ce bienfait s’étendrait aussi à la propriété des mines ; malheureusement, il n’en fut pas ainsi. Le législateur refusa d’accorder à la propriété du sous-sol sa charte d’affranchissement.

Trois opinions se produisirent au sujet de cette propriété. Selon les uns, la propriété du sous-sol se rattachait à celle de la surface ; selon les autres, elle rentrait dans le domaine de la communauté ; selon les troisièmes, elle revenait aux découvreurs. Dans ce dernier système, qui était le seul équitable, le seul conforme au droit, les propriétaires du sol ne pouvaient exiger qu’une simple indemnité pour les parties de la surface, nécessaires à l’exploitation des gîtes minéraux, et le gouvernement ne pouvait, de même, exiger autre chose qu’un impôt pour la protection dévolue aux exploitants.

LE SOCIALISTE.
  Selon vous, la propriété des mines devrait donc être rangée dans la même catégorie que la propriété des inventions ?

L’ÉCONOMISTE.
  Précisément. Vous êtes un chercheur d’or, je suppose. Après bien des recherches, vous êtes parvenu à découvrir un filon de ce précieux métal. Vous avez le droit d’exploiter seul ce filon que vous avez découvert seul.

LE SOCIALISTE.
  A ce compte, l’Amérique entière aurait dû appartenir à Christophe Colomb qui l’avait découverte.

L’ÉCONOMISTE.
  Vous oubliez que l’Amérique était déjà, en grande partie, possédée à l’époque de la découverte de Christophe Colomb. Au reste, c’est une règle du droit des gens qu’une terre inhabitée appartient au premier qui la découvre.

LE SOCIALISTE.
  Mais si, après l’avoir découverte, il ne juge pas à propos d’exploiter, son droit de propriété périt. Comment expliquez-vous cette mort du droit de propriété ?

L’ÉCONOMISTE.
  Le droit de propriété ne meurt jamais. On ne cesse de posséder qu’en renonçant à posséder. Si j’ai découvert une mine, je l’exploiterai, ou je la céderai à quelqu’un qui l’exploitera. Il en sera de même si j’ai découvert une terre : je l’exploiterai ou je la vendrai.

LE SOCIALISTE.
  Et si vous la gardez sans l’exploiter ?

L’ÉCONOMISTE.
  Ce sera mon droit, mais ce ne sera point mon intérêt. Toute chose coûte à garder : il faut payer la sécurité de la propriété. Si donc je ne veux pas exploiter la terre ou la mine que j’ai découverte, et si personne ne veut me l’acheter, je renoncerai bientôt à la garder ; car elle me causera une perte au lieu de me donner un profit. Il n’y a, vous le voyez, aucun inconvénient à laisser au découvreur la pleine disposition de l’objet de sa découverte.

LE CONSERVATEUR.
  Que le découvreur d’une mine possède un droit sur cette mine, cela me semble assez légitime. Il est juste que son travail de découverte soit rémunéré. Mais la société et les propriétaires de la surface, n’ont-ils pas bien aussi quelques droits sur le sous-sol ? La société protège les exploitants des mines, et elle leur fournit les moyens d’exploiter. Quant aux propriétaires de la surface, n’ont-ils pas un droit de revendications sur le sous-sol, par le fait de l’occupation du sol ? Où est la limite des deux propriétés ?

LE SOCIALISTE.
  Oui, où est la limite ?

L’ÉCONOMISTE.
  Ni la société ni les propriétaires de la surface ne peuvent revendiquer le moindre droit sur le sous-sol. Je vous ai déjà prouvé, à propos des inventions, que la société ne possède aucun droit sur les fruits du travail des individus. Il est inutile de revenir là-dessus. Quant
aux propriétaires de la surface, Mirabeau a fait bonne justice de leurs prétentions sur la propriété du sous-sol : « L’idée d’être maître d’un torrent ou d’une rivière, qui répond sous la terre à la surface de nos champs, me paraît, disait-il, aussi absurde que celle d’empêcher le passage d’un ballon dans l’air, qui répond aussi, à coup sûr, au sol d’une propriété particulière. » Et pourquoi est-ce absurde ? Parce que la propriété des champs réside uniquement dans la valeur que le travail a donnée à la surface, et que les propriétaires du sol n’ont donné aucune valeur au sous-sol non plus qu’à l’atmosphère. Recherchez qui a travaillé ou travaille, et vous saurez toujours qui possède ou doit posséder.

LE CONSERVATEUR.
  Mais est-ce possible de découvrir une mine et de l’exploiter sans le concours des propriétaires de la surface ?

L’ÉCONOMISTE.
  Voici comment les choses se passent. On demande aux propriétaires de la surface l’autorisation d’explorer le sol, en s’engageant à leur donner une indemnité ou une part de propriété dans la mine pour compenser le dommage qu’on pourra leur causer. La mine découverte, on fait les parts et l’on exploite. Si l’exploitation du sous-sol est de nature à nuire à la propriété du sol, les propriétaires de la surface ont évidemment le droit de s’y opposer ou de réclamer une nouvelle indemnité. Ils choisissent de préférence l’indemnité ; car l’ouverture d’une mine, en donnant un nouveau débouché à leurs produits, augmente directement ou indirectement leurs revenus. C’est ainsi que des intérêts en apparence opposés se concilient d’eux-mêmes.

Par malheur, l’Assemblée constituante et Mirabeau lui-même ne comprirent pas que la propriété minérale pouvait être laissée libre, sans inconvénient aucun. Ils attribuèrent à la nation la propriété des mines. Ils firent du communisme souterrain. La loi de 1791 accorda au gouvernement le pouvoir de disposer de la propriété minérale, et limita à cinquante années la durée des concessions. Le gouvernement fut investi, en outre, du pouvoir de retirer ces concessions, lorsque les mines ne seraient pas tenues en bon état ou lorsqu’elles cesseraient momentanément d’être exploitées.

La disposition la plus funeste de cette loi était, sans contredit, celle qui limitait la durée des concessions. L’exploitation des mines exigeant d’immenses capitaux et des travaux préparatoires qui se prolongent quelquefois pendant plusieurs années, il importait, par dessus tout, aux entrepreneurs d’être assurés de l’avenir ; borner leur jouissance, c’était les mettre dans l’obligation de borner aussi leurs sacrifices ; c’était apporter un obstacle presque insurmontable au développement des exploitations minérales.

Le Droit attribué au gouvernement, de retirer les concessions, dans certaines circonstances déterminées, entraînait aussi des inconvénients très graves. Il n’est pas facile de décider si une mine est bien exploitée ou si elle l’est mal. Les avis peuvent être partagés sur le mode d’exploitation le plus convenable. On arguait par exemple contre l’exploitation libre, que les exploitants épuisaient d’abord les filons les plus riches et négligeaient les autres, mais ne suivaient-ils pas, en cela, la marche la plus rationnelle ? N’était-il pas naturel de commencer par les parties les plus productives des exploitations ? En débutant par exploiter les filons les moins riches, les concessionnaires n’auraient-ils pas discrédité leurs entreprises naissantes ? On ne pouvait décider avec plus de certitude si un exploitant avait tort ou raison d’abandonner momentanément tout ou partie de son exploitation. Son intérêt personnel, qui était de la tenir constamment en activité, offrait, sous ce rapport, une garantie suffisante. A moins que la demande ne vint à se ralentir, et dans ce cas, la suspension partielle ou totale de l’extraction minérale se justifiait d’elle-même, quel intérêt pouvait-il avoir d’interrompre les travaux ?

LE CONSERVATEUR.
  On a réformé cette mauvaise loi.

L’ÉCONOMISTE.
  On l’a réformé fort incomplètement. La loi du 21 avril 1810 qui l’a remplacée, a maintenu au gouvernement le droit d’accorder ou de retirer les concessions. Seulement les concessions ont cessé d’être limitées à cinquante années. Mais, sous d’autres rapports, la situation des propriétaires du sous-sol a été aggravée. La loi de 1810 leur interdit de vendre par lots et de partager leurs mines, sans une autorisation préalable du gouvernement, et elle assujettit leurs exploitations à la surveillance d’une administration créée ad hoc ; de plus, elle réserve les prétendus droits des propriétaires de la surface, et elle commet au conseil d’État le soin de déterminer le montant des indemnités à leur accorder. Les exploitations minérales se trouvent, de la sorte, étroitement réglementées et lourdement grevées.

Aussi, quel a été le résultat de cette loi ? Ça été de réduire au minimum la production minérale. Qui voudrait aujourd’hui se faire découvreur de mines ? qui voudrait s’occuper spécialement de rechercher de nouveaux gîtes métallifères ? Avant de faire valoir sa découverte, n’est-on pas obligé d’en solliciter, pendant de longues années, la concession (la concession d’une propriété que l’on a créée par son travail), et après l’avoir obtenue, de se soumettre à la surveillance inquiète et à la direction inintelligente de l’administration des mines ? Que deviendrait, je vous le demande, la culture de nos champs, si nos agriculteurs ne pouvaient remuer une pelletée de terre sans l’approbation d’un agent du ministère de l’agriculture ? s’il ne leur était pas permis de vendre la moindre parcelle de leurs champs, sans l’approbation du gouvernement ? si enfin l’administration s’attribuait le droit de leur retirer, à sa volonté, leur propriété ? Ne serait-ce pas la mort de notre agriculture ? Les capitaux ne se détourneraient-ils pas avec empressement, d’une industrie si détestablement opprimée ?... Eh ! bien, les capitaux se sont détournés des exploitations minérales. Il a fallu leur accorder des privilèges spéciaux pour les y ramener. Il a fallu écarter la concurrence étrangère, et faciliter ainsi à l’intérieur l’établissement d’un immense monopole, pour décider les capitaux à s’aventurer dans une industrie asservie au bon plaisir administratif. Il a fallu rejeter sur les consommateurs des produits minéraux une partie du dommage qu’on infligeait à la propriété des mines. N’est-ce pas de la barbarie ?

Supposons, au contraire, qu’on eût purement et simplement supprimé, en 1789, le droit abusif que s’attribuaient les monarques de concéder la propriété des mines ; supposons que cette propriété eût été librement abandonnée et garantie à ceux dont le travail l’avait créée, la production des mines ne se serait-elle pas développée au maximum, sans qu’il eût été nécessaire de la protéger ? Cette source de travail qui ne laisse échapper encore que de maigres filets, ne coulerait-elle pas à longs flots ?

LE CONSERVATEUR.
  Oui, c’est une chose merveilleuse que la propriété. Avec quelle ardeur on travaille quand on est sûr de posséder à toujours le fruit de son labeur, et d’en disposer librement, de le consommer, de le donner, de le prêter, de le vendre, sans être entravé, gêné, vexé. La propriété ! voilà la vraie Californie. Vive la propriété !

LE SOCIALISTE.
  Vive le travail !

L’ÉCONOMISTE.
  Travail et liberté se tiennent, puisque c’est le travail qui crée la propriété, et la propriété qui suscite le travail. Vivent donc le travail et la propriété !

 

Le gouvernement nuit au développement de la production, non seulement en entravant la propriété individuelle, mais encore en s’attribuant certaines propriétés. A côté du domaine des particuliers, il y a, vous le savez, le domaine public ou commun. L’État, les départements, les communes possèdent des biens considérables, des champs, des prairies, des forêts, des canaux, des routes, des bâtiments, et que sais-je encore. Ces diverses propriétés, qui sont gérées au nom de la société, ne constituent-ils pas un véritable communisme ?

LE CONSERVATEUR.
  Oui, dans une certaine mesure. Mais les choses pourraient-elles être arrangées autrement ? Le gouvernement ne doit-il pas nécessairement disposer de certaines propriétés ? Le gouvernement est institué pour rendre à la rendre à la société des services...

L’ÉCONOMISTE.
  Quels services ?

LE CONSERVATEUR.
  Le gouvernement doit... gouverner.

LE SOCIALISTE.
  Parbleu ! mais qu’entendez-vous par gouverner ? N’est-ce pas diriger les intérêts, les accorder ?

L’ÉCONOMISTE.
  Les intérêts n’ont besoin ni d’être dirigés ni d’être accordés. Ils se dirigent et s’accordent bien sans que personne s’en mêle.

LE SOCIALISTE.
  S’il en est ainsi, que doit faire le gouvernement ?

L’ÉCONOMISTE.
  Il doit garantir à chacun le libre exercice de son activité, la sécurité de sa personne et la conservation de sa propriété. Pour exercer cette industrie particulière, pour rendre ce service spécial à la société, le gouvernement doit disposer d’un certain matériel. Tout ce qu’il possède en sus est inutile.

LE CONSERVATEUR.
  Mais s’il rend d’autres services encore à la société ; s’il donne de l’éducation, s’il salarie des cultes, s’il contribue
au transport des hommes et des marchandises par terre et par eau, s’il fabrique du tabac, de la porcelaine, des tapis, de la poudre, du salpêtre....

L’ÉCONOMISTE.
  En un mot, s’il est communiste ! Eh bien ! il ne faut pas que le gouvernement soit communiste ! Comme tout entrepreneur, le gouvernement ne doit faire qu’une seule chose sous peine de faire fort mal ce qu’il fait. Tous les gouvernements ont pour industrie principale, la production de la sécurité. Qu’ils s’en tiennent là.

LE CONSERVATEUR.
  Voilà une application bien rigoureuse du principe de la division du travail. Vous voudriez donc que le domaine public cessât d’exister, que l’État vendit la plus grande partie de ses propriétés, que toutes choses, en un mot, fussent spécialisées.

L’ÉCONOMISTE.
  Je le voudrais, dans l’intérêt du développement de la production. On a fait récemment, en Angleterre, une enquête sur la gestion des propriétés publiques. Rien d’instructif comme les renseignements recueillis dans cette enquête. Le domaine public se compose, en Angleterre, des anciens fiefs de la couronne, devenus propriétés nationales. Ces propriétés sont vastes et magnifiques. Entre les mains des particuliers, elles donneraient un produit considérable ; entre les mains de l’État, elles ne rapportent presque rien.

Permettez moi de vous citez un seul détail.

Les principaux biens du domaine consistent dans les quatre forêts de New-Forest, Walham, Whittlewood et Whychwood. Ces forêts sont confiées à des gardiens qui les administrent. Ce sont les ducs de Cambridge et de Grafton, lord Mornington et lord Churchill. Les gardiens ne reçoivent aucune rétribution apparente, mais il leur est alloué une indemnité assez considérable en nature, gibier, bois, etc. Le revenu annuel de la New-Forest s’élève, en moyenne, à 56 ou 57 000 livres sterling, soit près de 1 500 000 francs. Sur ce revenu, le trésor n’a jamais touché plus de 1 000 livres, et, de 1841 à 1847, l’entretien de la forêt en a coûté plus de 2 000 à l’État.

LE CONSERVATEUR.
  Voilà un abus flagrant ; mais c’est dans l’aristocratique Angleterre que ces choses se passent, ne l’oubliez pas !

L’ÉCONOMISTE.
  Il s’en passe bien d’autres dans notre France démocratique. On a reconnu depuis bien longtemps, en France comme en Angleterre, que la gestion des biens de l’État est détestable.

LE CONSERVATEUR.
  Cela n’est que trop vrai. Cependant, il y a des propriétés qui doivent évidemment demeurer entre les mains de l’État, les routes, par exemple.

L’ÉCONOMISTE.
  En Angleterre, les routes se trouvent entre les mains des particuliers et l’on n’en voit, nulle part, de si bien entretenues.

LE CONSERVATEUR.
  Et les barrières donc ? La circulation n’est pas libre en Angleterre, elle est libre en France.

L’ÉCONOMISTE.
  Pardon ! elle est beaucoup plus libre dans la Grande-Bretagne,
car les voies de communication y sont beaucoup plus nombreuses. Et savez-vous à quoi cela tient ? Tout simplement à ce que le gouvernement a laissé les particuliers construire des routes sans se mêler d’en construire lui-même ?

LE CONSERVATEUR.
  Mais, encore une fois, les péages ?

L’ÉCONOMISTE.
  Eh ! croyez-vous donc qu’en France les routes se construisent et s’entretiennent pour rien ? Croyez-vous que le public n’en paye pas la construction et l’entretien, comme en Angleterre ? Seulement, voici la différence. En Angleterre, les frais de construction et d’entretien des routes sont couverts par ceux qui s’en servent ; en France ils sont couverts par tous les contribuables, y compris les chevriers des Pyrénées et les paysans des Landes qui ne foulent pas deux fois par an le sol d’une route nationale. En Angleterre, c’est le consommateur de transports qui paye directement les routes sous forme de péages ; en France, c’est la communauté qui les paye indirectement sous forme d’impôts le plus souvent abusifs et vexatoires. Lequel est préférable ?

LE CONSERVATEUR.
  Et les canaux, ne convient-il pas de les laisser dans le domaine public ?

L’ÉCONOMISTE.
  Pas plus que les routes. Dans quels pays les canaux sont-ils le plus nombreux, le mieux construits et le mieux entretenus ? Est-ce dans les pays où ils se trouvent entre les mains de l’État ? Non ! c’est en Angleterre et aux
États-Unis où ils ont été construits et où ils sont exploités par des associations particulières.

LE SOCIALISTE.
  Les routes et les canaux ne constitueraient-elles point des monopoles oppressifs si elles étaient appropriées ?

L’ÉCONOMISTE.
  Vous oubliez qu’elles se font mutuellement concurrence. Je vous démontrerai plus tard, que dans toute entreprise soumise au régime libre de la libre-concurrence, le prix doit nécessairement tomber au niveau des frais réels de production ou d’exploitation, et que les propriétaires d’un canal ou d’une route ne peuvent rien recevoir en sus de l’équitable rémunération de leur capital et de leur travail. C’est une loi économique aussi positive et aussi exacte qu’une loi physique.

La plupart des cours d’eau, qui exigent certains travaux d’exploitation et d’entretien, pourraient de même être appropriés avec avantage. Vous savez à quelles difficultés inextricables le communisme des cours d’eau donne lieu aujourd’hui. Les barrages occasionnent des myriades de procès et les irrigations se trouvent partout entravées. Il en serait autrement si chaque bassin avait ses propriétaires contre lesquels les riverains pourraient avoir recours en cas de dommages et qui se chargeraient de fournir des chutes d’eau et d’établir des canaux d’irrigation où besoin serait.

L’État est encore propriétaire de la plupart des sources d’eaux minérales. Aussi sont-elles fort mal administrées, bien que les administrateurs et les inspecteurs ne manquent pas. En outre, sous le prétexte que les eaux minérales factices servent de médicaments on en a mis la fabrication sous la surveillance de l’administration. Autres administrateurs et autres inspecteurs !

LE CONSERVATEUR.
  Ah ! l’administration est notre grande plaie.

L’ÉCONOMISTE.
  Il n’y a qu’un moyen de guérir cette plaie-là, c’est de moins administrer.


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