LE CONSERVATEUR.
Vous avez peut-être raison en théorie, mais, dans la pratique, il y a des gens
si entêtés et si stupides.
L’ÉCONOMISTE.
Pas si entêtés et pas si stupides, lorsqu’il s’agit de leur intérêt.
Toutefois, j’admets que ces gens-là fassent avorter quelques entreprises utiles.
Croyez-vous que la loi actuelle ne cause pas plus de mal qu’ils n’en pourraient causer ?
Ne compromet-elle pas la sécurité de la propriété dans le
présent et ne la menace-t-elle pas dans l’avenir ?
LE CONSERVATEUR.
Il est certain que le socialisme pourrait faire un bien déplorable usage de la
loi d’expropriation pour cause d’utilité publique.
L’ÉCONOMISTE.
Et vous autres conservateurs qui avez établi cette loi, auriez-vous bonne
grâce à vous opposer à son application ? N’est-ce pas
une arme dangereuse que vous avez forgée, à l’usage de vos ennemis ?
En déclarant qu’une majorité quelconque a le droit de mettre la main sur
la propriété d’un individu lorsque l’intérêt public
l’exige, n’avez-vous pas fourni d’avance au socialisme une justification et un
moyen légal d’exécution ?
LE CONSERVATEUR.
Hélas ! mais qui pouvait prévoir cette révolution infernale !
L’ÉCONOMISTE.
Lorsqu’on se même de faire des lois il faut tout prévoir.
A côté de cette loi qui menace la propriété jusque dans
ses racines, notre Code renferme d’autres lois qui atteignent partiellement
certaines propriétés ; la législation des mines par exemple.
Comme les œuvres de l’intelligence, les mines se trouvent placées en dehors de
la loi commune.
LE CONSERVATEUR.
N’est-ce pas une propriété spéciale, et ne doit-elle pas être,
en conséquence, régie par des lois spéciales ?
LE SOCIALISTE.
Quelle est actuellement la législation des mines ?
L’ÉCONOMISTE.
La législation française sur les mines a subi des modifications très
diverses, depuis un siècle. Sous l’ancien régime, les mines étaient
considérées comme appartenant au domaine royal. Le roi en accordait la
concession à qui bon lui semblait, au découvreur, au propriétaire
du sol ou à tout autre, moyennant une redevance annuelle du dixième des
produits. Lorsque la révolution affranchit la propriété et le travail
on devait espérer que ce bienfait s’étendrait aussi à la
propriété des mines ; malheureusement, il n’en fut pas ainsi.
Le législateur refusa d’accorder à la propriété du
sous-sol sa charte d’affranchissement.
Trois opinions se produisirent au sujet de cette propriété.
Selon les uns, la propriété du sous-sol se rattachait à
celle de la surface ; selon les autres, elle rentrait dans le domaine de
la communauté ; selon les troisièmes, elle revenait aux découvreurs.
Dans ce dernier système, qui était le seul équitable, le seul conforme au
droit, les propriétaires du sol ne pouvaient exiger qu’une simple indemnité pour
les parties de la surface, nécessaires à l’exploitation des gîtes
minéraux, et le gouvernement
ne pouvait, de même, exiger autre chose qu’un
impôt pour la protection dévolue aux exploitants.
LE SOCIALISTE.
Selon vous, la propriété des mines devrait donc être rangée
dans la même catégorie que la propriété des inventions ?
L’ÉCONOMISTE.
Précisément. Vous êtes un chercheur d’or, je suppose. Après
bien des recherches, vous êtes parvenu à découvrir un filon de ce
précieux métal. Vous avez le droit d’exploiter seul ce filon que vous avez
découvert seul.
LE SOCIALISTE.
A ce compte, l’Amérique entière aurait dû appartenir à Christophe
Colomb qui l’avait découverte.
L’ÉCONOMISTE.
Vous oubliez que l’Amérique était déjà, en grande partie,
possédée à l’époque de la découverte de Christophe
Colomb. Au reste, c’est une règle du droit des gens qu’une terre inhabitée
appartient au premier qui la découvre.
LE SOCIALISTE.
Mais si, après l’avoir découverte, il ne juge pas à propos d’exploiter,
son droit de propriété périt. Comment expliquez-vous cette mort du droit
de propriété ?
L’ÉCONOMISTE.
Le droit de propriété ne meurt jamais. On ne cesse de posséder qu’en
renonçant à posséder. Si j’ai découvert une mine, je
l’exploiterai, ou je la céderai à quelqu’un qui l’exploitera. Il en
sera de même si j’ai découvert une terre : je l’exploiterai ou
je la vendrai.
Par malheur, l’Assemblée constituante et Mirabeau lui-même ne comprirent
pas que la propriété minérale pouvait être laissée libre,
sans inconvénient aucun. Ils attribuèrent à la nation la
propriété des mines. Ils firent du communisme souterrain. La loi
de 1791 accorda au gouvernement le pouvoir de disposer de la propriété
minérale, et limita à cinquante années la durée des concessions.
Le gouvernement fut investi, en outre, du pouvoir de retirer ces concessions, lorsque les
mines ne seraient pas tenues en bon état ou lorsqu’elles cesseraient
momentanément d’être exploitées.
La disposition la plus funeste de cette loi était, sans contredit, celle qui
limitait la durée des concessions. L’exploitation des mines exigeant d’immenses
capitaux et des travaux préparatoires qui se prolongent quelquefois pendant plusieurs
années, il importait, par dessus tout, aux entrepreneurs d’être assurés
de l’avenir ; borner leur jouissance, c’était les mettre dans l’obligation de
borner aussi leurs sacrifices ; c’était apporter un obstacle presque insurmontable
au développement des exploitations minérales.
Le Droit attribué au gouvernement, de retirer les concessions, dans certaines
circonstances déterminées, entraînait aussi des inconvénients
très graves. Il n’est pas facile de décider si une mine est bien
exploitée ou si elle l’est mal. Les avis peuvent être partagés
sur le mode d’exploitation le plus convenable. On arguait par exemple contre l’exploitation
libre, que les exploitants épuisaient d’abord les filons les plus riches et
négligeaient les autres, mais ne suivaient-ils pas, en cela, la marche la plus
rationnelle ? N’était-il pas naturel de commencer par les parties
les plus productives des exploitations ? En débutant par exploiter les filons les moins
riches, les concessionnaires n’auraient-ils pas discrédité leurs entreprises
naissantes ? On ne pouvait décider avec plus de certitude si un exploitant avait
tort ou raison d’abandonner momentanément tout ou partie de son exploitation. Son
intérêt personnel, qui était de la tenir constamment en activité,
offrait, sous ce rapport, une garantie suffisante. A moins que la demande ne vint à se
ralentir, et dans ce cas, la suspension partielle ou totale de l’extraction minérale se
justifiait d’elle-même, quel intérêt pouvait-il avoir d’interrompre les
travaux ?
LE CONSERVATEUR.
On a réformé cette mauvaise loi.
L’ÉCONOMISTE.
On l’a réformé fort incomplètement. La loi du 21 avril 1810 qui l’a
remplacée, a maintenu au gouvernement le droit d’accorder ou de retirer les
concessions. Seulement les concessions ont cessé d’être limitées
à cinquante années. Mais, sous d’autres rapports, la situation des
propriétaires du sous-sol a été aggravée. La loi de
1810 leur interdit de vendre par lots et de partager leurs mines, sans une autorisation
préalable du gouvernement, et elle assujettit leurs exploitations à la
surveillance d’une administration créée ad hoc ; de plus,
elle réserve les prétendus droits des propriétaires de la surface,
et elle commet au conseil d’État le soin de déterminer le montant des
indemnités à leur accorder. Les exploitations minérales se trouvent,
de la sorte, étroitement réglementées et lourdement grevées.
Aussi, quel a été le résultat de cette loi ? Ça
été de
réduire au minimum la production minérale.
Qui voudrait aujourd’hui se faire découvreur de mines ? qui voudrait s’occuper
spécialement de rechercher de nouveaux gîtes métallifères ?
Avant de faire valoir sa découverte, n’est-on pas obligé d’en solliciter,
pendant de longues années, la concession (la concession d’une propriété
que l’on a créée par son travail), et après l’avoir obtenue, de se
soumettre à la surveillance inquiète et à la direction inintelligente
de l’administration des mines ? Que deviendrait, je vous le demande, la culture de nos
champs, si nos agriculteurs ne pouvaient remuer une pelletée de terre sans l’approbation
d’un agent du ministère de l’agriculture ? s’il ne leur était pas permis de
vendre la moindre parcelle de leurs champs, sans l’approbation du gouvernement ? si enfin
l’administration s’attribuait le droit de leur retirer, à sa volonté, leur
propriété ? Ne serait-ce pas la mort de notre agriculture ? Les
capitaux ne se détourneraient-ils pas avec empressement, d’une industrie si
détestablement opprimée ?... Eh ! bien, les capitaux se sont
détournés des exploitations minérales. Il a fallu leur accorder
des privilèges spéciaux pour les y ramener. Il a fallu écarter
la concurrence étrangère, et faciliter ainsi à l’intérieur
l’établissement d’un immense monopole, pour décider les capitaux à
s’aventurer dans une industrie asservie au bon plaisir administratif. Il a fallu rejeter
sur les consommateurs des produits minéraux une partie du dommage qu’on infligeait
à la propriété des mines. N’est-ce pas de la barbarie ?
Supposons, au contraire, qu’on eût purement et simplement supprimé, en 1789,
le droit abusif que s’attribuaient les monarques de concéder la propriété des
mines ; supposons que cette propriété eût été
librement abandonnée et garantie à ceux dont le travail l’avait
créée, la production des mines ne se serait-elle pas développée
au maximum, sans qu’il eût été nécessaire de la
protéger ? Cette source de travail qui ne laisse échapper encore que de
maigres filets, ne coulerait-elle pas à longs flots ?
LE CONSERVATEUR.
Oui, c’est une chose merveilleuse que la propriété. Avec quelle ardeur on
travaille quand on est sûr de posséder à toujours le fruit de son
labeur, et d’en disposer librement, de le consommer, de le donner, de le prêter,
de le vendre, sans être entravé, gêné, vexé. La
propriété ! voilà la vraie Californie. Vive la
propriété !
LE SOCIALISTE.
Vive le travail !
L’ÉCONOMISTE.
Travail et liberté se tiennent, puisque c’est le travail qui crée la
propriété, et la propriété qui suscite le travail. Vivent
donc le travail et la propriété !
Le gouvernement nuit au développement de la production, non seulement en
entravant la propriété individuelle, mais encore en s’attribuant certaines
propriétés. A côté du domaine des particuliers, il y a, vous
le savez, le domaine public ou commun. L’État, les départements,
les communes possèdent des biens considérables, des champs, des prairies,
des forêts, des canaux, des routes, des bâtiments, et que sais-je encore. Ces
diverses propriétés, qui sont gérées au
nom de la société, ne constituent-ils pas un véritable communisme ?
LE CONSERVATEUR.
Oui, dans une certaine mesure. Mais les choses pourraient-elles être
arrangées autrement ? Le gouvernement ne doit-il pas nécessairement
disposer de certaines propriétés ? Le gouvernement est institué
pour rendre à la rendre à la société des services...
L’ÉCONOMISTE.
Quels services ?
LE CONSERVATEUR.
Le gouvernement doit... gouverner.
LE SOCIALISTE.
Parbleu ! mais qu’entendez-vous par gouverner ? N’est-ce pas diriger les
intérêts, les accorder ?
L’ÉCONOMISTE.
Les intérêts n’ont besoin ni d’être dirigés ni d’être
accordés. Ils se dirigent et s’accordent bien sans que personne s’en mêle.
LE SOCIALISTE.
S’il en est ainsi, que doit faire le gouvernement ?
L’ÉCONOMISTE.
Il doit garantir à chacun le libre exercice de son activité, la
sécurité de sa personne et la conservation de sa propriété.
Pour exercer cette industrie particulière, pour rendre ce service spécial
à la société, le gouvernement doit disposer d’un certain matériel.
Tout ce qu’il possède en sus est inutile.
LE CONSERVATEUR.
Mais s’il rend d’autres services encore à la société ; s’il donne de
l’éducation, s’il salarie des cultes, s’il contribue
au transport des hommes et des
marchandises par terre et par eau, s’il fabrique du tabac, de la porcelaine, des tapis, de
la poudre, du salpêtre....
L’ÉCONOMISTE.
En un mot, s’il est communiste ! Eh bien ! il ne faut pas que le gouvernement soit
communiste ! Comme tout entrepreneur, le gouvernement ne doit faire qu’une seule chose
sous peine de faire fort mal ce qu’il fait. Tous les gouvernements ont pour industrie
principale, la production de la sécurité. Qu’ils s’en tiennent
là.
LE CONSERVATEUR.
Voilà une application bien rigoureuse du principe de la division du travail.
Vous voudriez donc que le domaine public cessât d’exister, que l’État
vendit la plus grande partie de ses propriétés, que toutes choses, en
un mot, fussent spécialisées.
L’ÉCONOMISTE.
Je le voudrais, dans l’intérêt du développement de la production.
On a fait récemment, en Angleterre, une enquête sur la gestion des
propriétés publiques. Rien d’instructif comme les renseignements
recueillis dans cette enquête. Le domaine public se compose, en Angleterre,
des anciens fiefs de la couronne, devenus propriétés nationales. Ces
propriétés sont vastes et magnifiques. Entre les mains des particuliers,
elles donneraient un produit considérable ; entre les mains de l’État,
elles ne rapportent presque rien.
Permettez moi de vous citez un seul détail.
Les principaux biens du domaine consistent dans les quatre forêts de New-Forest,
Walham, Whittlewood et Whychwood. Ces forêts sont confiées à des gardiens qui
les administrent. Ce sont les ducs de Cambridge et de Grafton, lord Mornington et lord
Churchill. Les gardiens ne reçoivent aucune rétribution apparente, mais il
leur est alloué une indemnité assez considérable en nature, gibier,
bois, etc. Le revenu annuel de la New-Forest s’élève, en moyenne,
à 56 ou 57 000 livres sterling, soit près de 1 500 000 francs.
Sur ce revenu, le trésor n’a jamais touché plus de 1 000 livres, et, de
1841 à 1847, l’entretien de la forêt en a coûté plus de 2 000
à l’État.
LE CONSERVATEUR.
Voilà un abus flagrant ; mais c’est dans l’aristocratique Angleterre que ces
choses se passent, ne l’oubliez pas !
L’ÉCONOMISTE.
Il s’en passe bien d’autres dans notre France démocratique. On a reconnu depuis bien
longtemps, en France comme en Angleterre, que la gestion des biens de l’État est
détestable.
LE CONSERVATEUR.
Cela n’est que trop vrai. Cependant, il y a des propriétés qui doivent
évidemment demeurer entre les mains de l’État, les routes, par exemple.
L’ÉCONOMISTE.
En Angleterre, les routes se trouvent entre les mains des particuliers et l’on n’en voit,
nulle part, de si bien entretenues.
LE CONSERVATEUR.
Et les barrières donc ? La circulation n’est pas libre en Angleterre, elle est
libre en France.
L’ÉCONOMISTE.
Pardon ! elle est beaucoup plus libre dans la Grande-Bretagne,
États-Unis où ils ont été construits et où
ils sont exploités par des associations particulières.
LE SOCIALISTE.
Les routes et les canaux ne constitueraient-elles point des monopoles oppressifs si
elles étaient appropriées ?
L’ÉCONOMISTE.
Vous oubliez qu’elles se font mutuellement concurrence. Je vous démontrerai
plus tard, que dans toute entreprise soumise au régime libre de la libre-concurrence,
le prix doit nécessairement tomber au niveau des frais réels de
production ou d’exploitation, et que les propriétaires d’un canal ou d’une route
ne peuvent rien recevoir en sus de l’équitable rémunération de leur
capital et de leur travail. C’est une loi économique aussi positive et aussi exacte
qu’une loi physique.
La plupart des cours d’eau, qui exigent certains travaux d’exploitation et d’entretien,
pourraient de même être appropriés avec avantage. Vous savez à
quelles difficultés inextricables le communisme des cours d’eau donne lieu aujourd’hui.
Les barrages occasionnent des myriades de procès et les irrigations se trouvent partout
entravées. Il en serait autrement si chaque bassin avait ses propriétaires contre
lesquels les riverains pourraient avoir recours en cas de dommages
et qui se chargeraient de fournir des chutes d’eau et d’établir des canaux d’irrigation
où besoin serait.
L’État est encore propriétaire de la plupart des sources d’eaux
minérales. Aussi sont-elles fort mal administrées, bien que les
administrateurs et les inspecteurs ne manquent pas. En outre, sous le prétexte
que les eaux minérales factices servent de médicaments on en a mis la
fabrication sous la surveillance de l’administration. Autres administrateurs et autres
inspecteurs !
LE CONSERVATEUR.
Ah ! l’administration est notre grande plaie.
L’ÉCONOMISTE.
Il n’y a qu’un moyen de guérir cette plaie-là, c’est de moins administrer.
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