par M. Gustave de Molinari.
Membre de la Société d’économie politique de Paris
SOMMAIRE : Atteintes portées à la propriété extérieure. — Propriété littéraire et artistique. — Contrefaçon. — Propriété des inventions.
L’homme possède donc son être et les dépendances naturelles ou artificielles de son être, ses facultés, son corps et ses œuvres.
Les œuvres de l’homme, objet de la propriété extérieure, sont de deux sortes, matérielles et immatérielles.
La loi reconnaît à perpétuité la propriété matérielle, à perpétuité, c’est-à-dire, autant que dure l’objet de la propriété ; en revanche elle limite à un délai assez bref la propriété immatérielle. Cependant l’une et l’autre ont la même origine.
S’il s’agit d’un fonds de terre mis en culture, c’est principalement de la force physique qui a été dépensée ; s’il s’agit d’un air de musique, ce sont des facultés intellectuelles aidées de certaines facultés physiques ou morales qui ont été mises en œuvre. Mais à moins de placer les facultés de l’intelligence au-dessous des forces physiques, ou bien encore, à moins de prétendre que l’homme possède son intelligence à un titre moins légitime que sa force physique, peut-on établir une différence entre ces deux sortes de propriétés ?
Vous connaissez la loi qui régit en France la propriété littéraire. Tandis que la propriété des choses matérielles, terres, maisons, meubles, est indéfinie, la propriété littéraire est limitée aux vingt années qui suivent la mort de l’auteur propriétaire. L’Assemblée constituante n’avait même accordé que dix années.
Avant la révolution, la législation était, sous certains rapports, beaucoup plus équitable...
Aussi qu’arrive-t-il ? C’est qu’on voit diminuer le nombre des œuvres durables et augmenter celui des œuvres éphémères. « Le Temps, dit Eschyle, ne respecte que ce qu’il a fondé. » A peu d’exceptions près, les chefs-d’œuvre que le passé nous a légués ont été le fruit d’un long travail. Descartes consacrait la plus grande partie de sa vie à composer ses Méditations. Pascal copiait jusqu’à treize fois ses Lettres provinciales avant de les livrer à l’impression. Adam Smith observait pendant trente années les phénomènes économiques de la société, avant d’écrire son immortel traité de la Richesse des Nations. Mais quand l’homme de génie ne jouit point d’une certaine aisance, peut-il semer si longtemps sans recueillir ? Pressé par l’aiguillon des nécessités de la vie n’est-il pas obligé de livrer encore vertes les moissons de son intelligence ?
On déclame beaucoup contre la littérature facile, mais pouvons-nous en avoir une autre ? Comment n’improviserait-on pas lorsque la valeur des œuvres laborieusement finies est raccourcie jusqu’à celle des œuvres improvisées ? En vain, vous recommanderez aux hommes de lettres de sacrifier leurs intérêts à ceux de l’art, les hommes de lettres ne vous écouteront point et, le plus souvent, ils auront raison. N’ont-ils pas, eux aussi, des devoirs de famille à remplir, des enfants à élever, des parents à soutenir, des dettes à payer, une position à conserver ? Peuvent-ils négliger, pour l’amour de l’art, ces devoirs naturels et sacrés ?
On improvise donc et l’on se précipite dans les branches de littérature où l’improvisation est le plus facile. Dans la science, la même cause engendre les mêmes résultats déplorables. Ce n’est plus l’observation qui domine dans la science moderne, c’est l’hypothèse. Pourquoi ? Parce qu’on bâtit une hypothèse plus vite qu’on n’observe une loi. Parce qu’on fait plus facilement des livres avec des hypothèses qu’on n’en peut faire avec des observations. A quoi il faut ajouter que l’hypothèse est souvent plus frappante. Le paradoxe étonne plus que la vérité. Il conquiert beaucoup plus vite le succès. Il le perd promptement aussi, sans doute. Mais, en attendant, l’improvisateur de paradoxes fait fortune tandis que le patient chercheur de vérités se débat contre la misère. Faut-il s’étonner après cela si le paradoxe fourmille et si la véritable science devient de plus en plus rare ?
Ceux-ci perdent à cette combinaison communiste, car la portion de propriété qu’on leur ravit est supérieure d’ordinaire à l’indemnité qu’on leur alloue.
Les contribuables y perdent plus encore, car on ne leur donne rien en échange de l’indemnité qu’on les oblige à payer.
Au moins, les consommateurs de livres y gagnent-ils quelque chose ?
Les consommateurs actuels n’y gagnent rien, puisque les auteurs jouissent temporairement d’un droit de propriété absolu sur leurs œuvres.
Les consommateurs futurs peuvent, sans doute, acheter à meilleur marché les ouvrages anciens ; en revanche, ils en sont moins abondamment pourvus. D’un autre côté, les livres qui traversent les âges subissent, sous le régime de la propriété limitée, tous les inconvénients attachés au communisme. Tombés dans le domaine public, ils cessent d’être l’objet des soins attentifs et vigilants qu’un propriétaire sait donner à sa chose. Les meilleures éditions fourmillent d’altérations et de fautes.
Parlerai-je des dommages indirects qui résultent de la limitation de la propriété littéraire ; parlerai-je de la contrefaçon ?
Lorsque la propriété matérielle était considérée comme un simple privilège émané du bon plaisir du souverain, ce privilège expirait aux frontières de chaque État. La propriété des étrangers était soumise au droit d’aubaine.
Lorsque la propriété matérielle a été partout reconnue comme un droit imprescriptible et sacré, le droit d’aubaine a cessé de lui être appliqué.
Seule la propriété intellectuelle est demeurée assujettie à ce droit barbare. Mais, en bonne justice, pouvons-nous nous en plaindre ? Si nous respectons la propriété intellectuelle moins que la propriété matérielle, pouvons-nous obliger les étrangers à la respecter autant ?
La France est peut-être le pays du monde où la production littéraire est la plus active et la plus abondante ; cependant les livres y sont fort chers. On y paye 15 fr. un roman en deux volumes, tandis qu’en Belgique les deux mêmes volumes ne coûtent que 1 fr. 50 c. Faut-il attribuer cette différence de prix uniquement aux droits d’auteurs ? Non pas ! de l’aveu des intéressés eux-mêmes, elle provient principalement de l’exiguïté du marché dont peut disposer le libraire français. Si la contrefaçon venait à être supprimée, les deux volumes, qui se vendent 15 francs en France, tomberaient probablement à 5 francs sur le marché général, peut-être plus bas encore. Dans ce sens, le consommateur étranger payerait 3 fr. 50 c. de plus que sous le régime de la contrefaçon ; en revanche, le consommateur français payerait 10 fr. de moins. Au point de vue de la consommation générale, n’y aurait-il pas évidemment avantage ?
J’ai entendu, il y a quelques années, à la Chambre des Députés, M. Chaix-d’Est-Ange défendre la contrefaçon au point de vue de la diffusion des lumières. C’est grâce à la contrefaçon, disait-il, que les idées françaises pénètrent à l’étranger. — C’est possible, aurait-on pu répondre à l’illustre avocat ; en revanche, c’est la contrefaçon qui empêche les idées françaises de pénétrer en France.
Les consommateurs étrangers payeraient nos livres un peu plus cher, si la contrefaçon cessait d’exister, et encore ! mais nous leur en fournirions de meilleurs et en plus grand nombre. N’y gagneraient-ils pas autant que nous-mêmes ?
Si vous m’accordez la propriété littéraire, vous devez m’accorder aussi la propriété artistique.
Cela s’explique aisément. D’une part, les industriels qui achètent aux artistes la propriété des modèles et dessins de fabrique, étant assurés de conserver perpétuellement cette propriété, peuvent la payer le plus cher possible. D’une autre part, les artistes, assurés de recevoir une rémunération suffisante, mettent le temps et le soin nécessaires à l’exécution de leurs œuvres.
Mais alors nos étoffes et nos bronzes, dont le dessin ou le modèle font souvent tout le prix, pourront-ils encore soutenir la concurrence de l’étranger ? En limitant la propriété des artistes, les industriels n’auront-ils pas coupé l’arbre pour avoir le fruit ?
Si vous admettez la propriété illimitée des œuvres d’art, vous devez admettre aussi la propriété illimitée des inventions.
La charrue est un instrument mû par des bêtes de somme, des chevaux ou des bœufs, sous la direction de l’homme, et qui sert à ouvrir le sol. Avant l’invention de la charrue, de quoi se servirait-on pour cultiver la terre ? On se servirait de la bêche. Voilà donc deux instruments bien distincts, à l’aide desquels la même œuvre peut être accomplie ; deux instruments qui se font concurrence l’un à l’autre. Cette concurrence est, à la vérité, fort inégale, car la charrue est infiniment préférable à la bêche ; et plutôt que d’en revenir à ce dernier outil, le moins économique de tous, la plupart des cultivateurs se résigneraient à payer une surtaxe considérable aux détenteurs de la propriété de la charrue. Mais enfin les champs ne demeureraient pas incultes. On se servirait de la bêche, jusqu’à ce que les détenteurs de la charrue s’apercevant qu’on peut, à la rigueur, se passer d’eux, se montrassent plus traitables.
Mais de cette situation de la société, en butte aux prétentions exagérées des propriétaires de certains instruments indispensables, qu’en résulterait-il ? Qu’il y aurait un immense intérêt à multiplier le nombre de ces instruments, à en créer de plus parfaits. Dans un moment où le prix de la charrue, par exemple, se trouverait surélevé, celui qui inventerait un instrument aussi économique ou plus économique pour remplir le même office, ne réaliserait-il pas une fortune ? Et s’il voulait, à son tour, surélever le prix de son instrument, ne se trouverait-il pas arrêté dans ses prétentions, d’abord par le fait même de l’existence des deux anciens véhicules, auxquels on pourrait toujours revenir, ensuite par la crainte de faire surgir une concurrence nouvelle, en augmentant l’intérêt attaché à la découverte d’un instrument plus parfait. — Vous voyez donc que le monopole ne serait jamais à redouter ; car il y aurait toujours, d’une part, la concurrence existante, effective, des instruments moins parfaits ; d’une autre part, la concurrence éventuelle, prochaine des instruments plus parfaits.
Croyez-vous, par exemple, qu’on ne puisse rien trouver de mieux, en fait d’instruments aratoires, que les instruments actuels ? Comparée aux véhicules dont on se sert dans la production manufacturière, la charrue n’est-elle pas un instrument barbare ? La charrue est un véhicule mû par une force animée. Or, l’industrie manufacturière ne doit-elle pas les immenses progrès qu’elle a réalisés, depuis un demi-siècle, à la substitution d’un moteur inanimé, la vapeur, à la force animée des brutes ? Pourquoi cette substitution économique d’un moteur inanimé à un moteur animé ne s’opérerait-elle point aussi en agriculture ? Pourquoi un véhicule à vapeur ne remplacerait-il pas la charrue comme la mull-Jenny a remplacé la machine à filer, comme le moulin à vapeur a remplacé la meule, mise en mouvement par un cheval aveugle, comme la charrue même, mue par le force des bêtes des somme, s’est substituée à la bêche, mue par le force de l’homme ?
Si, dès l’origine, la propriété des inventions avait été reconnue et respectée au même degré que la propriété matérielle, n’est-il pas au moins probable que ce progrès bienfaisant se trouverait déjà accompli ? N’est-il pas probable que la vapeur aurait déjà transformé et multiplié la production agricole comme elle a transformé et multiplié la production industrielle ? N’en résulterait-il pas un avantage immense pour l’humanité tout entière ?
De tout cela je conclus que la société aurait eu, dès l’origine, le plus grand intérêt à reconnaître et à respecter la propriété de l’invention, s’agit-il même de celle de la charrue ?
On dit que si une découverte n’était pas faite aujourd’hui, elle serait faite demain ; mais cette hypothèse ne peut-elle pas tout aussi justement s’appliquer aux défrichements des terres qu’aux nouvelles combinaisons d’idées, aux inventions ? Si les Backwoodsmen qui émigrent aujourd’hui à l’ouest demeuraient chez eux, ne peut-on pas admettre que d’autres Backwoodsmen iraient s’établir sur les mêmes terrains vierges avant cinq, dix ou quinze années ? pourquoi donc ne point limiter le droit de propriété des premiers ? Pourquoi ? parce que si on le limitait personne ne voudrait s’enfoncer dans les solitudes de l’ouest, ni aujourd’hui ni demain. De même, croyez-le bien, nul ne s’efforcerait de saisir les découvertes qui sont dans l’air si nul n’avait intérêt à les saisir.
Note
1. La propriété intellectuelle, si déplorablement méconnue par les propriétaires de nos jours, a trouvé un spirituel et persévérant défenseur en M. Jobard, directeur du musée de Bruxelles. A Paris, un romancier distingué, M Hip. Castille, avait fondé en 1847 un journal pour défendre cette cause qui intéresse un si grand nombre de travailleurs. Malheureusement, l’entreprise de M. Castille n’obtint point le succès qu’elle méritait si bien. Au bout de quelques mois, le Travail intellectuel cessa de paraître. Je me suis borné à résumer ici divers articles publiés par moi dans ce journal d’un des défenseurs les plus dévoués de la propriété intellectuelle.