Les Soirées de la rue Saint-Lazare


par M. Gustave de Molinari.

Membre de la Société d’économie politique de Paris


Interlocuteurs : Un conservateur. — Un socialiste. — Un économiste

Première soirée

SOMMAIRE : Position du problème social. — Que la société est gouvernée par des lois naturelles, immuables et absolues. — Que la propriété est la base de l’organisation naturelle de la société. — Définition de la propriété. — Énumération des atteintes actuellement portées au principe de la propriété.

 

LE CONSERVATEUR.
  Débattons ensemble, sans passion, les problèmes redoutables qui ont été soulevés dans ces derniers temps. Vous qui faites une guerre acharnée aux institutions actuelles, vous qui les défendez, sous réserves, que voulez-vous donc ?

LE SOCIALISTE.
  Nous voulons reconstruire la société.

L’ÉCONOMISTE.
  Nous voulons la réformer.

LE CONSERVATEUR.
  O rêveurs, mes bons amis, je ne demanderais pas
mieux, si cela était possible. Mais vous poursuivez des chimères.

LE SOCIALISTE.
  Eh ! quoi, vouloir que le règne de la force et de la ruse fasse enfin place à celui de la justice ; vouloir que le pauvre cesse d’être exploité par le riche ; vouloir que chacun soit récompensé selon ses œuvres, est-ce donc poursuivre une chimère ?

LE CONSERVATEUR.
  Cet Idéal que tous les utopistes se sont proposé depuis le commencement du monde ne saurait malheureusement être réalisé sur la terre. Il n’est pas donné aux hommes de l’atteindre !

LE SOCIALISTE.
  Je crois tout le contraire. Nous avons vécu jusqu’à ce jour au sein d’une organisation sociale imparfaite, vicieuse. Pourquoi ne nous serait-il pas permis de la changer ? Si la société est mal faite, disait M. Louis Blanc, ne pouvons-nous donc la refaire ? Les lois sur lesquelles repose cette société gangrenée jusqu’à la moelle des os, sont-elles éternelles, immuables ? Nous qui les avons jusqu’à présent subies, sommes-nous condamnés à les subir toujours ?

LE CONSERVATEUR.
  Dieu l’a voulu ainsi.

L’ÉCONOMISTE.
  Prenez garde d’invoquer le nom de Dieu en vain. Êtes-vous bien sûr que les maux de la société proviennent véritablement des lois sur lesquelles la société repose ?

LE SOCIALISTE.
  D’où viendraient-ils ?

L’ÉCONOMISTE.
  Ne se pourrait-il pas que ces maux eussent leur origine dans des atteintes portées aux lois fondamentales de la société ?

LE SOCIALISTE.
  La belle apparence que ces lois existent !

L’ÉCONOMISTE.
  Il y a des lois économiques qui gouvernent la société, comme il y a des lois physiques qui gouvernent le monde matériel.

Ces lois ont pour essence l’Utilité et la Justice. Ce qui signifie qu’en les observant, d’une manière absolue, on est sûr d’agir utilement et équitablement pour soi-même et pour les autres.

LE CONSERVATEUR.
  N’exagérez-vous pas, un peu ? Y a-t-il bien véritablement, dans les sciences économiques et morales, des principes absolument applicables à tous les temps et à tous les lieux. Je n’ai jamais cru, je l’avoue, aux principes absolus.

L’ÉCONOMISTE.
  A quels principes croyez-vous donc ?

LE CONSERVATEUR.
  Mon Dieu ! je crois avec tous les hommes qui ont observé de près les choses de ce monde que les lois de la justice et les règles de l’utilité sont essentiellement mobiles, variables. Je crois, en conséquence, qu’on ne saurait baser aucun système universel et absolu sur ces lois. M. Joseph de Maistre avait coutume de dire : Partout j’ai vu des hommes, mais nulle part je n’ai vu l’homme. Eh ! bien, je crois qu’on peut dire, de même, qu’il y a des sociétés, ayant des lois particulières, appropriées à
leur nature, mais qu’il n’y a pas une société gouvernée par des lois générales.

LE SOCIALISTE.
  Sans doute, puisque nous voulons la fonder cette société unitaire et universelle.

LE CONSERVATEUR.
  Je crois encore avec M. de Maistre que les lois naissent des circonstances et qu’elles n’ont rien de fixe... Ne savez-vous pas que telle loi considérée comme juste chez une nation est souvent regardée comme inique chez une autre ? Le vol était permis, sous certaines conditions, à Lacédémone ; la polygamie est autorisée en Orient, la castration y est tolérée. Direz-vous pour cela que les Lacédémoniens étaient des voleurs éhontés et que les Asiatiques sont d’infâmes débauchés ? Non ! si vous envisagez sainement les choses, vous direz que les Lacédémoniens en permettant le vol, obéissaient à des exigences particulières de leur situation, et que les Asiatiques, en autorisant la polygamie comme en tolérant la castration, subissent l’influence de leur climat. Relisez Montesquieu ! Vous en conclurez que la loi morale ne se manifeste pas en tous lieux et en tous temps de la même manière. Vous en conclurez que la justice n’a rien d’absolu. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà, disait Pascal. Relisez Pascal !

Ce qui est vrai du juste ne l’est pas moins de l’utile. Vous parlez des lois de l’utile comme si elles étaient universelles et permanentes. Quelle erreur profonde est la vôtre ! Ignorez-vous que les lois économiques ont varié et varient encore à l’infini comme les lois morales ?... Objecterez-vous que les nations méconnaissent leurs véritables intérêts en adoptant des législations économiques, diverses et mobiles. Mais vous aurez contre vous l’expérience des siècles. N’est-il pas avéré, par exemple, que l’Angleterre a dû sa fortune au régime prohibitif ? N’est-ce pas le fameux acte de navigation de Cromwell qui a été le point de départ de sa grandeur maritime et coloniale ? Cependant, elle vient d’abandonner ce régime tutélaire. Pourquoi ? Parce qu’il a cessé de lui être utile, parce qu’il ferait sa ruine après avoir fait sa richesse. Il y a un siècle, la liberté commerciale aurait été funeste à l’Angleterre ; elle donne aujourd’hui un nouvel essor à l’industrie et au commerce britanniques. Tant les circonstances ont changé !

Il n’y a que mobilité et diversité dans le domaine du Juste et de l’Utile. C’est s’égarer lamentablement, c’est méconnaître les conditions mêmes de l’existence des sociétés que de croire, comme vous semblez le faire, à l’existence de principes absolus.

L’ÉCONOMISTE.
  Ainsi donc, vous pensez qu’il n’y a de principes absolus ni en morale ni en économie politique ; vous pensez que tout est mobile, variable, divers dans la sphère du juste aussi bien que dans celle de l’utile ; vous pensez que la Justice et l’Utilité dépendent des lieux, des temps et des circonstances. Eh ! bien, les socialistes sont du même avis que vous. Que disent-ils ? Qu’il faut des lois nouvelles pour des temps nouveaux. Que l’heure est venue de changer les vieilles lois morales et économiques qui gouvernent les sociétés humaines.

LE CONSERVATEUR.
  Crime et folie !

LE SOCIALISTE.
  Pourquoi ? Vous avez jusqu’à présent gouverné le monde, pourquoi ne le gouvernerions-nous pas à notre tour ? Êtes-vous d’une essence supérieure à la nôtre ? Ou bien pouvez-vous affirmer que nul n’est plus apte que vous à gouverner les hommes ? Nous en appelons à la voix universelle ! Consultez les misérables qui croupissent dans les bas-fonds de vos sociétés, et demandez-leur s’ils sont satisfaits du lot que vos législateurs leur ont laissé ? Demandez-leur s’ils croient avoir obtenu une part équitable dans les biens de la terre ? Vos lois... Eh ! si vous ne les aviez point faites dans l’intérêt égoïste d’une classe, cette classe serait-elle seule à prospérer ? Pourquoi donc serions-nous criminels en établissant des lois qui profitent également à tous ?

Vous nous accusez d’attaquer les principes éternels et immuables sur lesquels la société repose, la religion, la famille, la propriété. Mais, de votre aveu même, il n’y a pas de principes éternels et immuables.

La propriété ! mais, aux yeux de vos légistes, qu’est-ce donc que la propriété ? Une institution purement humaine, une institution que les hommes ont fondée, décrétée, et qu’ils sont par conséquent les maîtres d’abolir. Ne l’ont-ils point d’ailleurs incessamment remaniée ? La propriété actuelle ressemble-t-elle à la propriété égyptienne ou romaine ou même à la propriété du moyen âge ? On admettait jadis l’appropriation et l’exploitation de l’homme par l’homme ; vous ne l’admettez plus aujourd’hui, légalement du moins. On réservait à l’État, dans le plus grand nombre des sociétés anciennes, la propriété du sol ; vous avez rendu la propriété territoriale accessible à tout le monde. Vous avez, en revanche, refusé de reconnaître pleinement certaines propriétés ; vous avez dénié à l’inventeur l’absolue propriété de son œuvre, à l’homme de lettres l’absolue propriété de son livre. Vous avez compris aussi que la société devait être protégée contre les excès de la propriété individuelle, et vous avez édicté la loi d’expropriation pour cause d’utilité publique.

Eh bien ! que faisons-nous ? nous limitons un peu plus encore la propriété ; nous la soumettons à des gênes plus nombreuses, à des charges plus lourdes dans l’intérêt public. Sommes-nous donc si coupables ? Cette voie, où nous marchons, n’est-ce pas vous qui l’avez tracée ?

La famille ! mais vous admettez qu’elle a pu légitimement recevoir, dans d’autres temps et dans d’autres pays, une organisation différente de celle qui prévaut aujourd’hui parmi nous. Pourquoi donc nous serait-il interdit de la modifier de nouveau ? Tout ce que l’homme a fait, l’homme ne peut-il le défaire ?

La religion ! mais vos législateurs n’en ont-ils pas toujours disposé à leur guise ? N’ont-ils pas débuté par autoriser la religion catholique à l’exclusion des autres ? N’ont-ils pas fini par permettre tous les cultes et par en pensionner quelques-uns ? S’ils ont pu régler les manifestations du sentiment religieux, pourquoi nous serait-il interdit de les régler à notre tour ?

Propriété, famille, religion, cires molles que tant de législateurs ont marquées de leurs empreintes successives, pourquoi ne vous marquerions-nous pas aussi des nôtres ? Pourquoi nous abstiendrions-nous de toucher à des choses que d’autres ont si souvent touchées ? Pourquoi respecterions-nous des reliques que leurs gardiens eux-mêmes ne se sont fait aucun scrupule de profaner ?

L’ÉCONOMISTE.
  La leçon est méritée. Conservateurs qui n’admettez aucun principe absolu, préexistant et éternel, en morale non plus qu’en économie politique, aucun principe également applicable à tous les temps et à tous les lieux, voilà où aboutissent vos doctrines. On les retourne contre vous. Après avoir entendu vos moralistes et vos légistes nier les lois éternelles du juste et de l’utile pour mettre à la place je ne sais quels expédients passagers, des esprits aventureux et passionnés, substituant leurs conceptions aux vôtres, veulent gouverner le monde après vous et autrement que vous. Et si vous avez raison, ô conservateurs, quand vous affirmez qu’aucune règle fixe et absolue ne préside à l’arrangement moral et matériel des affaires humaines, peut-on condamner ces réorganisateurs de la société ? L’esprit humain n’est pas infaillible. Vos législateurs ont pu errer. Pourquoi ne serait-il pas donné à d’autres législateurs de mieux faire ?

Quand Fourier, ivre d’orgueil, s’écriait : Tous les législateurs se sont trompés jusqu’à moi, et leurs livres ne sont bons qu’à être brûlés, ne pouvait-il, selon vous-mêmes, avoir raison ? Si les lois du Juste et de l’Utile viennent des hommes, et s’il appartient aux hommes de les modifier selon les temps, les lieux et les circonstances, Fourier n’était-il pas fondé à dire, en consultant l’histoire, ce long martyrologe des peuples, que les antiques législations sociales avaient été conçues dans un faux système, et qu’il fallait organiser un état social nouveau ? En affirmant qu’aucun principe absolu et surhumain ne gouverne les sociétés, n’avez-vous pas ouvert les écluses aux grandes eaux de l’utopie ? N’avez-vous pas autorisé le premier venu à refaire ces sociétés que vous prétendez avoir faites ? Le socialisme n’est-il pas un écoulement de vos propres doctrines ?

LE CONSERVATEUR.
  Qu’y pouvons-nous faire ? Nous connaissons bien, veuillez m’en croire, le défaut de notre cuirasse. Aussi n’avons-nous jamais nié absolument le socialisme. Quel langage tenons-nous, le plus souvent, aux socialistes ? Nous leur disons : Entre vous et nous ce n’est qu’une question de temps. Vous avez tort aujourd’hui, mais peut-être aurez-vous raison dans trois cents ans. Attendez !

LE SOCIALISTE.
  Et si nous ne voulons pas attendre ?

LE CONSERVATEUR.
  Alors, tant pis pour vous ! Comme sans rien préjuger sur l’avenir de vos théories, nous les tenons pour immorales et subversives pour le présent, nous les poursuivrons à outrance. Nous les supprimerons comme la faux supprime l’ivraie... Nous vous enverrons, dans nos prisons et dans nos bagnes, attaquer les institutions actuelles de la religion, de la famille et de la propriété.

LE SOCIALISTE.
  Tant mieux. Nous comptons beaucoup sur la persécution pour faire avancer nos doctrines. Le plus beau piédestal qu’on puisse donner à une idée c’est un échafaud ou un bûcher. Mettez-nous à l’amende, emprisonnez-nous, transportez-nous... nous ne demandons pas mieux. Si vous pouviez rétablir l’Inquisition contre les socialistes, nous serions assurés du triomphe de notre cause.

LE CONSERVATEUR.
  Nous pouvons nous passer encore de ce remède extrême. Nous possédons la Majorité et la Force.

LE SOCIALISTE.
  Jusqu’à ce que la Majorité et la Force se tournent de notre côté.

LE CONSERVATEUR.
  Oh ! je n’ignore pas que le danger est immense, mais enfin nous résisterons jusqu’au bout.

L’ÉCONOMISTE.
  Et vous perdrez la partie. Conservateurs, vous êtes impuissants à conservez la société.

LE CONSERVATEUR.
  Voilà un arrêt bien formel.

L’ÉCONOMISTE.
  Nous allons voir s’il est mal fondé. Si vous ne croyez pas à des principes absolus, vous devez, n’est-il pas vrai, considérer les nations comme des aggrégations factices, successivement constituées et perfectionnées de main d’homme. Ces aggrégations peuvent avoir des principes et des intérêts semblables, mais elles peuvent avoir aussi des principes et des intérêts opposés. Ce qui est juste pour l’une peut n’être pas juste pour l’autre. Ce qui est utile à celle-ci peut être nuisible à celle-là. Mais, quel est le résultat nécessaire de cet antagonisme de principes et d’intérêts ? La guerre. S’il est vrai que le monde ne soit point gouverné par des lois universelles et permanentes, s’il est vrai que chaque nation ait des principes et des intérêts qui lui soient propres, intérêts et principes essentiellement variables selon les circonstances et les
temps, la guerre n’est-elle point dans la nature des choses ?

LE CONSERVATEUR.
  Il est certain que nous n’avons jamais rêvé la paix perpétuelle comme ce digne abbé de Saint-Pierre. M. Joseph de Maistre a parfaitement démontré d’ailleurs que la guerre est indestructible et nécessaire.

L’ÉCONOMISTE.
  Vous admettez donc et, en effet, vous ne pouvez pas ne pas admettre que le monde est éternellement voué à la guerre ?

LE CONSERVATEUR.
  La guerre était dans le passé, elle est dans le présent, pourquoi cesserait-elle d’être dans l’avenir ?

L’ÉCONOMISTE.
  Oui, mais dans le passé, l’immense majorité des populations se composait d’esclaves et de serfs. Or les esclaves et les serfs ne lisaient pas les journaux, ne fréquentaient point les clubs, et ne savaient ce que c’est que le socialisme. Voyez les serfs de Russie ! N’est-ce pas une pâte que le despotisme pétrit à sa guise ? N’en fait-il pas, selon sa volonté, de la chair à corvées ou de la chair à canon ?

LE CONSERVATEUR.
  Il est évident que le servage avait du bon.

L’ÉCONOMISTE.
  Par malheur, il n’y a plus moyen de le rétablir parmi nous. Vous n’avez donc plus ni esclaves ni serfs. Vous avez des multitudes besoigneuses, à qui vous ne pouvez interdire les libres communications de la pensée, à qui vous êtes, au contraire, sollicités tous les jours de rendre
plus accessible le domaine des connaissances générales. Empêcherez-vous ces multitudes, aujourd’hui souveraines, de s’abreuver à la source empoisonnée des écrits socialistes ? Les empêcherez-vous d’écouter les rêveurs qui leur disent qu’une société où la foule travaille beaucoup pour gagner peu, tandis qu’au-dessus d’elle vivent des hommes qui gagnent beaucoup en travaillant peu, est une société vicieuse et qu’il la faut changer ? Non ! vous aurez beau proscrire les systèmes socialistes, vous ne les empêcherez pas de se produire et de se propager. La presse défiera vos défenses.

LE CONSERVATEUR.
  Ah ! la presse, cette grande empoisonneuse !

L’ÉCONOMISTE.
  Vous aurez beau la museler ou la proscrire, vous ne viendrez jamais à bout de la tuer. C’est une hydre dont les millions de têtes défieraient le bras d’Hercule.

LE CONSERVATEUR.
  Si nous avions une bonne monarchie absolue...

L’ÉCONOMISTE.
  La presse tuerait la monarchie absolue comme elle a tué la monarchie constitutionnelle, et à son défaut les livres, les brochures et la conversation suffiraient.

Eh bien, aujourd’hui, pour ne parler que de la presse, cette puissante baliste n’est plus seulement dirigée contre le gouvernement, elle est dirigée contre la société.

LE SOCIALISTE.
  Oui, depuis quelques années la presse a marché, Dieu merci !

L’ÉCONOMISTE.
  Elle provoquait naguère des révolutions pour changer
la forme du gouvernement ; elle en provoque aujourd’hui pour changer la forme de la société. Pourquoi ne réussirait-elle pas dans ce dessein comme elle a réussi dans l’autre ? Ah ! si les nations étaient pleinement garanties contre les luttes du dehors, peut-être réussirait-on à maîtriser toujours, au-dedans, les factions violentes et anarchiques. Mais, vous en convenez vous-même, la guerre extérieure est inévitable, car les principes et les intérêts sont mobiles, divers, et nul ne peut répondre que la guerre, aujourd’hui nuisible à certains pays, ne leur sera pas utile demain. Or si vous n’avez de foi qu’en la Force pour dompter le socialisme, comment donc réussirez-vous à le contenir, lorsque vous serez obligé de tourner contre l’ennemi du dehors, cette Force qui est votre raison suprême ? Si la guerre est inévitable, l’avènement du socialisme révolutionnaire ne l’est-il pas aussi ?

LE CONSERVATEUR.
  Hélas ! j’en ai bien peur. Aussi ai-je toujours pensé que la société marche à grands pas vers sa ruine. Nous sommes des Grecs du Bas-Empire, et les barbares sont à nos portes.

L’ÉCONOMISTE.
  Voilà donc où vous en êtes venus ? Vous désespérez des destinées de la civilisation, et vous regardez monter la barbarie en attendant l’heure suprême où elle aura débordé vos derniers remparts. Vous êtes des Grecs du Bas-Empire..... Eh ! s’il en est ainsi, laissez donc entrer les barbares. Faites mieux, allez au-devant d’eux, et remettez-leur humblement les clefs de la ville sacrée. Peut-être réussirez-vous à désarmer leur fureur. Mais
craignez de la redoubler en prolongeant inutilement votre résistance. L’histoire ne rapporte-t-elle point que Constantinople fut mise à sac, et que le Bosphore charria, pendant quatre jours, du sang et des cadavres ? O Grecs du nouveau Bas-Empire, redoutez le sort de vos aînés, et, de grâce, épargnez-nous l’agonie d’une résistance vaine et les horreurs d’une prise d’assaut. Hâtez-vous de livrer Byzance, si Byzance ne peut être sauvée.

LE SOCIALISTE.
  Vous avouez donc que l’avenir est à nous ?

L’ÉCONOMISTE.
  Dieu m’en garde ! mais je pense que vos adversaires ont tort de vous résister s’ils désespèrent de vous vaincre, et je conçois qu’en ne se rattachant à aucun principe fixe, immuable, ils aient cessé de compter sur la victoire. Conservateurs, ils sont impuissants à conserver la société, voilà tout ce que j’ai voulu prouver. Maintenant, je vous dirai à vous autres organisateurs, que vous seriez impuissants à l’organiser. Vous pouvez prendre Byzance et la mettre à sac, vous ne sauriez la gouverner.

LE SOCIALISTE.
  Qu’en savez-vous ! N’avons-nous pas dix organisations pour une ?

L’ÉCONOMISTE.
  Vous venez de mettre le doigt sur la plaie. A quelle secte socialiste appartenez-vous, veuillez bien me le dire. Êtes-vous saint-simonien ?

LE SOCIALISTE.
  Non ? le saint-simonisme est usé. C’était, à l’origine, une aspiration plutôt qu’une formule... Et les disciples ont gâté l’aspiration sans trouver la formule.

L’ÉCONOMISTE.
  Phalanstérien ?

LE SOCIALISTE.
  C’est séduisant. Mais la morale du fouriérisme est bien scabreuse.

L’ÉCONOMISTE.
  Cabétiste ?

LE SOCIALISTE.
  Cabet est un esprit ingénieux mais incomplet. Il n’entend rien, par exemple, aux choses de l’art. Imaginez-vous qu’en Icarie on peint les statues. Les figures de Curtius, voilà l’Idéal de l’art icarien. Barbare !

L’ÉCONOMISTE.
  Proudhonien ?

LE SOCIALISTE.
  Proudhon, ah ! que voilà un beau destructeur ? comme il démolit bien ! Mais, jusqu’à présent, il n’a su fonder que sa banque d’échanges. Et cela ne suffit pas.

L’ÉCONOMISTE.
  Ni saint-simonien, ni fouriériste, ni cabétiste, ni proudhonien. Eh ! qu’êtes-vous donc ?

LE SOCIALISTE.
  Je suis socialiste.

L’ÉCONOMISTE.
  Mais encore ! à quelle variété du socialisme appartenez-vous ?

LE SOCIALISTE.
  A la mienne. Je suis convaincu que le grand problème de l’organisation du travail n’est pas résolu encore. On a déblayé le terrain, on a posé les assises, mais on n’a pas élevé l’édifice. Pourquoi ne chercherais-je pas comme
un autre à le bâtir ? Ne suis-je pas animé du pur amour de l’Humanité ? N’ai-je pas étudié la Science et médité longtemps sur le Problème ? Et je crois pouvoir affirmer que... non ! pas encore... il y a certains points qui ne sont pas complètement élucidés (montrant son front), mais l’idée est là... et vous verrez plus tard.

L’ÉCONOMISTE.
  C’est-à-dire que vous aussi vous cherchez votre organisation du travail. Vous êtes un socialiste indépendant. Vous avez votre Bible particulière. Au fait, et pourquoi pas ? Pourquoi ne recevriez-vous pas comme un autre l’esprit du Seigneur ? Mais aussi, pourquoi d’autres ne le recevraient-ils pas comme vous ? Voilà bien des organisations du travail.

LE SOCIALISTE.
  Tant mieux, le peuple pourra choisir.

L’ÉCONOMISTE.
  Bon ! à la majorité des suffrages. Mais que fera la minorité ?

LE SOCIALISTE.
  Elle se soumettra.

L’ÉCONOMISTE.
  Et si elle résiste ? Mais j’admets qu’elle se soumette, de gré ou de force. J’admets que l’organisation adoptée à la majorité des suffrages soit mise en vigueur. Qu’arrivera-t-il si quelqu’un, vous, moi, un autre, découvre une organisation supérieure ?

LE SOCIALISTE.
  Cela n’est pas probable.

L’ÉCONOMISTE.
  Au contraire, c’est très probable. Ne croyez-vous pas au dogme de la perfectibilité indéfinie ?

LE SOCIALISTE.
  Assurément. Je crois que l’Humanité ne cessera de progresser qu’en cessant d’être.

L’ÉCONOMISTE.
  Or d’où dépend principalement le progrès de l’humanité ? S’il faut en croire vos docteurs, c’est la société qui fait l’homme. Lorsque l’organisation sociale est mauvaise, l’homme reste stationnaire ou il rétrograde ; lorsque l’organisation sociale est bonne, l’homme se développe, progresse...

LE SOCIALISTE.
  Quoi de plus vrai ?

L’ÉCONOMISTE.
  Y a-t-il donc rien de plus souhaitable au monde que de faire progresser l’organisation sociale ? Mais s’il en est ainsi, quelle devra être la préoccupation constante des amis de l’humanité ? ne sera-ce point d’inventer, de combiner des organisations de plus en plus parfaites ?

LE SOCIALISTE.
  Oui, sans doute. Quel mal y voyez-vous ?

L’ÉCONOMISTE.
  J’y vois une anarchie permanente. Une organisation vient d’être mise en vigueur et elle fonctionne, tant bien que mal, car elle n’est pas parfaite...

LE SOCIALISTE.
  Pourquoi pas ?

L’ÉCONOMISTE.
  La doctrine de la perfectibilité indéfinie n’exclut-elle pas la perfection ? D’ailleurs, je viens de vous citer une demi-douzaine d’organisations et vous n’avez été satisfait d’aucune.

LE SOCIALISTE.
  Cela ne prouve rien contre celles qui viendront plus tard. Ainsi, par exemple, j’ai la ferme conviction que mon système....

L’ÉCONOMISTE.
  Fourier trouvait son mécanisme parfait et cependant vous ne voulez pas du mécanisme de Fourier. De même, il se rencontrera des gens qui ne voudront pas du vôtre. Donc, une organisation bonne ou mauvaise est en vigueur. La majorité en est satisfaite, mais la minorité ne l’est point. De là un conflit, une lutte. Et remarquez, bien que l’organisation future possède un avantage énorme sur l’organisation présente. On n’en a pas encore ressenti les défauts. Selon toutes probabilités elle finira par l’emporter.... jusqu’à ce qu’elle soit, à son tour, remplacée par une troisième. Mais croyez-vous qu’une société puisse, sans péril aucun, changer journellement d’organisation. Voyez dans quelle crise épouvantable nous a précipités un simple changement de gouvernement. Que serait-ce s’il s’agissait de changer la société ?

LE SOCIALISTE.
  On frémit rien que d’y penser. Quel gâchis effroyable ? Ah ! l’esprit d’innovation ? l’esprit d’innovation ?

L’ÉCONOMISTE.
  Vous aurez beau faire, vous ne le supprimerez point. L’esprit d’innovation existe...

LE CONSERVATEUR.
  Pour le malheur du monde.

L’ÉCONOMISTE.
  Non pas. Sans l’esprit d’innovation, les hommes n’auraient point cessé encore de se nourrir de glands ou de
brouter l’herbe. Sans l’esprit d’innovation, vous seriez un grossier sauvage, gîtant dans la feuillée, au lieu d’être un digne propriétaire ayant maison à la ville et maison aux champs, confortablement nourri, vêtu, logé.

LE CONSERVATEUR.
  Pourquoi l’esprit d’innovation n’est-il point demeuré dans de justes limites ?

LE SOCIALISTE.
  Égoïste !

L’ÉCONOMISTE.
  L’esprit d’innovation n’a point de limites. L’esprit d’innovation qui est dans l’homme ne périra qu’avec l’homme. L’esprit d’innovation modifiera perpétuellement tout ce que les hommes ont établi, et si, comme vous l’affirmez, les lois qui régissent les sociétés sont d’origine humaine, l’esprit d’innovation ne s’arrêtera point devant elles. Il les modifiera, les changera, les bouleversera aussi longtemps que l’humanité séjournera sur la terre. Le monde est voué à d’incessantes révolutions, à d’éternels déchirements, à moins que...

LE CONSERVATEUR.
  A moins que...

L’ÉCONOMISTE.
  Eh ! bien, à moins qu’il n’y ait des principes absolus, à moins que les lois qui gouvernent le monde moral et le monde économique, ne soient des lois préétablies comme celles qui gouvernent le monde physique. S’il en était ainsi, si les sociétés avaient été organisées de la main de la Providence, ne devrait-on pas prendre en pitié le pygmée gonflé d’orgueil qui essayerait de substituer son œuvre à celle du Créateur ? Ne serait-il pas aussi puéril
de vouloir changer les bases sur lesquelles la société repose que d’entreprendre de déplacer l’orbite de la terre ?

LE SOCIALISTE.
  Sans aucun doute. Mais existent-elles, ces lois providentielles ? et, à supposer même qu’elles existent, ont-elles bien pour caractères essentiels la Justice et l’Utilité ?

LE CONSERVATEUR.
  Voilà une grosse impiété. Si Dieu a organisé lui-même les sociétés, s’il a fait les lois qui les régissent, il est évident que ces lois sont essentiellement justes et utiles, et que les souffrances des hommes proviennent de leur non observation.

L’ÉCONOMISTE.
  Bravo. Mais, à votre tour, vous devez admettre que ces lois sont universelles et immuables ?

LE SOCIALISTE.
  Eh ! quoi, vous ne répondez pas ? Ignorez-vous donc que la nature ne procède que par des lois universelles et immuables ? Et, je vous le demande, peut-elle procéder autrement ? Si les lois naturelles étaient partielles, ne se heurteraient-elles pas sans cesse ? Si elles étaient variables, ne livreraient-elles pas le monde à de perpétuelles perturbations ? Je ne conçois pas plus qu’une loi naturelle ne soit point universelle et immuable, que vous ne concevez qu’une loi émanée de la Divinité n’ait point pour essence la Justice et l’Utilité. Seulement, je doute que Dieu se soit mêlé de l’organisation des sociétés humaines. Et savez-vous pourquoi j’en doute ? Parce que vos sociétés sont détestablement organisées ; parce que l’histoire de l’humanité n’a été jusqu’à présent que la
lamentable et hideuse légende du crime et de la misère. Attribuer à Dieu lui-même l’organisation de ces sociétés misérables et infâmes, ne serait-ce pas le rendre responsable du mal ? ne serait-ce pas justifier les reproches de ceux qui l’accusent d’être injuste et inhumain ?

L’ÉCONOMISTE.
  Permettez ! de ce que ces lois providentielles existent, il ne s’ensuit pas nécessairement que l’humanité doive prospérer. Les hommes ne sont pas des corps dépourvus de volonté et de vie, comme ces globes que vous voyez se mouvoir dans un ordre éternel sous l’impulsion des lois physiques. Les hommes sont des êtres actifs et libres ; ils peuvent observer ou ne pas observer les lois que Dieu leur a données. Seulement, quand ils ne les observent point, ils sont criminels et misérables.

LE SOCIALISTE.
  S’il en était ainsi, ils les observeraient toujours.

L’ÉCONOMISTE.
  Oui, s’ils les connaissaient ; et, si les connaissant, ils savaient que la non observation de ces lois doit inévitablement leur porter préjudice ; mais voilà précisément ce qu’ils ignorent.

LE SOCIALISTE.
  Vous affirmez donc que tous les maux de l’humanité ont leur source dans la non observation des lois morales et économiques qui gouvernent les sociétés ?

L’ÉCONOMISTE.
  Je dis que si l’humanité avait de tout temps observé ces lois, la somme de ses maux eût été, de tout temps aussi, la plus faible possible. Cela vous suffit-il ?

LE SOCIALISTE.
  Assurément. Mais je serais, en vérité, bien curieux de les connaître, ces lois miraculeuses.

L’ÉCONOMISTE.
  La loi fondamentale sur laquelle repose toute l’organisation sociale, et de laquelle découlent toutes les autres lois économiques, c’est la PROPRIÉTÉ;

LE SOCIALISTE.
  La propriété ! allons donc ; mais c’est précisément de la propriété que découlent tous les maux de l’humanité.

L’ÉCONOMISTE.
  J’affirme le contraire. J’affirme que les misères et les iniquités dont l’humanité n’a cessé de souffrir ne viennent point de la propriété ; j’affirme qu’elles viennent d’infractions particulières ou générales, temporaires ou permanentes, légales ou illégales, commises au principe de la propriété. J’affirme que si la propriété avait été, dès l’origine du monde, religieusement respectée, l’humanité aurait constamment joui du maximum de bien-être que comportait, à chaque époque, l’état d’avancement des arts et des sciences, comme aussi d’une entière justice.

LE SOCIALISTE.
  Voilà bien des affirmations. Et vous êtes apparemment en mesure de prouver ce que vous affirmez.

L’ÉCONOMISTE.
  Apparemment.

LE SOCIALISTE.
  Eh ! bien, prouvez-le !

L’ÉCONOMISTE.
  Je ne demande pas mieux.

LE CONSERVATEUR.
  Avant tout, veuillez, je vous prie, définir la propriété.

L’ÉCONOMISTE.
  Je ferai mieux, je commencerai par définir l’homme, du moins au point de vue économique.

 

L’homme est un composé de forces physiques, morales et intellectuelles. Ces forces diverses ont besoin d’être incessamment entretenues, réparées par l’assimilation de forces semblables à elles. Lorsqu’on ne les répare point, elles périssent. Cela est vrai, aussi bien pour les forces intellectuelles et morales que pour les forces physiques.

L’homme est donc obligé de s’assimiler perpétuellement des forces nouvelles. Comment est-il averti de cette nécessité ? par la douleur. Toute déperdition de forces est accompagnée d’une douleur. Toute assimilation de forces, toute consommation est accompagnée, au contraire, d’une jouissance. Excité par ce double aiguillon, l’homme s’attache incessamment à entretenir ou à augmenter la somme des forces physiques, morales et intellectuelles qui composent son être. Telle est la raison de son activité.

Lorsque cette activité s’exerce, lorsque l’homme agit dans la vue de réparer ou d’augmenter ses forces, on dit qu’il travaille. Si les éléments dans lesquels l’homme puise les virtualités qu’il s’assimile étaient toujours à sa portée, et naturellement préparés pour la consommation, son travail se réduirait à fort peu de chose. Mais il n’en est pas ainsi. La nature n’a pas tout fait pour l’homme ; elle lui a laissé beaucoup à faire. Si elle lui fournit libéralement la matière première de toutes les choses nécessaires à sa consommation, elle l’oblige à donner une multitude de façons diverses à cette matière première pour la rendre consommable.

La préparation des choses nécessaires à la consommation se nomme production.

Comment s’accomplit la production ? par l’action des forces ou facultés de l’homme sur les éléments que lui fournit la nature.

Avant de consommer l’homme est donc obligé de produire. Toute production impliquant une dépense de forces occasionne une peine, une douleur. On subit cette peine, on souffre cette douleur dans la vue de se procurer une jouissance, ou, ce qui revient au même, de s’épargner une souffrance plus forte. On se procure cette jouissance et on s’épargne cette souffrance par la consommation. Produire et consommer, souffrir et jouir, voilà toute la vie humaine.

LE CONSERVATEUR.
  Qu’osez-vous dire ? A vos yeux, la Jouissance serait la fin unique que l’homme aurait à se proposer sur la terre ?

L’ÉCONOMISTE.
  N’oubliez pas qu’il s’agit ici des jouissances morales et intellectuelles aussi bien que des jouissances physiques. N’oubliez pas que l’homme est un être physique, moral et intellectuel. Se développera-t-il à ce triple point de vue ou se dégradera-t-il, voilà toute la question. S’il néglige ses besoins moraux et intellectuels pour ne satisfaire que ses appétits physiques, il se dégradera moralement et
intellectuellement. S’il néglige ses besoins physiques pour augmenter ses satisfactions intellectuelles et morales, il se dégradera physiquement. Dans l’une et l’autre éventualités, il souffrira d’une part, tout en jouissant avec excès d’une autre. La sagesse consiste à maintenir l’équilibre des facultés dont on est pourvu ou à produire cet équilibre lorsqu’il n’existe point. Mais l’économie politique n’a pas à s’occuper, directement du moins, de cette ordonnance intérieure des facultés humaines. L’économie politique n’examine que les lois générales de la production et de la consommation des richesses. La manière dont il convient que chaque individu distribue les forces réparatrices de son être concerne la morale.

Souffrir le moins possible, physiquement, moralement et intellectuellement, jouir le plus possible, à ce triple point de vue, voila quel est, en définitive, le grand mobile de la vie humaine, le pivot autour duquel se meuvent toutes les existences. Ce mobile, ce pivot se nomme l’Intérêt.

LE SOCIALISTE.
  Vous regardez l’intérêt comme le mobile unique des actions humaines, et vous dites que l’intérêt consiste à s’épargner de la peine et à se procurer du plaisir. Mais n’est-il donc, dans l’homme, aucun mobile plus noble auquel on puisse faire appel ? Au lieu d’être excité par l’appât inférieur d’une satisfaction personnelle, ne peut-on l’être par le stimulant plus élevé de l’amour de l’humanité ? Au lieu de céder à l’intérêt, ne peut-on obéir au dévouement ?

L’ÉCONOMISTE.
  Le dévouement n’est qu’une des parties constituantes de l’intérêt.

LE CONSERVATEUR.
  Qu’est-ce à dire ? Oubliez-vous que le dévouement implique sacrifice et que sacrifice implique souffrance.

L’ÉCONOMISTE.
  Oui, sacrifice et souffrance d’un côté, mais satisfaction et jouissance d’un autre. Quand on se dévoue pour son prochain, on se condamne, le plus souvent, du moins, à une privation matérielle, mais on éprouve en échange une satisfaction morale. Si la peine l’emporte sur la satisfaction on ne se dévoue pas.

LE CONSERVATEUR.
  Et les martyrs ?

L’ÉCONOMISTE.
  Les martyrs eux-mêmes me fourniraient un témoignage à l’appui de ce que j’avance. Le sentiment moral de la religion dépassait chez eux l’instinct physique de la conservation. En échange de leurs souffrances physiques, ils éprouvaient des jouissances morales plus intenses. Lorsqu’on n’est pas pourvu à un haut degré du sentiment religieux, on ne s’expose pas, volontairement du moins, au martyre. Pourquoi ? Parce que la satisfaction morale étant faible, on la trouve trop chèrement achetée par la souffrance physique.

LE CONSERVATEUR.
  Mais, s’il en est ainsi, les hommes en qui les appétits physiques prédominent, sacrifieront toujours à la satisfaction de leurs besoins inférieurs, celle de leur besoins
plus élevés. Ces hommes auront intérêt à se vautrer dans la fange....

L’ÉCONOMISTE.
  Cela serait, si l’existence humaine se trouvait bornée à cette terre. Les individus en qui les appétits physiques prédominent n’auraient, en ce cas, aucun intérêt à les réprimer. Mais l’homme n’est pas ou ne se croit pas une créature d’un jour. Il a foi dans une existence future, et il s’efforce de se perfectionner pour monter dans un monde meilleur, au lieu de descendre dans un monde plus mauvais. S’il se prive de certaines satisfactions ici-bas, c’est en vue d’acquérir des satisfactions supérieures dans une autre vie.

S’il n’a pas foi dans ces satisfactions futures ou s’il les croit inférieures aux satisfactions présentes que la religion et la morale lui commandent de sacrifier pour les obtenir, il ne consentira point à ce sacrifice.

Mais que la satisfaction soit présente ou future, qu’elle se trouve placée dans ce monde ou dans un autre, elle est toujours la fin que l’homme se propose, le mobile constant, immuable de ses actions.

LE SOCIALISTE.
  Ainsi élargi, on peu, je pense, accepter l’intérêt, comme mobile unique des actions de l’homme.

L’ÉCONOMISTE.
  Sous l’impulsion de son intérêt, où qu’il le place, l’homme agit, travaille. C’est à la religion et à la morale à lui enseigner à le bien placer.....

L’homme s’efforce donc incessamment de réduire la somme de ses peines et d’augmenter celle de ses jouissances. Comment peut-il atteindre ce double résultat ? En obtenant, en échange de moins de travail, plus de choses propres à la consommation, ou, ce qui revient au même, en perfectionnant son travail.

Comment l’homme peut-il perfectionner son travail ? Comment peut-il obtenir un maximum de jouissances en échange d’un minimum d’efforts ?

C’est en dirigeant bien les forces dont il dispose. C’est en exécutant les travaux qui conviennent le mieux à ses facultés et en accomplissant sa tâche le mieux possible.

Or l’expérience démontre que ce résultat ne peut être obtenu qu’à l’aide de la plus complète DIVISION DU TRAVAIL.

Les hommes sont donc naturellement intéressés à diviser le travail. Mais division du travail implique rapprochement des individus, société, échanges.

Que les hommes demeurent isolés ; qu’ils satisfassent individuellement à leurs besoins, et ils dépenseront un maximum d’efforts pour obtenir un minimum de satisfactions.

Cependant cet intérêt que les hommes ont à s’unir en vue de diminuer leur labeur et d’augmenter leurs jouissances n’aurait peut-être pas suffi pour les rapprocher, s’ils n’avaient été attirés les uns vers les autres d’abord par l’impulsion naturelle de certaines besoins qui ne peuvent être satisfaits dans l’isolement, ensuite par la nécessité de défendre, quoi ? leurs propriétés.

LE CONSERVATEUR.
  Comment ? La propriété existe-t-elle dans l’état d’isolement ? Selon les jurisconsultes, c’est la société qui l’institue.

L’ÉCONOMISTE.
  Si la société l’institue, la société peut aussi l’abolir, et les socialistes qui demandent son abolition ne sont pas de si grands coupables. Mais la société n’a pas institué la propriété ; c’est bien plutôt la propriété qui a institué la société.

Qu’est-ce que la propriété ?

La propriété émane d’un instinct naturel dont l’espèce humaine tout entière est pourvue. Cet instinct révèle à l’homme avant tout raisonnement qu’il est le maître de sa personne et qu’il peut disposer à son gré de toutes les virtualités qui composent son être, soit qu’elles y adhèrent, soit qu’il les en ait séparées.

LE SOCIALISTE.
  Séparées ! qu’est-ce à dire ?

L’ÉCONOMISTE.
  L’homme est obligé de produire s’il veut consommer. En produisant, il dépense, il sépare de lui-même une certaine partie de ses forces physiques, morales et intellectuelles. Les produits contiennent les forces dépensées par ceux qui les ont créés. Mais ces forces que l’homme sépare de lui-même, sous l’empire de la nécessité, il ne cesse pas de les posséder. La conscience humaine ne s’y trompe pas, et elle condamne indistinctement les atteintes portées à la propriété intérieure et à la propriété extérieure 
1.

Lorsqu’on dénie à l’homme le droit de posséder la portion de ses forces qu’il sépare de lui-même en travaillant, lorsqu’on attribue à d’autres le droit d’en disposer ; qu’arrive-t-il ? Cette séparation ou cette dépense de forces impliquant une douleur, l’homme cesse de travailler à moins qu’on ne l’y force.

Supprimer le droit de propriété de l’homme sur les produits de son travail, c’est empêcher la création de ces produits.

S’emparer d’une partie de ces produits, c’est, de même, décourager de les former ; c’est ralentir l’activité de l’homme en affaiblissant le mobile qui le pousse à agir.

De même, porter atteinte à la propriété intérieure ; obliger un être actif et libre à entreprendre un travail qu’il n’entreprendrait pas de lui-même, ou lui interdire certaines branches de travail, détourner par conséquent ses facultés de leur destination naturelle, c’est diminuer la puissance productive de l’homme.

Toute atteinte portée à la propriété intérieure ou extérieure, séparée ou non séparée, est contraire à l’Utilité aussi bien qu’à la Justice.

Comment donc se fait-il que des atteintes aient été, de tout temps, portées à la propriété ?

Tout travail impliquant une dépense de forces, et toute dépense de forces une peine, certains hommes ont voulu s’épargner cette peine tout en s’attribuant la satisfaction qu’elle procure. Ils ont, en conséquence, fait métier de dérober les fruits du travail des autres hommes, soit en les dépouillant de leurs biens extérieurs, soit en les réduisant en esclavage. Ils ont constitué ensuite des sociétés régulières pour protéger eux et les fruits de leurs rapines contre leurs esclaves ou contre d’autres ravisseurs. Voilà l’origine de la plupart des sociétés.

Mais cette usurpation abusive des forts sur la propriété des faibles a été successivement entamée. Dès l’origine des sociétés, une lutte incessante s’est établie entre les oppresseurs et les opprimés, les spoliateurs et les spoliés ; dès l’origine des sociétés, l’humanité a tendu constamment vers l’affranchissement de la propriété. L’histoire est pleine de cette grande lutte ! D’un côté, vous voyez les oppresseurs défendant les privilèges qu’ils se sont attribués sur la propriété d’autrui ; de l’autre, les opprimés réclamant la suppression de ces privilèges iniques et odieux.

La lutte dure encore, et elle ne cessera que lorsque la propriété sera pleinement affranchie.

LE CONSERVATEUR.
  Mais il n’y a plus de privilèges !

LE SOCIALISTE.
  Mais la propriété n’a que trop de franchises !

L’ÉCONOMISTE.
  La propriété n’est guère plus franche aujourd’hui qu’elle ne l’était avant 1789. Peut-être même, l’est-elle moins. Seulement il y a une différence : avant 1789, les restrictions apportées au droit de propriété profitaient à quelques-uns ; aujourd’hui, elles ne profitent, le plus souvent, à personne, sans être cependant moins nuisibles à tous.

LE CONSERVATEUR.
  Mais où donc les voyez-vous ces restrictions malfaisantes ?

L’ÉCONOMISTE.
  Je vais énumérer les principales....

LE SOCIALISTE.
  Une observation encore. J’admets volontiers la propriété comme souverainement équitable et utile dans l’état d’isolement. Un homme vit et travaille seul. Il est parfaitement juste que cet homme jouisse seul du fruit de son travail. Il n’est pas moins utile que cet homme soit assuré de conserver sa propriété. Mais ce régime de propriété individuelle peut-il se maintenir équitablement et utilement dans l’état de société ?

Je veux bien admettre encore que la Justice et l’Utilité commandent de reconnaître à chacun, dans cet état comme dans l’autre, l’entière propriété de sa personne et de cette portion de ses forces qu’il sépare de lui-même en travaillant. Mais les individus pourraient-ils véritablement jouir de cette double propriété, si la société n’était pas organisée de manière à la leur garantir ? Si cette organisation indispensable n’existait point ; si, par un mécanisme quelconque, la société ne distribuait point à chacun l’équivalent de son travail, le faible ne se trouverait-il pas à la merci du plus fort, la propriété des uns ne serait-elle pas perpétuellement envahie par la propriété des autres ? Et si l’on commettait l’imprudence d’affranchir pleinement la propriété, avant que la société fût dotée de ce mécanisme distributif, ne verrions-nous pas se multiplier encore les empiétements des forts sur la propriété des faibles ? Le complet affranchissement de la propriété n’aggraverait-il pas le mal au lieu de le corriger ?

L’ÉCONOMISTE.
  Si l’objection était fondée, s’il était nécessaire de construire un mécanisme pour distribuer à chacun l’équivalent de son travail, le socialisme aurait pleinement sa raison d’être, et je serais socialiste comme vous. Mais ce mécanisme que vous voulez établir artificiellement, il existe naturellement et il fonctionne. La société est organisée. Le mal que vous attribuez à son défaut d’organisation vient des entraves apportées au libre jeu de son organisation.

LE SOCIALISTE.
  Vous osez affirmer qu’en permettant à tous les hommes de disposer librement de leurs propriétés, dans le milieu
social où nous sommes, les choses s’arrangeraient d’elles-mêmes de manière à rendre le travail de chacun le plus productif possible, et la distribution des fruits du travail de tous pleinement équitable ?...

L’ÉCONOMISTE.
  J’ose l’affirmer.

LE SOCIALISTE.
  Vous croyez qu’il deviendrait superflu d’organiser sinon la production du moins la distribution, l’échange, de désobstruer la circulation...

L’ÉCONOMISTE.
  J’en suis sûr. Laissez faire les propriétaires, laissez passer les propriétés et tout s’arrangera pour le mieux.

Mais on n’a jamais laissé faire les propriétaires ; on n’a jamais laissé passer les propriétés.

Jugez-en.

S’agit-il du droit de propriété de l’homme sur lui-même ; du droit qu’il possède d’utiliser librement ses facultés, en tant qu’il ne cause aucun dommage à la propriété d’autrui ? Dans la société actuelle les fonctions les plus élevées et les professions les plus lucratives ne sont pas libres ; on ne peut exercer librement les fonctions de notaire, de prêtre, de juge, d’huissier, d’agent de change, de courtier, de médecin, d’avocat, de professeur ; on ne peut être librement imprimeur, boucher, boulanger, entrepreneur de pompes funèbres ; on ne peut fonder librement aucune association commerciale, aucune banque, aucune compagnie d’assurances, aucune grande entreprise de transport, construire librement aucun chemin, établir librement aucune institution de charité, vendre librement du tabac, de la poudre, du salpêtre, transporter des lettres, battre monnaie ; on ne peut librement se concerter avec d’autres travailleurs pour fixer le prix du travail. La propriété de l’homme sur lui-même, la propriété intérieure, est de toutes parts entravée.

La propriété sur les fruits de son travail, la propriété extérieure ne l’est pas moins. La propriété littéraire ou artistique et la propriété des inventions ne sont reconnues et garanties que pendant une courte période. La propriété matérielle est généralement reconnue à perpétuité, mais elle est soumise à une multitude de restrictions et de charges. Le don, l’héritage et le prêt ne sont pas libres. L’échange est lourdement grevé tant par les impôts de mutation, d’enregistrement et de timbre, les octrois et les douanes, que par les privilèges accordés aux agents servant d’intermédiaires à certains marchés ; parfois aussi l’échange est complètement prohibé hors de certaines limites. Enfin, la loi d’expropriation pour cause d’utilité publique menace incessamment la faible portion de Propriété que les autres restrictions ont épargnée.

LE CONSERVATEUR.
  Toutes les restrictions que vous venez d’énumérer ont été établies dans l’intérêt de la société.

L’ÉCONOMISTE.
  C’est possible ; mais ceux qui les ont établies ont eu la main malheureuse, car toutes agissent, à différents degrés, et quelques-unes avec une puissance considérable, comme causes d’injustices et de dommages pour la société.

LE CONSERVATEUR.
  De sorte qu’en les détruisant, nous jouirions d’un véritable paradis sur la terre.

L’ÉCONOMISTE.
  Je ne dis pas cela. Je dis que la société se trouverait dans la situation la meilleure possible, eu égard au degré actuel d’avancement des arts et des sciences.

LE SOCIALISTE.
  Et vous vous engagez à le prouver ?

L’ÉCONOMISTE.
  Oui.

LE CONSERVATEUR ET LE SOCIALISTE.
  Voilà un utopiste !


Note

1. Un de nos économistes les plus distingués, M. L. Leclerc, a exposé récemment, sur la source de la propriété extérieure, une théorie qui a beaucoup d’analogie avec celle-ci. Les différences sont dans la forme plutôt que dans le fonds. Au lieu d’une séparation des forces intérieures, M. Leclerc voit dans la propriété extérieure une consommation de la vie et des organes. Je cite :

« Le phénomène de la consommation graduelle et de l’extinction finale, non pas du moi, il est immortel, mais de la vie ; cet inconcevable affaiblissement des facultés et des organes, quand il s’accomplit par suite de l’effort utile appelé travail, me paraît très digne d’attention ; car, si ce résultat est indispensable, soit pour entretenir la force même qui agit, soit pour suppléer à celle qui ne peut agir encore, ou bien à celle qui ne peut plus agir, il est certain que ce résultat est acquis à titre onéreux ; il a réellement coûté la portion de durée, et, si cela peut se dire, la portion de facultés et d’organes irrévocablement consommée pour l’obtenir. Cette quotité de ma vie et de ma puissance est perdue sans retour ; je ne la recouvrerai jamais ; la voici comme déposée dans le résultat de mes efforts ; lui seul représente donc ce que je possédais légitimement, et ce que je n’ai plus. Je n’usais pas seulement de mon droit naturel en pratiquant cette substitution, j’obéissais à l’instinct conservateur, je me soumettais à la plus impérieuse des nécessités : mon droit de propriété est là ! Le travail est donc le fondement certain, la source pure, l’origine sainte du droit de propriété ; ou bien le moi n’est point propriété primordiale et originelle, ou bien les facultés, expansion du moi, et les organes mis à son service ne lui appartiennent pas, ce qui serait insoutenable.

Employer son temps, le perdre, en user bien ou mal ; se tuer pour vivre ; donner une heure, un jour : voilà des paroles familières proférées depuis des siècles, parties intégrantes de tout langage humain, qui lui-même est la pensée visible. Le moi a donc conscience parfaite de la consommation folle ou sage, utile ou improductive de sa propre puissance, et, comme il sait aussi que cette puissance lui appartient, il en conclut sans peine un droit exclusif et virtuel sur les résultats utiles de cette inévitable extinction, quand elle s’est laborieusement et fructueusement accomplie. La conscience publique va droit et d’elle-même à ces graves principes, à ces vérités éclatantes d’évidence, sans se livrer apparemment aux longues dissertations auxquelles nous nous croyons obligés nous autres.

Oui, ma vie m’appartient avec le droit d’en faire librement le généreux sacrifice à l’humanité, à ma patrie, à mon semblable, à mon ami, à ma femme, à mon enfant ! Ma vie m’appartient ; j’en consacre une portion pour obtenir ce qui doit la prolonger ; ce que j’ai obtenu est donc à moi, et je puis également en faire l’abandon aux chers objets de ma tendresse. Si l’effort est heureux, ce que la religion explique par la faveur divine ; si l’effort est habile, ce que l’économiste peut attribuer au jeu plus parfait des facultés ; s’il arrive que le résultat dépasse le besoin, de toute évidence cet excédant m’appartient encore. J’ai donc le droit d’en user pour ajouter d’autres satisfactions à celle de vivre ; j’ai droit de le mettre en réserve pour l’enfant qui peut me naître, et pour l’époque terrible de l’impuissante vieillesse. Que je transforme l’excédant, que je l’échange, utilité contre utilité, valeur contre valeur, toujours, c’est toujours mien, car, on ne saurait trop insister, c’est toujours la représentation manifeste d’une portion de mon existence, de mes facultés, de mes organes, usés dans le travail, qui produit cet excédant. Pour posséder à titre honorable et légitime ce qu’en fermant les yeux je lègue à ceux que j’aime, le vêtement, le meuble, la marchandise, la maison, la terre, le contrat, l’argent, qu’importe ! n’ai-je point dépensé partie du temps que j’avais à vivre sur la terre ? N’est-ce point, en réalité, léguer à ceux que j’aime ma vie et mes facultés ? Je pouvais m’épargner quelque effort ou me le rendre moins pénible, ou bien accroître mes satisfactions ; ah ! combien il m’est plus doux de reporter sur mes bien-aimés ce qui était de mon droit ! Pensée généreuse et consolante, qui soutient le courage, charme le cœur, inspire et sauvegarde la vertu, dispose aux nobles dévouements, unit les générations et conduit à l’amélioration du sort de l’humanité, par l’accroissement graduel des capitaux.

(L. LECLERC. — Simple observation sur le droit de propriété. — Journal des Économistes, n° du 16 octobre 1848.)


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